Le Monde - 27.10.2019 - 28.10.2019

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28 |idées DIMANCHE 27 ­ LUNDI 28 OCTOBRE 2019


0123


Dominique Eddé


Si je suis en train de rêver, ne me réveillez pas


La romancière et essayiste libanaise dit,


malgré l’inquiétude, tout son


émerveillement face à un mouvement


qui « donne à voir et à entendre un peuple


auquel plus personne ne croyait plus » :


un peuple libanais uni et solidaire


C


eci n’est pas une analyse
politique. C’est un faire­
part d’émerveillement dou­
blé d’une grande inquié­
tude. Au même titre qu’un jour
peut changer le sens d’une vie, le
Liban vit, depuis le 17 octobre, des
heures qui peuvent lui donner
plus de sens qu’il n’en a jamais eu.
Mais aussi l’exposer à beaucoup
souffrir avant d’y accéder.
Pour des raisons qui restent à
analyser, on tarde à prendre la
mesure, dans la presse étrangère,
du caractère historique de l’évé­
nement. Ce quart de la popula­
tion descendu manifester, dans
toutes les villes du pays, a donné
à voir et à entendre le peuple
dont tout le monde rêvait et
auquel plus personne ne croyait.

(« Tout le monde » à l’exception,
bien sûr, des mafieux qui
l’avaient pris en otage.) Pas seule­
ment une foule immense décidée
à ne plus se laisser faire par un
pouvoir qui l’abuse et l’étrangle
depuis des décennies. Pas seule­
ment des gens en colère détermi­
nés à revendiquer leurs droits.
Mais une foule humaine, fonciè­
rement humaine, à l’intérieur de
laquelle les différences se décla­
rent et se racontent librement,
s’enrichissent les unes des autres,
créent et révèlent, en se mélan­
geant, un lien sans précédent.
Tout se passe comme si des cen­
taines de milliers de solitaires dé­
couvraient en même temps, au
terme d’une interminable hiber­
nation, qu’ils n’étaient pas seuls.

Pas seuls à assister impuissants au
hold­up de leurs destins par les
chefs communautaires, pas seuls
à perdre leur boulot, à faire des
études pour rien, à n’avoir pas les
moyens d’en faire, à crever de
faim, pas seuls à se sentir humiliés
d’appartenir à un pays qui ne leur
appartient pas. Pas seuls à trouver
des mots, c’est leur fort, pour en
rire après en avoir pleuré. Pas
seuls à avoir survécu avec trois
fois rien sans perdre la vie de vue.
Tous les signaux de reconnais­
sance sont apparus en même
temps, parvenant à réunir,
comme les cinq doigts d’une
main, des centaines de milliers
d’individus préparés, sans le sa­
voir, à constituer un peuple.

Un chœur sans chef d’orchestre
Et au lieu que l’union de ce peu­
ple abolisse les différences,
comme cela se passe habituelle­
ment dans une masse, elle s’en
nourrit, se fonde sur elles et dé­
clare – bien au­delà des frontières
libanaises – qu’il est possible,
qu’il est passionnant de vivre en­
semble à partir de toutes sortes
de croyances, d’apparences, de
modes vestimentaires, d’identi­

tés communautaires. Dans ce
grand mouvement de brassage,
les femmes, jeunes et âgées, têtes
nues ou voilées, se font entendre
avec une force et une liberté
jamais vues.
Ce n’est pas une population mo­
nolithe en état d’euphorie ou
d’aveuglement qui a pris d’assaut
les rues, c’est un nombre incalcu­
lable de Libanais tels qu’ils sont


  • de toutes classes, toutes reli­
    gions – et tels qu’on a voulu les
    ignorer – d’une même nation –
    qui fabriquent à voix haute, une
    voix après l’autre, un chœur par­
    faitement audible et cohérent.
    Un chœur laïque. Et, de surcroît,
    sans chef d’orchestre. Seul le dra­
    peau libanais flotte au­dessus des
    têtes. Pas un parti, pas un chef po­
    litique, n’est entré dans la danse.
    De leur côté, un peu partout
    dans le monde, les Libanais de la
    diaspora sont descendus dans la
    rue apporter leur renfort. Il s’est
    passé et se passe encore quelque
    chose qui échappe furieusement
    au cercle vicieux des manipula­
    teurs qui ont mis ce pays et la ré­
    gion toute entière à terre. On s’in­
    quiétera bien sûr du moment
    (sans doute imminent) où toute


cette beauté se verra souffler sa
victoire par le potentiel d’horreur
auquel nous ont habitués, ici, les
puissances politiques et militai­
res, dedans comme dehors.
Quoi qu’il en soit, quoi qu’il ad­
vienne, cette beauté s’est déjà
traduite en souvenir inoubliable,
et partant de là, en preuve et en
levier du changement, quelle
qu’en soit la date.

S’affranchir des chefs de clans
Le peuple libanais a montré qu’il
existait, qu’il n’est pas un magma
d’individus que tout sépare, il a
montré qu’une grande part de lui


  • certes pas toute mais très
    grande – est déterminée à s’af­
    franchir des chefs de clans qui
    puisent leur raison commune de
    durer et de s’enrichir dans l’entre­
    tien des divisions confessionnel­
    les. Une jeunesse en liesse est sur­
    gie du présent pour accuser le
    passé, arracher l’avenir à ses
    griffes, remettre la pendule à
    l’heure et imposer le temps de
    l’urgence contre le temps de
    l’usurpation. Cette jeunesse, on
    pourra l’écraser, la saboter, mais
    on ne pourra plus faire comme si
    elle n’existait pas.


La déclaration du chef du gou­
vernement, le 21 octobre, illustre
parfaitement cette prise de cons­
cience. La longue liste ânonnée
des mesures de colmatage disait,
en un mot : nous avons tout foiré
et nous n’en menons pas large. La
rue libanaise a parfaitement in­
carné le double sens d’un même
mot (wahdé) qui, en arabe, signi­
fie précisément la solitude et
l’union. En ce sens, elle est l’enfant
des rues arabes qui se sont mises
en marche en 2011, mais elle est
aussi l’avant­garde d’une route
universelle qui se cherche, à
l’heure qu’il est, d’un bout de la
planète à l’autre : celle des solitai­
res solidaires. « Si je suis en train de
rêver, ne me réveillez pas » disait,
hier, un manifestant. Ses mots re­
couvrent ce que nous sommes
des millions à ressentir ici

Dominique Eddé es une ro-
mancière et essayiste libanaise.
Elle est l’auteure de « Edward
Saïd, le roman de sa pensée »
(éd. La Fabrique, 2017)

Charif Majdalani


Le Liban, un pays à venir


Le mouvement de contestation qui traverse


le pays est inédit par son ampleur et surtout par


son caractère transcommunautaire. Si les mani­


festants parviennent à ne pas céder aux sirènes


confessionnelles, une nation unie pourrait


enfin naître, estime le romancier libanais


U


ne des choses les plus stupéfiantes
dans le soulèvement du peuple
libanais, c’est sa soudaineté et
l’incroyable rapidité avec laquelle il
s’est propagé pour mettre, après trois jours
seulement, deux millions de personnes
dans les rues, soit la moitié de la popula­
tion du pays. Pourtant, depuis des années,
la société libanaise semblait comme anes­
thésiée, prise en otage par un système de
gouvernement basé sur le consensus et la
coalition des partis politiques.
Ce système pervers et stérile avait permis
de confisquer l’Etat au bénéfice de ces
partis et de leurs chefs qui ont entrepris de
noyauter les administrations publiques et
les institutions et de monnayer le moindre
service auquel tout un chacun a droit,
transformant le rapport entre dirigeants et
citoyens en rapport mafieux.
Tout en jouant sur la fibre communau­
taire, l’oligarchie au pouvoir avait aussi
œuvré durant des décennies à mettre la
main sur les ressources de l’Etat et sur
toutes les aides financières extérieures,
tantôt directement tantôt à travers une
clientèle d’affidés ou de proches à qui
étaient effrontément offerts tous les
chantiers et tous les projets nationaux ou
régionaux, entraînant de ce fait une
corruption monumentale, une dilapida­
tion des divers budgets et la création de
caisses parallèles où des sommes énormes
ont été englouties.
De tout cela il aura évidemment résulté
une des dettes publiques les plus élevées

du monde, un pourrissement de l’éthique
politique et la montée devenue insoutena­
ble de la morgue et de l’arrogance de la
classe dirigeante. Cette dernière, et afin de
renflouer les caisses pillées par elle, avait
entrepris ces derniers mois d’imposer des
mesures et des taxes ne touchant que les
classes moyennes et pauvres. Cela appa­
raissait si scandaleux qu’à chaque nouvelle
mesure on pouvait s’attendre à un soulève­
ment. Mais rien ne se passait, ce qui avait
fini par faire sombrer tous les observa­
teurs, les analystes et les hommes lucides
dans un pessimisme profond sur la capa­
cité de réaction du peuple libanais.
Or c’était mal le juger. Une taxe aber­
rante sur les appels gratuits offerts par
l’application WhatsApp a mis le feu aux
poudres. Mais c’est l’énorme colère devant
la confiscation de l’Etat, la déliquescence
de ses services, le chômage, la cherté de la
vie qui s’est en fait exprimée et qui a
donné au mouvement son ampleur et
surtout son visage.

Une exigence unique
Entièrement spontané, ce mouvement
n’est mené par personne, et aucune
personnalité ni aucun groupe dirigeant
n’en a pour l’instant émergé. Sa décentrali­
sation permet à toutes les villes, et jusqu’au
moindre village, d’organiser ses propres
manifestations, dans une ferveur extra­
ordinaire, avec juste quelques slogans
communs et une communication
constante entre les diverses places, villes et
villages. Le plus grand de ces rassemble­
ments, celui de Beyrouth, apparaît lui­
même comme une somme d’innombra­
bles meetings mis côte à côte.
Le phénomène en ce sens est inédit, et
empêche l’imposition d’une parole parti­
sane ou d’un point de vue unique. L’im­
mense créativité de chacun, les initiatives
individuelles prennent ensuite le relais et
sont elles­mêmes disséminées et com­
mentées sur les réseaux sociaux et sur les
chaînes de télévision devenus entre­

temps des tribunes où s’expriment à lon­
gueur de journée les frustrations et les re­
vendications de milliers de citoyens. Ces
revendications sont diverses et variées
mais se concluent invariablement, unani­
mement, par une exigence unique, celle
d’en finir avec l’ensemble de la caste politi­
que, la restitution des milliards de dollars
qu’elle a volés et le jugement des corrom­
pus et des pillards.
Bien entendu, et à la lumière de ces évé­
nements considérables, d’innombrables
questions se posent. La plus importante
est celle de savoir comment un mouve­
ment qui remet en cause un système de
gouvernement dans son ensemble, dans
un pays aussi complexe et fragile que le
Liban, pourrait aboutir en l’absence d’un
projet alternatif et de personnalités pour le
réaliser. En face, il s’agit de savoir si le pou­
voir jouera la carte du pourrissement ou
de l’atermoiement, s’il s’enfermera obsti­
nément dans le déni, ou s’il aura recours à
la force, non par l’intermédiaire de l’armée
nationale qui rechigne fortement à être un
instrument de répression, mais par celle
de la milice du Hezbollah? Ou alors est­ce

qu’un sursaut de la part des rares hommes
responsables encore au pouvoir aboutirait
à la création d’un gouvernement transi­
toire pour gérer la crise?
De tout cela, à la vérité, nul ne sait rien.
L’incertitude est absolument totale. Mais
si l’avenir demeure illisible, le présent
serait en revanche porteur de quelques
indications sur ce qui pourrait bien adve­
nir. Sur toutes les places du pays
aujourd’hui, et pour la première fois de
son histoire, le peuple libanais a décidé
d’exister en dehors de l’allégeance à ses
chefs. Il a surtout réussi enfin à vaincre le
pire de ses démons, celui de la division.
Son insurrection est totalement transcom­
munautaire et démontre pour la première
fois aussi une véritable unité nationale,
unité incluant enfin les chiites libanais,
pris en otage depuis trente ans par le
Hezbollah mais dont les manifestations
démontrent la profondeur de leur propre
ras­le­bol devant la confiscation de leur
volonté par le parti de Dieu.
Si les millions d’hommes et de femmes
qui sont dans les rues parviennent à tenir
bon, à ne céder à aucune des sirènes funes­
tes des allégeances confessionnelles ni aux
discours sinistres des politiciens fauteurs
de troubles, s’ils arrivent à veiller à ce que
tout l’édifice des rêves en train de se bâtir
ne s’effondre pas dans des confrontations
inutiles, alors cela voudra dire qu’en effet
un nouveau pays serait en passe de naître,
sur ce qui reste de celui dont nous nous ap­
prêtons à fêter le centenaire. Quant à la
gestion de ce pays à venir, le temps viendra
d’en parler. La route est encore longue.
Nous vivons au jour le jour.

Charif Majdalani est un écrivain
libanais. Son dernier livre est paru en
janvier, « Des vies possibles »
(Seuil, 192 p., 17 euros)

LES MANIFESTATIONS


DÉMONTRENT


LA PROFONDEUR


DE LEUR PROPRE


RAS-LE-BOL DEVANT


LA CONFISCATION


DE LEUR VOLONTÉ


PAR LE PARTI


DE DIEU

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