Le Monde - 27.10.2019 - 28.10.2019

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0123
DIMANCHE 27 ­ LUNDI 28 OCTOBRE 2019 idées| 27


L’INTOLÉRANCE


À L’INFLATION


CÈDE LA PLACE


À UNE VISION


PLUS ÉQUILIBRÉE


DE LA POLITIQUE


MONÉTAIRE


Nicolas Goetzmann


A la recherche


d’un nouveau


« choc Volcker »


En 1979, le président de la Fed, Paul Volcker,
a mis en œuvre une thérapie de choc
contre la hausse des prix, qui constitue,
depuis, l’alpha et l’oméga des banques centrales,
retrace l’expert financier

A


ux Etats­Unis, la hausse
des prix franchit le cap
des 10 % au printemps
1979, juste avant l’élec­
tion présidentielle de 1980. Les
syndicats obtiennent des ajus­
tements de salaire de 7,4 %. Les
mécanismes de contrôle des prix
et des salaires mis en œuvre, fin
1978, par le président démocrate
Jimmy Carter se révèlent impuis­
sants pour lutter contre l’infla­
tion. Le président américain
décide alors de nommer Paul
Volcker à la tête de la Réserve
fédérale des Etats­Unis. Ancien
président de la Réserve de New
York et ex­sous­secrétaire du Tré­
sor de Richard Nixon, ce dernier
bénéficie d’une solide réputation
de rigueur. Deux mois après son
entrée en fonctions, il modifie
l’approche monétaire de la Fed et
débute les hostilités contre l’in­
flation, ce qui fait grimper les
taux d’intérêt au­delà des 15 %.
La manœuvre demeure insuffi­
sante : les marchés financiers
doutent autant de la méthode
que de la détermination des
autorités à conduire une politi­
que de rigueur en pleine année
électorale. La hausse des prix se
poursuit, tandis que les Etats­
Unis entrent dans leur plus grave

récession depuis la Grande
Dépression. Ronald Reagan choi­
sit, en 1983, de confier un second
mandat à Paul Volcker à la tête de
la Fed. Alors que le taux de chô­
mage atteint 10,8 % à la fin de
l’année 1982, il resserre son
étreinte. En janvier 1981, les taux
d’intérêt dépassent les 20 %. Cette
détermination sans faille finit
alors par payer. De près de 15 %,
l’inflation s’effondre à un niveau
inférieur à 3 % dès le milieu de
l’année 1983. L’inflation était bien
« un phénomène monétaire ».
Biographe de Reagan, l’his­
torien américain H. W. Brands

résume la pensée à l’origine du
« choc Volcker » : « La seule solu­
tion était la thérapie de choc : une
politique monétaire restrictive
aussi longtemps que nécessaire
pour changer les états d’esprit,
les anticipations des marchés et
celles des individus. » En pro­
posant un objectif clair et en utili­
sant l’ensemble des outils à sa
disposition pour y parvenir, c’est­
à­dire en rendant son action cré­
dible aux yeux du public, Paul
Volcker a eu le mérite de démon­
trer l’efficacité de la politique
monétaire pour lutter contre l’in­
flation, et ce alors même que des
doutes avaient été exprimés à
cet égard par les grands noms de
l’école keynésienne du pres­
tigieux Massachusetts Institute
of Technology.

Vers une refonte européenne
Un succès qui va servir d’exem­
ple au reste du monde occiden­
tal. Le 23 mars 1983, dans une
allocution télévisée, François
Mitterrand annonce aux Fran­
çais son choix de suivre une stra­
tégie analogue : « Il est temps,
grand temps, d’arrêter la ma­
chine infernale. Combattre l’in­
flation, c’est sauver la monnaie et
le pouvoir d’achat. Voilà pour­
quoi je lutterai, et le gouverne­
ment avec moi, de toutes nos for­
ces contre ce mal et mobiliserai le
pays à cette fin. » Le tournant de
la rigueur venait de voir le jour.
Forts de cette victoire contre l’in­
flation, les banquiers centraux
du monde occidental concentrent
leurs actions sur la maîtrise des
prix. C’est ainsi que la négociation
relative à la monnaie unique euro­
péenne consacre la notion de
« stabilité des prix », proche de la
vision défendue par la Bun­
desbank, elle­même confortée par
le « choc Volcker ».
Quatre décennies plus tard, la
lutte contre l’inflation constitue
encore le cadre idéologique et
structurel dominant de la
conduite des politiques monétai­
res. La faiblesse de l’inflation
constatée depuis plusieurs années


  • 1,2 % en moyenne au cours du
    mandat de Mario Draghi – ne peut
    être considérée ni comme une
    surprise ni comme une anomalie.
    De la même façon que les excès


monétaires ont conduit à la per­
cée inflationniste de la fin des
années 1970, la poursuite d’une
politique désinflationniste abou­
tit au résultat actuel : inflation
absente, croissance faible, pro­
gression des ratios d’endettement
et taux négatifs.
Cette doctrine est désormais
remise en question aux Etats­
Unis, depuis que la Fed a décidé
de conduire, à partir de 2018, une
« revue stratégique du cadre de la
politique monétaire » ayant pour
objectif d’orienter structurelle­
ment l’économie dans un sens
plus favorable à la croissance et à
l’emploi, et dont le résultat sera
annoncé en 2020. L’intolérance à
l’inflation cède la place à une
vision plus équilibrée de la politi­
que monétaire, ce qui a d’ores et
déjà produit des résultats : un
taux de chômage à 3,5 %, au plus
bas depuis décembre 1969, un
taux de pauvreté en baisse depuis
2014 et des salaires qui progres­
sent à nouveau, notamment
pour les emplois les moins rému­
nérateurs (+ de 4 % de hausse en
rythme annuel). Depuis dix ans,
la croissance nominale des Etats­
Unis a progressé de 48 %, contre
28 % pour la zone euro.
Voici pourquoi l’arrivée de Chris­
tine Lagarde à la tête de la Banque
centrale européenne pourrait être
décisive. En ayant déjà annoncé
sa volonté de conduire une revue
stratégique de la politique de la
BCE, l’ancienne directrice du FMI
pourrait engager une refonte
du cadre monétaire européen. En
octobre 2011, Christina Romer,
conseillère de Barack Obama,
appelait la Fed à conduire son
« moment Volcker » en adoptant
une nouvelle orientation mo­
nétaire. C’est aujourd’hui au tour
de Christine Lagarde de saisir
l’opportunité. Quarante années
après le tournant de la rigueur,
le virage de la croissance est à
portée de main.

Nicolas Goetzmann est res-
ponsable de la recherche et de
la stratégie macroéconomique
à la Financière de la Cité

La mue forcée de la BCE par Mario Draghi


La conversion du président de
la Banque centrale européenne
à une politique très
accommodante a été tardive,
mais décisive, estiment les
analystes Laetitia Baldeschi,
Juliette Cohen et Bastien Drut

L


es mandats de plusieurs membres du di­
rectoire de la Banque centrale euro­
péenne (BCE), qui ne comprend que six
personnes, prennent fin en 2019 : après
les départs du vice­président, Vitor Constân­
cio, en 2018, et du chef économiste, Peter Praet,
le 31 mai, le président, Mario Draghi, quitte ses
fonctions le 31 octobre et le responsable des
opérations de marché, Benoît Cœuré, fait de
même le 31 décembre. A ceux­ci s’ajoute celui –
imprévu – de Sabine Lautenschläger, qui a dé­
missionné et quittera son poste le même jour
que Mario Draghi. C’est donc une grande par­
tie de l’équipe qui a vécu la crise de la zone
euro et ses suites qui quitte l’institution.
Il est manifeste que la BCE a radicalement
changé durant leurs mandats. On peut mesu­
rer l’ampleur de cette métamorphose en com­
parant ce que Mario Draghi disait en 2011 et
l’état dans lequel il laisse l’institution en 2019.
En juillet 2011, il expliquait qu’il n’existait
plus de marges de manœuvre pour les politi­
ques expansionnistes, qu’il s’agisse de la poli­
tique budgétaire ou de la politique monétaire.
Pourtant, il va partir après que la BCE a effec­
tué 2 600 milliards d’euros d’achats de titres,
dix baisses de taux directeurs et plusieurs
opérations de refinancement des banques à

long terme, ainsi qu’après avoir lancé ce qui
est probablement la politique de taux négatifs
la plus puissante de l’histoire. Il aura mis la
BCE sur les rails de taux possiblement encore
plus négatifs, et après avoir déclenché une
opération de « quantitative easing forever »,
c’est­à­dire une opération d’achats d’actifs
dont la fin n’est pas programmée. Il appelle
aussi les gouvernements à en faire davantage,
et à ce que la politique budgétaire vienne
compléter la politique monétaire.

De grands défis à relever
Pourtant, le lancement de mesures très accom­
modantes par la BCE s’est fait avec beaucoup
de retard par rapport aux autres grandes
banques centrales : l’Eurosystème n’a effectué
aucun achat d’obligations souveraines entre
février 2012 et mars 2015, période au cours de
laquelle la Réserve fédérale américaine lançait
le QE3 et la Banque du Japon la politique
« Abenomics » (politique musclée d’achats
d’actifs, du nom du premier ministre, Shinzo
Abe). Ce retard est notamment provenu des
réticences de l’Allemagne et de la Bundesbank.
C’est seulement quelque temps après la crise
de la zone euro (sept trimestres consécutifs
de croissance négative, du troisième trimestre
2011 au premier trimestre 2013) et après une
très forte augmentation du taux de chômage
que la BCE s’est lancée dans une opération
massive d’achats d’actifs. Le risque de déflation
était désormais présent dans l’esprit de beau­
coup de banquiers centraux et d’observateurs.
Une fois lancé, le programme d’achats d’actifs
de la BCE a été très puissant et a eu un fort
impact sur les marchés obligataires.
Toutefois, malgré un arsenal de mesures non
conventionnelles, l’inflation est restée relati­
vement basse en zone euro, ce qui fait douter
de l’efficacité des politiques menées. Il y a

certes lieu de penser que l’inflation aurait été
encore plus basse si la BCE ne les avait pas sui­
vies. Des études contrefactuelles menées par la
BCE et la Banque de France en ont fourni des
estimations. Quant aux opérations de refinan­
cement de long terme (LTRO et TLTRO), des
études montrent qu’elles auraient eu un effet
positif sur l’octroi de crédit aux entreprises
non financières ; elles figureront sans doute
durablement dans la boîte à outils de la BCE.
La politique monétaire est aujourd’hui plus
contestée que jamais, qu’il s’agisse de l’effica­
cité des mesures mises en œuvre, des effets
néfastes des politiques expansionnistes ou
encore des faibles marges de manœuvre dont
disposent désormais les banques centrales
pour intervenir. Les dissensions au sein du
Conseil des gouverneurs, très fortes au début
du mandat de Mario Draghi avant de s’apaiser
pendant un temps, semblent refaire surface
aujourd’hui. Par ailleurs, la BCE a achevé ces
années post­crise avec de nouvelles prérogati­
ves, qui continueront à évoluer, notamment
parce qu’elle devra de plus en plus tenir
compte des grands défis du XXIe siècle, que ce
soit la lutte contre le changement climatique
ou celle contre les inégalités. C’est autant de
défis qui attendent la nouvelle équipe en train
de se former autour de Christine Lagarde, la
nouvelle présidente de l’institution.

Laetitia Baldeschi, Juliette Cohen et
Bastien Drut sont membres de l’équipe
« Etudes et stratégie » chez CPR Asset Mana-
gement et auteurs de « Comment les années
Draghi ont changé la Banque centrale euro-
péenne » (Bréal, 140 pages, 11,90 euros)

Monnaie : cachez


cet objet politique...


LA  CHRONIQUE  DE  JÉZABEL 


COUPPEY­SOUBEYRAN


Q


u’est­ce que la monnaie et com­
ment est­elle créée? » C’est l’un
des sujets du nouveau pro­
gramme de sciences économi­
ques et sociales des élèves de 1re. A ques­
tion fondamentale, réponse... qui l’est
moins dans la fiche pédagogique d’ac­
compagnement. La monnaie ne ferait
que faciliter l’échange. Sa dimension so­
ciale, politique et son ambivalence sont
tues. Et la question qui fâche, celle de sa­
voir si les banques centrales ont encore
un pouvoir sur la monnaie, est tout
aussi soigneusement évitée. Or, si la monnaie n’était que cela
et si son contrôle par les banques centrales était sans faille,
pourquoi ces dernières craindraient­elles de voir émerger celle
de Facebook? L’économie n’est jamais plus politique que lors­
qu’elle prétend ne pas l’être...
La fiche pédagogique Eduscol, validée par le ministère de
l’éducation nationale et de la jeunesse, fixe les objectifs d’ap­
prentissage : faire connaître les fonctions et les formes de la
monnaie, faire comprendre la création monétaire, ainsi que le
rôle des banques centrales en la matière. La monnaie y est défi­
nie d’une façon purement fonctionnelle : on dit à quoi elle sert,
mais pas ce qu’elle est, du moins pas vraiment. Elle ne serait
qu’un ensemble de moyens de paiement facilitant les échanges,
qui viendraient rompre le troc. On ne reprochera pas à Eduscol
de reproduire ce qui est écrit dans beaucoup de manuels, à
cela près que ceux mentionnés dans la bibliographie indicative
de la fiche présentent une tout autre vision : celle d’un objet
polymorphe et ambivalent.
Un objet polymorphe, car la monnaie est un bien social et po­
litique, au moins autant qu’économique. La monnaie est ce qui
nous relie les uns aux autres dans l’échange. En cela, elle ne fait
pas que faciliter l’échange, elle le rend possible, elle en est cons­
titutive. A travers l’échange, la monnaie réalise la valeur des
choses. Elle est une capacité et un pouvoir, que les Etats veulent
symboliques du leur sur les pièces et les billets à leur effigie.
Un objet ambivalent, car la monnaie est un bien privé, exclusif
et rival dont l’usage est appropriable, tout autant qu’un bien
public, collectif et de réseau, dont on ne peut faire usage que si
beaucoup d’autres le font aussi. Ambivalente, la monnaie l’est
aussi car, bien que vouée à l’échange, elle peut être désirée pour
elle­même et devenir alors un pur objet d’accumulation,
détourné de sa finalité première. Ce désir d’accumulation est
peut­être le propre du capitalisme, plus encore celui d’un
capitalisme dominé par la finance, où l’argent va à l’argent
sans même plus avoir besoin d’en passer par la production
et la vente de marchandises. La monnaie a donc ce pouvoir
ambivalent de nous relier dans l’échange, quand la confiance
nécessaire à son usage est là, mais de rompre ce lien quand elle
devient une fin en soi, et que se répand la défiance dont les cri­
ses sont mâtinées.

Inquiétudes autour du libra
Qui crée la monnaie? La fiche Eduscol du ministère stipule que
la monnaie scripturale est « principalement » émise par les
banques commerciales. Cela n’est pas faux, à cela près qu’elle ne
l’est pas « principalement », mais tout entière. Ce ne sont plus
les Etats qui frappent la monnaie
autre que les pièces, ni même les
banques centrales en dehors des
billets, qui représentent moins de
10 % de la monnaie en circulation
dans l’économie, mais bien les ban­
ques commerciales qui, en effet,
créent la monnaie scripturale, c’est­
à­dire celle inscrite sur des comptes
bancaires. Souvent présentées
comme des intermédiaires finan­
ciers qui transforment les dépôts en
crédits, les banques font aussi à l’in­
verse des dépôts avec des crédits :
quand une banque octroie un crédit à son client emprunteur,
elle crédite son compte de dépôt du montant correspondant et
met ainsi en circulation de la monnaie.
La banque centrale est ensuite présentée comme l’institution
chargée de cadrer ce processus de création monétaire et capable
de le réguler en influençant la « masse monétaire » et les taux
d’intérêt. Y parvient­elle vraiment? Une relation importante
est éludée : celle entre la base monétaire (monnaie de la banque
centrale) et la masse monétaire (monnaie des banques com­
merciales). En théorie, les deux sont reliées plus que propor­
tionnellement : les banques commerciales sont censées créer
d’autant plus de monnaie que la banque centrale émet beau­
coup de la sienne. En pratique, il en va différemment, au moins
depuis la crise : par exemple, selon les statistiques monétaires
de la BCE, la base monétaire (agrégat M0) a triplé depuis 2007,
tandis que la masse monétaire au sens large (agrégat M3) ne
s’est accrue que de 30 %. Pas si facile, donc, pour la banque cen­
trale, d’influencer comme elle l’entend la masse monétaire...
Quant à l’impact sur l’économie réelle de ces 30 % de monnaie
en plus et du niveau actuel très bas des taux d’intérêt, la banque
centrale ne le maîtrise guère davantage.
Si les banques centrales s’inquiètent aujourd’hui de la possible
introduction du libra, la monnaie numérique de Facebook, c’est
précisément parce que la monnaie est un objet politique, qui of­
fre à celui qui l’émet un pouvoir sur la société. Et si le libra venait
à se développer, le contrôle de la banque centrale sur la monnaie
en circulation serait encore plus faible qu’il ne l’est déjà. Faut­il
laisser Facebook s’arroger le pouvoir de la monnaie? Des péti­
tions (comme celle de Finance Watch) circulent pour « stopper le
libra ». C’est ce que voudront aussi les banques centrales. Sans
doute invoqueront­elles la volonté de la société civile et tairont
la vraie raison : ne pas perdre totalement le contrôle.

PAS SI FACILE 


POUR LA BANQUE 


CENTRALE 


D’INFLUENCER 


COMME ELLE 


L’ENTEND LA MASSE 


MONÉTAIRE...


Jézabel Couppey-
Soubeyran
est maîtresse
de conférences
à l’université
Paris-I-Panthéon-
Sorbonne,
Ecole d’économie
de Paris
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