Le Monde - 27.10.2019 - 28.10.2019

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D I M A N C H E 2 7 - L U N D I 28 O C TO B R E 2 0 1 9

ENQUÊTE


Par Nicolas Santolaria

L

e repos éternel n’est plus vrai­
ment ce qu’il était. Prenez par
exemple Johnny Hallyday. De­
puis qu’il est décédé le 5 dé­
cembre 2017 à son domicile
de Marnes­la­Coquette des
suites d’un cancer du poumon, l’artiste
n’a jamais vraiment quitté le devant de
la scène. Celui qui remplissait jadis le
Stade de France est aujourd’hui le chef
de file de ces défunts aux carrières post
mortem trépidantes, que nous avons
choisi d’appeler les « working dead ».
Après son premier album posthume,
Mon pays c’est l’amour, dont 680 000
exemplaires s’étaient écoulés en à peine
trois jours, en 2018, le taulier a « sorti »,
vendredi 25 octobre, un nouvel opus so­
brement intitulé Johnny. Sur la po­
chette, tout de noir vêtu, bouc impecca­
blement taillé, teint frais (la photo date
de 2004), l’idole des (plus très) jeunes a
l’air de revenir de thalasso.
En ce début d’automne, je suis
convié dans un studio d’enregistrement
du centre de Paris, avec une poignée de
journalistes, pour écouter les 13 titres de
ce disque événement distribué à 100 000
exemplaires. Après avoir été délesté de
mon portable, je m’installe au milieu
d’une grande salle plongée dans une
semi­pénombre. Tout en boiseries, le
lieu a des allures de cabinet spirite.
Comme s’il fallait s’attirer les bonnes
grâces du disparu, les proches sont con­
voqués pour faire la promotion du pro­
jet. On ne sait jamais, Jojo pourrait peut­
être balancer un coup de santiag depuis
l’au­delà... « Les voix de cet album sont des
voix de studio, ou des voix enregistrées en
live qui n’ont jamais été utilisées, confie
Yvan Cassar, compositeur de Johnny, qui
a supervisé la conception du disque. Les
bandes sont accompagnées par un or­
chestre symphonique, mais en aucun cas
l’esprit n’a été changé. Je pense que ça
aurait plu à Johnny. J’ai essayé de réunir
les mondes, pour le mieux. »
Mais de quels mondes parle Yvan
Cassar? Le monde du rock’n’roll et de la
musique classique? Ou le monde des
morts et le monde des vivants? Sans
nous laisser le temps de lui poser la ques­
tion, il s’éclipse, faisant place à une expé­
rience sonore des plus sépulcrales. Re­
muant les tripes, la puissance du London
Symphony Orchestra dialogue avec une
voix dont le grain, en fonction des dates
d’enregistrement, change subreptice­
ment d’un titre à l’autre. C’est un Johnny
de synthèse, recomposé, passant de la vi­
gueur à l’essoufflement, que l’assistance
écoute presque religieusement. Qu’on
soit fan ou non du chanteur, le résultat,
aux allures de requiem pour la culture
yé­yé, impressionne. Seul hic : en son ab­
sence, impossible d’affirmer que l’artiste
aurait vraiment voulu cet album. Si l’on
en croit cette blague du rockeur rappor­
tée par son ami Gilles Lhote dans le livre
Laeticia, la vraie histoire (Plon, 2018), l’in­
terprète de Noir c’est noir aspirait plutôt à
un devenir cadavérique entièrement dé­
volu au farniente : « Moi, je me ferai enter­
rer à Lorient [sur l’île de Saint­Barth]
parce qu’il y a un restau appelé JoJo Burger
et plein de petites gonzesses qui vont se
baigner. Je te raconte pas les afters qu’on
fera le soir avec mes potes du cimetière! »
Seule squelettique consolation :
Johnny n’est pas le seul à transpirer dans
les rangs des « working dead ». Ayant suc­
combé à une crise cardiaque dans la nuit
du 11 au 12 septembre 2018, Rachid Taha
s’époumone comme jamais sur les ondes
des radios, avec son tube Je suis africain.
Mort le 18 novembre 1922 d’une bronchite
mal soignée, Marcel Proust a également

une riche actualité d’outre­tombe. Le
9 octobre, sous le titre Le Mystérieux
Correspondant et autres nouvelles inédites
(De Fallois, 184 pages, 18,50 euros), il
« publiait » des textes de jeunesse redé­
couverts par feu le
grand éditeur Ber­
nard de Fallois.
Décédée le 24 sep­
tembre 2004 d’une
embolie pulmo­
naire, Françoise Sa­
gan « sortait » elle
aussi un inédit
tout récemment,
Les Quatre Coins du
cœur (Plon, 224 pa­
ges, 19 euros).
Comme
l’écrit son fils,
Denis Westhoff,
dans l’introduc­
tion de l’ouvrage,
la nécessité de publier ce roman incom­
plet, retrouvé par « miracle » dans le fa­
tras de la succession, s’est imposée à lui
comme une évidence quasi mystique.
« Plusieurs voix me laissaient entendre
que j’étais le seul à pouvoir réécrire le livre,
et que ce roman devait nécessairement
être publié, quel que fût son état, parce

qu’il apportait une pièce certes imparfaite
dans l’œuvre, néanmoins essentielle. »
Fort de cette certitude, Denis Westhoff
s’attela alors à combler les nombreux
« trous » de ce gruyère littéraire, comme
on jetterait des pelletées de signes sur
un sentiment d’absence. Ici, c’est via la
volonté substitutive de son descendant
que le « working dead » revient sur le de­
vant de la scène. Mais cela peut aussi
être l’œuvre d’un tiers.
Combler les trous, de la biogra­
phie cette fois, c’est ce qu’a entrepris de
faire la romancière Virginie Mouzat, en
rédigeant Et devant moi la liberté. Journal
imaginaire de Charlotte Perriand (Flam­
marion, 304 pages, 19 euros). Dans cet
étrange objet où la pionnière du design
semble parler à la première personne,
comme si elle était encore vivante, la dé­
funte n’est pas simplement célébrée, mais
placée fantasmatiquement dans une pos­
ture active. « Certains lecteurs m’ont dit
qu’on avait l’impression d’être dans sa tête.
L’intérêt, pour moi, c’était d’éclairer les
nombreuses zones d’ombre de sa vie, d’hu­
maniser la personne publique, avec toutes
ses peurs, ses contradictions, loin de
l’image idéale qu’on se fait des disparus »,
confie Virginie Mouzat. Bref, on aurait af­
faire là à un geste artistique vivificateur

Un geste


artistique


vivificateur qui


vise à réinscrire


le mort dans


une dimension


profane, triviale


JEAN LECOINTRE

visant à réinscrire le mort dans une di­
mension profane, triviale.
Même ambition de désacralisa­
tion du côté du journaliste Raphaël Tur­
cat qui, dans son ouvrage Tchin! (Jungle
Editions, 2017, coécrit avec Guillaume Fis­
cher), écoulé à 4 000 exemplaires, a mis
en scène des interviews avec des écrivains
défunts connus pour leurs penchants
éthyliques (Wilde, Duras, Hemingway...).
« Les vivants sont devenus tellement lan­
gue de bois que c’est plus intéressant
d’imaginer ce que les morts auraient à
nous dire. Mais ce n’est pas sans risque.
Quand je me suis lancé dans ce projet,
j’étais un peu déprimé, je picolais pas mal
moi aussi. A force de devoir faire les ques­
tions et les réponses, j’ai fini par être hanté
par certains personnages, notamment Ed­
gar Allan Poe, qui faisait écho à la partie
sombre de ma personnalité. J’avais peur de
mourir comme lui, seul, dans la rue », con­
fie l’auteur, qui définit son travail comme
une entreprise de « résurrection ».
Loin d’être anecdotique, cet appé­
tit grandissant pour le divertissement
nécrophile fait dire au philosophe Serge
Margel que nous vivons moins, aujour­
d’hui, dans la société du spectacle que
dans « la société du spectral ». Spectralité
qui prend un tour encore plus confon­

Quand les morts


font des heures sup


Des stars ont des carrières


posthumes trépidantes.


Focus sur ces « working


dead » qui ne connaissent


pas le repos éternel

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