Le Monde - 27.10.2019 - 28.10.2019

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DIMANCHE 27 ­ LUNDI 28 OCTOBRE 2019 rencontre| 25

Niels Arestrup


« La solitude m’a 


beaucoup servi »


JE NE SERAIS PAS ARRIVÉ LÀ SI... « Le Monde » interroge


une personnalité sur un moment décisif de son


existence. Cette semaine, le comédien évoque


son enfance et sa rencontre déterminante


avec sa professeure de théâtre Tania Balachova


ENTRETIEN


D


epuis son rôle de parrain corse dans
Un prophète, de Jacques Audiard,
puis celui de politicien roué dans la
série Baron noir, de Ziad Doueiri, Niels
Arestrup est devenu un comédien incon­
tournable du grand et du petit écran. Pour­
tant, ce comédien né en 1949, fils d’immigré
danois, a joué sous la direction des plus
grands, tant au théâtre qu’au cinéma.
Aujourd’hui, il se produit dans Rouge, une
pièce de John Logan consacrée au peintre
américain Mark Rothko.

Je ne serais pas arrivé là si...
Si je n’avais pas été un enfant seul et si, par
conséquent, je n’avais pas eu la nécessité
d’imaginer les choses. L’absence de frères et
sœurs m’obligeait à inventer des copains, des
aventures, c’était absolument vital. Mainte­
nant que j’ai des jumeaux, je vois bien l’im­
portance de pouvoir partager des secrets, des
peurs, des doutes. Autrement, on se crée une
sorte de coffre émotionnel, bien verrouillé.
J’aurais pu trouver des amis dans la rue, à
l’époque, l’enfance se jouait beaucoup de­
hors, mais ma mère était inquiète et je
n’avais pas le droit de sortir seul. Ensuite, il y
a eu l’école, mais, quand vous avez été formé
à une certaine solitude, vous n’allez pas faci­
lement vers les autres. Il m’en est resté une
forme de timidité, enfin disons plutôt que je
me pense timide. La vie est passée là­dessus,
les rencontres, mais j’ai toujours une petite
difficulté à approcher l’autre, même si,
maintenant, les choses sont plus faciles.
Reste que ma sensibilité vient en partie de
cette émotion particulière, la solitude, qui
m’a beaucoup servi. Sans elle, je n’aurais pas
fait ce que j’ai fait.

Qui étaient vos parents?
C’était des gens très simples. Mon père tra­
vaillait comme ouvrier dans l’usine qui joux­
tait notre pavillon à Montreuil (Seine­Saint­
Denis), près de Paris. J’ai vécu une enfance so­
nore, pleine du bruit des taules qui cassent et
je peux encore sentir l’odeur de graisse des
ateliers. Ma mère, elle, était sténodactylo dans
une société qui fabriquait des postes de radio.
Ils s’étaient rencontrés tout à fait par hasard,
quelques années plus tôt, lorsque mon père
est arrivé en France. Il venait du Danemark et
rêvait d’émigrer aux Etats­Unis. Pour cela, il
devait s’arrêter gare du Nord puis prendre un
train à destination du Havre, d’où le transat­
lantique Liberty partait vers New York.
Mais, en arrivant à Paris, il a décidé d’aller
faire un petit tour pour découvrir cette ville
qu’il ne connaissait pas. A un moment
donné, il s’est installé dans un café, pour
prendre un verre de vin. Et là, juste à côté, il y
avait ma mère qui prenait sa pause déjeu­
ner. Il ne parlait pas un mot de français,
mais ce fut le coup de foudre et il est resté en
France. Je me suis toujours demandé s’il
avait regretté de renoncer à son rêve. Ma
mère, qui était mariée, a divorcé pour pou­
voir l’épouser. Chacun d’entre eux avait déjà
un fils, et ils ne se sentaient pas la force
d’avoir à nouveau un enfant. Ils m’ont eu
par accident et sur le tard, puisque ma mère
avait presque 40 ans.

Avez­vous souffert de ne pas être désiré?
La souffrance naît de la comparaison.
Quand vous avez 6 ou 7 ans, vous êtes sim­
plement chez vous, dans cette famille­là, avec
cette histoire­là. Et puis j’étais bien traité. Cela
dit, je sentais que j’étais un peu une charge.
Mon père était un monsieur gentil, mais sou­
vent fatigué. Il fallait faire le moins de bruit
possible quand il était à la maison. En revan­
che, quand j’ai voulu m’émanciper, ils ont été
très compréhensifs.

Quand vous avez voulu faire du théâtre?
Au début, j’ai surtout voulu quitter l’école,
les études ne me plaisaient pas du tout. Je fai­
sais l’école buissonnière. A partir de 17 ans,
j’ai exercé divers petits métiers, je suis beau­
coup allé au cinéma et, surtout, je me suis
énormément promené dans les rues de Paris.
Je regardais la ville, son effervescence, j’avais
un immense besoin de cette aération. C’était
comme si je rattrapais le temps perdu à cause
de la solitude. Puis je rentrais dormir chez
mes parents, du moins jusqu’au jour où j’ai
réussi à squatter un appartement inoccupé,
avenue d’Italie. Ni mon père ni ma mère ne
m’ont jamais découragé avec les arguments
classiques, « c’est trop difficile », « tu ne
connais personne ». Pourtant, mon père
m’avait proposé d’entrer dans son usine.
Quand on y pense, ils ont manifesté une
confiance presque absurde.

Comment l’idée du théâtre
vous est­elle venue?
En 1968, j’ai vu à la télévision un reportage
sur la comédienne Tania Balachova. C’était
une Russe blanche immigrée à Paris qui don­
nait des cours à la Gaîté­Montparnasse. Elle
parlait différemment de tous les gens que je
connaissais : des textes, des auteurs, de l’im­
portance pour une société d’avoir un théâtre
vivant... Je voulais absolument la voir. Je
n’avais pas l’intention de devenir comédien,
pas d’ambition particulière, j’aurais aussi bien
pu entrer à l’usine comme le suggérait mon
père, mais j’étais fasciné par elle. Alors, j’ai as­
sisté à un de ses cours, puis deux, puis trois,
jusqu’au moment où elle est venue me trou­
ver, au fond de la salle. Elle m’a dit très claire­
ment que je ne pourrais pas rester si je ne pre­
nais pas le risque de monter sur scène, comme
les autres. Je n’avais rien à perdre et, en Mai 68,
les destins tracés d’avance étaient comme en­
tre parenthèses. Du coup, j’ai préparé une
scène du Caligula de Camus. C’était une excel­
lente professeure, très exigeante et très hon­
nête avec ses élèves. Elle a décidé de me garder
et m’a encouragé. C’est très important, la pre­
mière personne qui vous encourage. Je me
sentais enveloppé par son attention, protégé.

Vous avez été accusé de gestes violents
pendant des répétitions. Notamment,
en 1983, par Isabelle Adjani et, en 1996,
par Myriam Boyer. Que vous est­il resté
de ces événements?
Je n’ai jamais frappé ni souffleté Isabelle
Adjani, et j’ai plutôt subi la violence physi­
que de Myriam Boyer, qui a commencé la
première. Mais je ne veux plus parler de ces
épisodes. Ils ont été douloureux, pénibles à
vivre pour moi et pour mon entourage. Ils
m’ont coûté cher dans mon travail et m’ont
affublé d’une image d’homme difficile,
dur et même violent, alors que je suis très
différent de cela.

Après le théâtre, ce fut le cinéma,
auquel vous avez mis longtemps
à vous habituer?
J’ai joué dans des petits films d’auteur, à
partir de 1972­1973, mais le cinéma ne susci­
tait pas chez moi le même désir que le théâ­
tre. J’aimais mieux être sur scène, devant des
gens. D’abord, j’ai eu beaucoup de mal à digé­
rer la présence de la caméra, cet œil qui entre
dans le vôtre... il m’a fallu presque cin­
quante ans pour l’oublier! Ensuite, il y a une
question de temps. Au théâtre, vous incarnez
un personnage sans discontinuer pendant
une heure et demie ou plus, ce qui permet à
certaines zones de l’inconscient de se mobi­
liser. Tout s’enchaîne, un instant après
l’autre : si vous vous concentrez sur le pre­
mier, vous pouvez remonter un fil précis et
continu, même quand surgissent des pen­
sées parasites. Comme un funambule sur sa
corde, un pied devant l’autre. Tant que vous

arrivez à rester concentré, il n’y a pas de place
pour l’idée que vous allez tomber, ou mourir.
Dans Rouge, le dramaturge John Logan fait
dire au peintre Mark Rothko, mon person­
nage, que « peindre, c’est penser ». Eh bien,
jouer, c’est le contraire : il faut ne pas pen­
ser. On doit rester dans l’action immédiate,
l’instantanéité. Au cinéma, en revanche, le
rythme est morcelé, on tourne quatre minu­
tes utiles dans une journée de huit heures.
C’est un art qui fait plus appel à la cons­
cience. Il faut réfléchir au prochain plan, on
vous dit « attention à ne pas sortir du ca­
dre »... Au théâtre, il n’y a pas de cadre.

Pourtant, c’est un film qui a vraiment
cristallisé la reconnaissance de votre
talent et donné un coup d’accélérateur
à votre carrière. Avec « Un prophète »,
de Jacques Audiard, vous êtes devenu
un comédien incontournable...
Si ce film a joué un rôle déterminant, c’est
grâce à Jacques Audiard, qui est un homme et
un metteur en scène pas comme les autres. Il
vous pousse à aller toujours plus loin. Nous
nous sommes magnifiquement entendus. Et
maintenant, je suis un des rares acteurs à
pouvoir me promener comme je veux en
banlieue, où des gens viennent me dire qu’ils
ont aimé le personnage de Luciani, le parrain
corse que j’incarnais.

Et les séries? Le rôle que vous avez joué
dans « Baron noir », série politique
à succès qui a commencé en 2016,
a encore accentué votre célébrité...
J’avais tout de suite dit que je ne ferais pas
plus d’une saison. Je refuse d’incarner un
personnage récurrent, de m’embarquer pour
deux ou trois ans dans un rôle qui finit par
vous coller à la peau. Il y a là une forme
d’automatisme qui me fait peur.

Vous évoquez les « pensées parasites »
qui peuvent surgir quand vous jouez
au théâtre. De quoi s’agit­il?
Des pensées qui s’infiltrent dans les petits
interstices ouverts par une baisse de concen­
tration. Elles correspondent parfois à des
moments d’hyperconscience. Soudain, vous
vous demandez si le public est bien attentif.
Si les spectateurs savaient à quel point les on­
des qu’ils envoient sur scène sont puissantes,
ils auraient peur! Il y a aussi la hantise du
blanc, qui donne le frisson. J’imagine que les
musiciens, les peintres et peut­être même les
chirurgiens éprouvent cela.

Les peintres? Mais ils ne sont pas
sur scène...
Oui, mais ils peuvent avoir l’impression
qu’ils ont épuisé leur style et qu’ils doivent,
malgré tout, continuer. C’est ce que Mark
Rothko dit au sujet d’un autre peintre, Jack­
son Pollock, dans Rouge. Un comédien aussi
peut­être fatigué de lui­même. Cela ne m’est
pas encore arrivé...

« Rouge » est une pièce exigeante, où il
est question d’art et du processus de
création. Qu’est­ce qui vous a donné
envie de vous lancer dans cette aventure?
Cette pièce est un pari sur l’intelligence. Il
s’agit de participer à un effort intellectuel,
d’écouter une pensée, celle de Logan, le dra­
maturge, et celle de Rothko, peintre solitaire,
intransigeant, blessé par l’évolution de la so­
ciété, d’une exigence absolue. Combien res­
te­t­il de personnes ayant envie de relever ce
pari? De ne pas se recroqueviller sur elles­
mêmes et leur plaisir immédiat? Je n’en sais
rien et, du coup, j’ai eu de l’appréhension en
acceptant ce rôle. On vit dans un monde où
les gens semblent surtout avoir envie de se
distraire. Or Rouge n’est pas un divertisse­
ment, ce n’est pas un spectacle « sympa ».
D’ailleurs, je vois dans le public des gens qui
baissent la tête, comme gênés par cette re­
cherche charnelle de la vérité. Pourtant, c’est
sans doute l’une des pièces les plus indispen­
sables que l’on puisse présenter actuellement
et la salle est pleine.

Jetez­vous un regard pessimiste
sur notre époque?
On n’est pas obligés de se dire qu’on vit
une époque formidable... J’ai souvent l’im­
pression que nous vivons dans une société
égoïste, autocentrée, obsédée par la facilité.
Quand j’ai commencé dans le métier, les di­
recteurs de théâtre choisissaient une pièce,
puis ils se posaient la question de la distribu­
tion. Maintenant, c’est l’inverse : on cherche
une vedette et, après seulement, la pièce qui
pourrait aller avec. Les spectateurs viennent
voir une personne bien plus qu’une œuvre.

Et la politique? Vous y intéressez­vous?
J’aime bien regarder les politiques pour les
observer quand ils mentent. Ça se voit, je
l’éprouve de manière physique. Ils jouent un
jeu, mais ce n’est pas le même que le nôtre, à
nous les comédiens.

Revenons à l’imagination.
Quel rôle a­t­elle joué dans votre vie?
C’est l’un des fondements du métier d’ac­
teur. Il faut être capable de s’inscrire dans une
histoire, avoir envie de s’identifier. Déjà tout
petit, je jouais intensément à être quelqu’un
d’autre, un copain, un cow­boy, un Indien...
J’en avais besoin et je m’investissais à fond.
En fait, j’y croyais beaucoup plus que les
autres garçons, dans la cour de récréation. Et,
régulièrement, je mourais transpercé par
une flèche ou une balle...

Les sensations étaient­elles
différentes de celles que vous éprouvez
maintenant sur scène?
Non, ce sont les mêmes. J’ai toujours l’im­
pression de jouer aux cow­boys et aux In­
diens dans la cour de récréation.
propos recueillis par
raphaëlle rérolle


« Rouge », de John Logan
(version française
de Jean-Marie Besset),
mise en scène Jérémie
Lippmann, jusqu’au
14 novembre au Théâtre
Montparnasse, à Paris

Niels Arestrup, à Paris,
en 2014. FRÉDÉRIC STUCIN/PASCO
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