Le Monde - 27.10.2019 - 28.10.2019

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IDÉES


DIMANCHE 27 ­ LUNDI 28 OCTOBRE 2019

0123


Hélène Rey Heurs


et malheurs de


la Bank of England


Les soubresauts de l’histoire et ses relations


avec le pouvoir ont dicté la conduite de la Banque


d’Angleterre à travers les siècles,


détaille la spécialiste de macroéconomie


L


a Banque d’Angleterre, née à la fin du
XVIIe siècle, a participé aux grands
jours de l’Empire britannique ; elle a
traversé les guerres mondiales.
Devenue indépendante en 1997, elle est à
présent aux prises avec le Brexit. Comme
la plupart des banques centrales, la Ban­
que d’Angleterre est une création du
gouvernement. Elle a été fondée en 1694
sur la base d’un quid pro quo. En échange
d’un financement, sous forme d’achats
d’obligations, pour mener une guerre
contre la France, la Banque d’Angleterre a
bénéficié d’avantages particuliers : seule
banque par actions autorisée en Angle­
terre, elle est devenue la banque favorite
du gouvernement. Elle a été établie par
une charte parlementaire, réexaminée pé­
riodiquement. Durant les renégociations
des privilèges de la Banque, le gouverne­

ment essayait d’obtenir des conditions de
financement plus avantageuses.
L’importance de la Banque d’Angleterre
par rapport aux autres banques commer­
ciales n’a cessé de croître. En 1816, le célè­
bre économiste David Ricardo argumente
qu’il est préférable que le seigneuriage (re­
venu obtenu par l’émission de monnaie)
soit aux mains d’une institution publique
plutôt que privée. Se méfiant néanmoins
des inclinations du gouvernement à émet­
tre trop de monnaie pour financer ses dé­
penses, Ricardo préconise, dans son Plan
for the Establishment of a National Bank
(1824), de donner le pouvoir d’émettre la
monnaie à des commissaires indépen­
dants du pouvoir politique.
S’inspirant des recommandations de
Ricardo, le premier ministre Robert Peel
divise, en 1844, la Banque en un départe­
ment chargé des émissions et contrôlant
la valeur de la monnaie et un département
des affaires bancaires. Pendant la première
guerre mondiale, le contrôle du gouverne­
ment sur la Banque d’Angleterre s’accroît
notablement. La conduite de la politique
monétaire et des changes restent la pré­
rogative du gouvernement, la Banque est
son agent. Cela ne se fait pas sans pro­
blème : le gouverneur Walter Cunliffe
essaie de bloquer certains ordres du Trésor
britannique concernant l’utilisation des
réserves d’or, ce qui conduit à une confron­
tation avec le premier ministre Lloyd
George. Il devient très clair que, en cas de
guerre ou de crise, la Banque est subordon­
née au gouvernement. De la crise de 1931,
où la livre sterling sort de l’étalon­or, à la
fin de la seconde guerre mondiale, les déci­
sions stratégiques en matière de politique
monétaire et de flux de capitaux sont du

ressort du Trésor et non de la Banque.
Entérinant cette situation de dépendance,
le gouvernement travailliste nationalise
la Banque d’Angleterre en 1946.
Dans les années 1970, la situation macro­
économique se détériore de façon nota­
ble à la suite des chocs pétroliers ; la stag­
flation s’établit. La Banque d’Angleterre
sort du système monétaire européen,
après avoir subi une attaque spéculative
en septembre 1992. Cela met fin à près de
trois cents ans de régimes monétaires
(étalon­or, Bretton­Woods, système mo­
nétaire européen) durant lesquels l’objec­
tif principal de la Banque d’Angleterre,
d’un point de vue macroéconomique,
était externe : la stabilisation du taux
de change de la livre sterling. La Banque
adopte alors le ciblage de l’inflation
comme régime de politique monétaire et
un taux de change flexible.

L’incertitude du Brexit
Incorporant des idées issues du monde
universitaire, selon lesquelles une Banque
centrale obéissant au pouvoir politique se­
rait tentée de faire trop d’inflation pour sti­
muler l’activité économique et perdrait
ainsi sa crédibilité, le gouvernement bri­
tannique accorde l’indépendance opéra­
tionnelle à la Banque d’Angleterre en 1997.
Depuis, le Trésor britannique fixe une
cible d’inflation à la Banque (environ 2 %)
et celle­ci doit la respecter en agissant
comme elle le juge préférable. Jusqu’à
2007, le nouveau régime a produit de bons
résultats quant à cet objectif.
La crise financière de 2008 a amené la
Banque d’Angleterre, comme toutes les
autres grandes banques centrales, à agir
comme prêteur en dernier ressort et à

prendre des mesures de politiques moné­
taires non conventionnelles pour essayer
de remplir son mandat dans un environne­
ment déflationniste, où les taux directeurs
sont proches de zéro. La crise a eu deux
effets majeurs. D’une part, elle a remis
au centre des préoccupations le mandat de
stabilité financière des banques centrales
qui, en particulier en Angleterre et aux
Etats­Unis, avaient adopté une attitude de
« laisser­faire » vis­à­vis des marchés fi­
nanciers. La Banque d’Angleterre abrite, de­
puis 2012, un Financial Policy Committee
(« conseil de stabilité financière ») chargé
de contrôler le risque systémique. D’autre
part, l’achat important de titres souverains
par les banques centrales pour éviter la
déflation et relancer l’économie a rouvert
le débat sur les interconnexions entre poli­
tiques monétaire et budgétaire.
Le Brexit apporte par ailleurs son cortège
de récriminations. L’actuel gouverneur,
Mark Carney, s’est vu critiqué pour avoir
publié des prévisions économiques sur le
Brexit et examiné différents scénarios,
dont certains pessimistes (notamment le
« no deal »). Il ne fait pourtant que tenir
son rôle de banquier central, censé antici­
per les crises pour y répondre vite. La
direction de la vénérable Banque d’Angle­
terre se trouve confrontée à une plus
grande incertitude, avec le gouvernement
populiste de Boris Johnson, qui tend à
opposer « peuple » et « experts ».

Hélène Rey est professeure à la London
Business School

André Orléan L’indépendance, un


choix plus politique qu’économique


La liberté d’action des banques centrales ne repose
que sur un consensus international transpartisan
d’une remarquable robustesse, analyse l’économiste

L


a manipulation de la monnaie
par l’Etat est aussi vieille que la
monnaie elle­même. Selon cer­
tains historiens, l’invention de la
monnaie, en Lydie, au tournant
des VIIe et VIe siècles av. J.­C.,
n’aurait pas eu d’autre but que de rem­
plir les caisses royales! Cependant, avec
l’avènement et le développement du
capitalisme, une transformation radicale
s’opère : le Trésor public perd la maîtrise
directe de l’émission monétaire, qui
passe sous la responsabilité d’un nouvel
acteur, la banque centrale.
Ainsi, un Etat en quête de finance­
ments doit désormais s’adresser au ban­
quier central pour le convaincre, d’une
manière ou d’une autre, de lui livrer
les moyens de paiement dont il a besoin.
Cette architecture bicéphale, qui est tou­
jours la nôtre, est des plus énigmatique
par le fait qu’elle institue une tension,
pour ce qui est du contrôle de la mon­
naie, entre l’Etat et la banque centrale.
Napoléon en a bien saisi toute la com­
plexité lorsqu’il déclarait : « Je veux que la
banque soit assez dans les mains du gou­
vernement, mais qu’elle n’y soit pas trop. »

Une souveraineté mise hors jeu
Avec l’apparition du capitalisme néoli­
béral, dans les années 1980, s’est imposée
une nouvelle doctrine qui place doréna­
vant la politique monétaire sous la seule
autorité du banquier central. L’Etat s’en
trouve écarté parce qu’il est perçu, par
les économistes néolibéraux non pas
comme l’interprète légitime de l’intérêt
général, mais comme le jouet de clientè­
les électorales qu’il cherche prioritaire­
ment à satisfaire, y compris par des
mesures inflationnistes. En conséquence,
il s’est agi impérativement de lui retirer

toute capacité d’influer sur la politique
monétaire. Le statut d’indépendance est
la clé de voûte de ce dispositif, car c’est lui
qui est censé donner à la banque centrale
les moyens – juridiques – de résister aux
sollicitations de l’Etat dépensier.
Que faut­il penser de cette étonnante
mise hors jeu de la souveraineté dans
un domaine qui, pourtant, appartient
depuis toujours à sa compétence? En pre­
mier lieu, observons que l’indépendance
dont jouit la banque centrale n’est jamais
qu’une indépendance octroyée par
l’autorité publique. Or, ce que l’autorité
publique a octroyé, elle peut tout aussi
bien l’abroger si la nécessité s’en fait sen­
tir. C’est ainsi qu’on a vu, en 2010, Cristina
Kirchner, la présidente de l’Argentine,

limoger son banquier central, pourtant
juridiquement indépendant, dès lors
qu’il s’opposait à sa volonté d’utiliser une
partie des réserves de la banque centrale
d’Argentine pour financer la dette publi­
que. En effet, là où existe une souverai­
neté existe un pouvoir supérieur qui fait
et défait les lois. C’est une illusion de
croire que la loi, même constitutionnelle,
aurait une force propre qui puisse
contraindre durablement le souverain.

Accord généralisé
L’histoire monétaire est tout entière faite
de ces décisions politiques radicales qui
défont les constructions institutionnel­
les les plus solidement établies, sans pré­
venir. Pensons à la décision de Nixon, en
août 1971, de mettre fin aux accords
de Bretton Woods. Ou, mieux encore, à
la décision britannique du 21 septem­
bre 1931 de suspendre l’étalon­or. Comme
l’avait si bien exprimé un ancien minis­
tre travailliste : « On ne nous avait jamais
dit qu’une telle chose pouvait être faite! »
En conséquence, qu’il ait été possible
de maintenir l’indépendance des ban­
ques centrales depuis une trentaine
d’années, pour tous les grands pays,
quelles que soient les alternances gou­
vernementales, n’a pu être obtenu que
parce que aucune force politique parve­
nue au pouvoir ne s’y est opposée.
Autrement dit, l’indépendance des ban­
ques centrales ne décrit nullement
une situation de conflit, dans laquelle la
banque centrale, grâce à son statut

juridique, imposerait à l’Etat de répri­
mer ses pulsions inflationnistes, mais,
tout au contraire, une situation d’accord
généralisé de tous les partis gouverne­
mentaux autour de la politique de stabi­
lité des prix voulue par les marchés
financiers et mise en œuvre par la ban­
que centrale. Cette interprétation non
conventionnelle ne manquera pas de
surprendre. Notons cependant qu’elle
recoupe étroitement celle avancée par
Milton Friedman au début des années
1960 : « Les banques centrales ne sont
indépendantes que pour autant qu’il
n’existe aucun conflit véritable entre elles
et les gouvernements. Dès qu’un conflit
sérieux apparaît, c’est presque toujours la
banque qui cède le pas, et non l’inverse. »
Dans la configuration présente, l’élé­
ment déterminant a été la conversion
de la gauche socialiste et sociale­démo­
crate (Blair, Clinton, Mitterrand, Schrö­
der, etc.) à la doctrine néolibérale, ce qui
a permis que se construise un consen­
sus international transpartisan autour
de l’indépendance des banques cen­
trales d’une remarquable robustesse.
C’est dire combien l’idée d’une monnaie
neutre, dépolitisée, traditionnellement
associée à l’objectif de stabilité des prix
est inappropriée. Il est d’ailleurs prévi­
sible que la montée en puissance de
nouvelles forces politiques, dites « anti­
système », conduira à la mise en cause
de l’indépendance.

André Orléan est président
de l’Association française d’économie
politique (AFEP)

À QUOI LES BANQUES CENTRALES SERVENT-ELLES?


Ex-patronne du FMI, Christine Lagarde prend, le 1
er
novembre,

la tête d’une BCE divisée, tant sur les objectifs que sur les moyens.


Un défi l’attend : imprimer sa marque


L’ÉLÉMENT


DÉTERMINANT A


ÉTÉ LA CONVERSION


DE LA GAUCHE


SOCIALISTE ET


SOCIALE-DÉMOCRATE


À LA DOCTRINE


NÉOLIBÉRALE


COMME LA PLUPART


DES BANQUES


CENTRALES,


LA BANQUE


D’ANGLETERRE


EST UNE


CRÉATION DU


GOUVERNEMENT

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