Le Monde - 27.10.2019 - 28.10.2019

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dant lorsque, grâce à la magie de la tech­
nique, l’image du disparu se voit tirée
des limbes. Au cinéma, de nombreuses
doublures numériques de défunts se
mêlent désormais aux vivants, comme
celle de l’acteur Peter Cushing qui, bien
que trépassé, a incarné Grand Moff
Tarkin dans Rogue One, de la saga Star
Wars. A bien y réfléchir, le seul moyen
d’échapper à ce destin indéfiniment la­
borieux que n’encadre aucun droit du
travail et ne récompense aucune RTT,
c’est de mettre le holà de son vivant.
Avant son suicide, l’acteur Robin
Williams a ainsi expressément interdit
que son image soit utilisée dans des spots
publicitaires ou des films, et ce jus­
qu’en 2039. Bien lui en a pris. Car depuis
que l’hologramme du rappeur Tupac
Shakur est apparu en 2012 sur la scène du
Festival de Coachella, aux Etats­Unis, à
l’occasion d’un duo crépusculaire avec un
Snoop Dogg en chair et en os, l’exploita­
tion posthume s’intensifie. « D’un point
de vue moral, nous ne faisons pas d’holo­
gramme tant que la famille n’est pas prête
à ce que leur être aimé revienne devant le
public, nous explique Gary Shoefield, un
des dirigeants de la société américaine
Base Hologram, en pointe sur ce secteur.
Ensuite, c’est vrai, il y a des avantages in­
contestables : l’hologramme n’est jamais
malade et ça coûte beaucoup moins cher
de le transporter d’un show à l’autre. »
Attendu à Athènes les 11 et 12 no­
vembre, l’hologramme de la diva Maria
Callas remplit aujourd’hui les salles dans
le monde entier sans risquer l’extinction
de voix. En 2020, c’est Whitney Houston


  • enfin, son hologramme – qui partira
    en tournée, avant qu’Amy Winehouse ne
    lui emboîte le pas. Comment fonctionne
    ce tour de passe­passe brouillant les
    frontières entre l’inerte et le vivant?
    Lorsqu’on lui pose la question, Gary
    Shoefield, « comme les magiciens », pré­
    fère garder pour lui ses secrets. Mais
    bien souvent, c’est un simple tulle invisi­
    ble qui permet d’effectuer une projec­
    tion d’images reconstituées, comme ce


fut le cas lors du spectacle Hit Parade,
créé en France en 2017.
Aussi ambitieux qu’avant­gar­
diste, ce show, qui s’est interrompu assez
rapidement en raison du manque d’en­
train du public, a réuni sur scène les ho­
logrammes de Dalida, Claude François,
Sacha Distel et Mike Brant. Certains soirs,
les fans allumaient même les briquets
pour réchauffer leurs idoles refroidies.
« En France, le droit à l’image s’éteint avec
l’individu. Dans les limites du respect dû à
la personne et éventuellement à l’intégrité
de son œuvre, il est donc possible d’exploi­
ter librement l’image d’un défunt », expli­
que Alexis Fournol, avocat au barreau de
Paris. « Attention, on ne fait pas n’im­
porte quoi. On travaille en étroite collabo­
ration avec les ayants droit. Si le produc­
teur m’avait demandé de faire faire un sa­
lut hitlérien à Cloclo, j’y aurais réfléchi à
deux fois », nuance Rodolphe Chabrier,
cofondateur du studio Mac Guff, qui a
réalisé les hologrammes de la comédie
musicale Hit Parade.
Mais, quelles que soient les li­
mites éthiques que l’on s’impose, re­
constituer une célébrité disparue est
une chose loin d’être anodine et donne
lieu à d’insoupçonnables tergiversa­
tions. « L’image qu’on a d’une personne
est quelque chose de très subjectif, précise
Rodolphe Chabrier. Quand on a fait l’ho­
logramme de Dalida, on s’est par exemple
demandé si elle devait loucher. Et puis on
s’est finalement dit que non. » Alors, fal­
lait­il faire loucher l’interprète de Mourir
sur scène, qui s’est suicidée en 1987? Pour
en avoir le cœur net, j’appelle son frère
cadet et infatigable gardien mémoriel, le
sémillant Orlando. Roulement de « r »
orageux à l’autre bout du fil : « Non mais
monsieur, comment osez­vous me poser
une question pareille?! Qui vous a dit que
Dalida louchait? Dalida ne louchait pas,
elle avait juste une coquetterie dans l’œil,
c’est tout. De toute façon, je vais vous dire,
le visage de l’hologramme ne m’a jamais
convaincu. » Voilà au moins un débat
définitivement enterré.

E - R É S U R R E C T I O N

Post post mortem


D’


après un savant calcul effectué par le statisticien Hachem
Saddiki, en 2098 il devrait y avoir plus de morts que de vivants
sur le réseau social Facebook. Si la plupart de ces comptes finis­
sent à l’abandon, certains proches continuent à faire vivre les profils des
défunts, les transformant en mémoriaux numériques. Facebook com­
mence d’ailleurs à prendre le problème en considération et propose deux
options en cas de décès : « Vous pouvez soit désigner un contact légataire qui
gérera votre compte de commémoration, soit demander que votre compte
soit définitivement supprimé de Facebook. »
Néanmoins, le problème se reposera avec chacun de vos abonne­
ments. « Continuer à héberger votre vie numérique sur des serveurs après
votre décès est très polluant », argumente l’entrepreneur Frédéric Simode,
créateur de la société GrantWill, qui s’occupe de fermer vos profils après
votre décès. Néanmoins, cela ne vous empêche pas de rester numéri­
quement actif. GrantWill propose ainsi d’adresser des messages écrits ou
vidéo post mortem à vos proches ou amis, à des dates que vous aurez
préalablement définies. En la matière, la tendance est à ce que les spécia­
listes nomment « la résurrection numérique », combinaison d’intelli­
gence artificielle et de réalité virtuelle pour faire « revenir » les défunts
sous forme d’artefacts. Vous avez dit flippant?

Auteure d’« Au bonheur des morts. Récits de ceux qui res-
tent » (La Découverte, 2015) et d’« Habiter en oiseau » (Actes
Sud, 224 pages, 20 euros), la philosophe Vinciane Despret
décrypte l’exploitation posthume des défunts célèbres.

On a l’impression que les morts se mêlent de plus en plus aux
vivants à travers leurs œuvres posthumes. Est-ce une nouveauté?
Non, pas tout à fait, car on a déjà fait le coup des publica-
tions posthumes à quantité d’auteurs. Kafka, par exemple,
avait demandé qu’on brûle ses écrits après sa mort, et on
ne l’a pas entendu. Mais avait-on vraiment envie de suivre
les dernières volontés de Kafka et de perdre cette œuvre?
C’est un vrai dilemme.

D’où vient alors ce sentiment que les morts ont envahi
la pop culture?
Si ça se multiplie, c’est parce que les moyens de diffusion
se multiplient aussi. Via les chatbots (robots parlants),
notamment, on a aujourd’hui la possibilité de continuer
à avoir des relations avec les morts ; cela a même été mis en
scène dans la série Black Mirror. Chaque fois qu’une nou-
velle technologie est inventée, très rapidement elle va être
détournée pour faire vivre les morts. C’est d’autant plus
vrai quand ces technologies utilisent des ondes ou l’électri-
cité. Comme elles rendent possible la communication
à distance, l’imagination va les convoquer pour permettre
de se connecter à d’autres mondes. Pour le dire de manière
rationnelle et raisonnable, on a toujours trouvé à donner
aux morts les moyens d’agir sur le monde.

Les morts célèbres sont-ils plus actifs que les autres?
Même s’il ne s’agit pas d’une véritable immortalité,
les chanteurs, les écrivains ont une position qui, d’emblée,
les prédispose à avoir des effets sur les vivants beaucoup
plus longtemps que le mort du tout-venant. C’est une
espèce de privilège. Là où la mémoire d’un mort perdure
en moyenne cent ans, jusqu’à ce que la dernière génération
qui l’a connu s’éteigne, un écrivain continue à nous parler
deux cents ans après sa disparition. Le philosophe améri-
cain David Abram y voit d’ailleurs une forme d’animisme
particulier. En lisant ce que quelqu’un a écrit, même s’il n’est
pas là, il continue à nous parler et à influencer nos âmes.

Les spectacles à base d’hologrammes de stars défuntes
sont-ils du même ordre que les romans posthumes?
Dans son livre Voyager dans l’invisible (Les empêcheurs
de penser en rond/La Découverte, 2019), l’ethnologue
Charles Stépanoff fait la différence entre une imagination
« agentive » et une imagination « contemplative ».
Quand vous lisez un roman, vous devez mettre beaucoup
de vous-même pour imaginer les détails, les paysages.
Devant un hologramme, comme devant un film ou une
série, votre imagination est mise dans une position beau-
coup plus passive, consumériste. Cela traduit le fait que nos
modalités d’interaction avec les morts sont très diverses.

N’assiste-t-on pas à une exploitation marchande
abusive de tous ces morts?
Si ça nous choque autant, c’est qu’on se rend bien compte
qu’il y a là une forme de commercialisation posthume qui
heurte notre respect des défunts. Aujourd’hui, on continue
effectivement à exploiter les gens au-delà de leur mort.

« Une commercialisation posthume qui nous heurte »


En haut, « An Evening with Whitney », concert de l’« Hologramm Tour » de Whitney Houston prévu début 2020. Ci­dessus,
concert de Maria Callas en hologramme au Jazz at Lincoln Center, à New York, le dimanche 14 janvier 2018. 2018 BASE HOLOGRAMS LLC


P L E I N D E G R ÂC E

« Elle m’a promis


des vacances/


La mort m’a promis


sa dernière danse »


Johnny Hallyday, dans la chanson « Marie »
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