Le Monde - 27.10.2019 - 28.10.2019

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D I M A N C H E 2 7 - L U N D I 28 O C TO B R E 2 0 1 9

0123
5

A

u sud de Saumur,
la D347 fait une
entaille dans le dé­
partement de Mai­
ne­et­Loire qui, vu
du ciel, ressemble
à une de ces patates dont les profes­
seurs de mathématiques moder­
nes des années 1970 gavaient les
collégiens éberlués du haut de
leur estrade. A la sortie de Mon­
treuil­Bellay, une fois passé le
rond­point de la route de Thouars,
elle se change en D938 pour fen­
dre le rectangle des Deux­Sèvres
dans le sens de la longueur jus­
qu’à Saint­Maixent­l’Ecole. C’est
une voie fréquentée par des poids
lourds remontant du Sud­Ouest,
des véhicules utilitaires, des voi­
tures de société ou bien particu­
lières et des deux­roues en tout
genre. Le trafic y est, jour et nuit,
d’une étonnante régularité.
Une étude de la Ligue
contre la violence routière, qui a
recensé le nombre de personnes
tuées lors d’accidents de la route
en France, hors centre­ville et hors
autoroute entre 2006 et 2015, la si­
gnale comme particulièrement
meurtrière. Des données implaca­
bles, bordées de noir comme les
faire­part de deuil. D347 : 74 km,
19 morts. 0,26 mort au kilomètre.
D938 : 20 morts, 164 km. 0,12 mort
au kilomètre. Pour 2019, la ten­
dance nationale est à la hausse. En
huit mois, la Sécurité routière a
déjà compté 2 133 morts (+ 1,7 %
par rapport à la même période
en 2018).
C’est pourquoi, dans l’her­
be des bas­côtés, continuent de
pousser de curieux monuments,
modestes et fragiles vigies du sou­
venir : des cénotaphes dédiés aux
victimes de la circulation. Ils sont
repérés sous le nom de « mémo­
riaux de bord de route ». Faits de
bric, de broc et de pièces de carros­
serie. Parfois simples bouquets fi­
celés aux poteaux de panneaux in­
dicateurs. Assez souvent, ils sont

de guingois. Entre art naïf et art
brut. Hors la loi mais tolérés par
ceux qui la font respecter. Tout
près, de l’autre côté de la vie, sur
la route, les moteurs vrombissent
comme si de rien n’était.
A la périphérie de Saumur,
juste après le rond­point de Pocé,
kilomètre zéro de notre périple,
on entretient le souvenir de Popof.
C’était un motard. En contrebas de
la chaussée, ses amis ont édifié
une croix verte, couleur Kawasaki.
Aux branches pendent deux lumi­
gnons. Au centre, le portrait de
Popof. Comme cadre, un pneu
avant de marque Dunlop. Popof,
casqué, visière relevée, vous re­
garde droit dans les yeux. Il devait
avoir la trentaine bien tassée. On
n’en saura pas plus. Enfin, une pla­
que « A notre Popof », des pensées,
des crocus d’automne, des roses
séchées forment de minuscules
taches de couleurs dans un carré
de prairie tondu comme un jar­
din. Chez les motards, « jardiner »
signifie quitter la route.
Plus loin, tout au bout de la
ligne droite filant vers Montreuil­
Bellay, un chemin vicinal, qui relie
les vignes à la maison familiale La
Rousselière en longeant un pota­
ger tiré au cordeau, coupe la D347.
Un panneau triangulaire ordonne
de « céder le passage ». Des mains
émues y ont accroché des fleurs
en tissu et un bouquet de roses
rose sous cellophane. Quelqu’un


  • mais on ne sait qui – n’a pas cédé


le passage. Sous les fleurs, un petit
cœur en bois, pauvre breloque re­
tournée par le vent. Un prénom y
aurait­il été gravé? On n’a pas osé
vérifier.
Pour entrer dans Mon­
treuil­Bellay, vous devez suivre le
boulevard Pasteur, qui plonge vers
le Thouet, affluent épuisé de la
Loire. Six passages piétons ont été
peints au sol pour freiner les ar­
deurs automobiles. Ici, la gendar­
merie nationale organise de fré­
quents contrôles radar. On com­
prend pourquoi. Au pied d’un Acer
platanoides à l’écorce cannelée, qui
marque l’entrée du premier des
passages protégés, fleurit pour
toujours une brassée de chrysan­
thèmes pompons en plastique.
Elle repose sur un demi­parpaing
gris, singulier autel installé sur
l’herbe désordonnée du pourtour.
Aucune mention. Un cri muet.
Cent mètres plus bas, le po­
teau métallique d’un panneau d’in­
dication type C signalant le qua­
trième passage clouté, comme on
disait autrefois, sert de tuteur à
des bouquets de roses artificielles,
qui entourent la photo d’un jeune
motard en veste de Cordura ren­
forcé. Sur une volige de pin, on a
écrit, au feutre noir, un diminutif


  • CHRIS – et une date – 10/12/16.
    Trois ans déjà. A côté, des margue­
    rites blanches à cœur jaune (à
    moins qu’il s’agisse d’anthémis) et
    trois gerberas rouges émergent
    d’un seau de fleuriste. Pour les
    parents de Chris, qui habitent sû­
    rement tout près, le 10 décem­
    bre 2016 est un jour sans fin où
    tout pourtant a fini.
    Direction le rond­point de
    la route de Thouars. Il ouvre la
    D938. Nous voilà dans les Deux­
    Sèvres. Au croisement de la D158
    E2, au milieu d’une cépée de pan­
    neaux indicateurs, un poteau élec­
    trique en bois supporte un grand
    cadre vitré en forme de cœur, cerné
    de têtes d’hortensia et de roses fac­
    tices. Sur le fond mauve, des lettres


capitales blanches : « Ma vie a été
arrachée moi qui l’aimais tant. »
Quatre lignes pleines de colère et
de larmes. Au milieu, l’image d’un
jeune homme au franc sourire,
vêtu d’un polo de l’Olympique de
Marseille. Qui était­il?
Un peu après, le carrefour
de Saint­Martin­de­Sanzay, où la
D158 E1 interrompt la D938, ne
laisse, lui, planer aucun doute. Le
mausolée de métal noir sur lequel
on a boulonné deux clefs anglai­
ses et une roue de moto à rayons
ornée de quatre roses rouges et
blanches est offert à Kenzo.
Kenzo n’aura jamais 16 ans. Il
était né le 3 août 2003. Il est mort
le 8 juillet 2019. Un cliché nous le
montre, tee­shirt col en V, cas­
quette de base­ball. Un jeune gars
de son temps, qui n’en a pas eu
beaucoup.
En quittant Thouars,
quinze kilomètres plus tard, on a
aperçu, entre Thiors et Luzay, un
monument à la gloire du maré­
chal des logis Dirassem et du sol­
dat Morel, « tombés pour la France
le 22 juin 1940 ». Sur les routes de
nos campagnes, la mémoire des
militaires et des résistants voisine
avec le souvenir des victimes de la
violence mécanique. On devrait y
réfléchir.
A Châtillon­sur­Thouet,
aux portes de Parthenay, à l’en­
droit précis où la D938 se jette
dans la D743, un ruban vert à pois
blancs a été noué à un des multi­
ples candélabres couleur lie­de­
vin posés en rive. Nulle inscrip­
tion. Pas de photo. Rien d’autre
que ce ruban semblable à ceux des
couronnes funéraires, qui restent
là, froissées par le temps, une fois
les fleurs fanées.
Dorénavant, la route n’est
plus cette longue ligne droite
qu’on suit depuis Saumur mais un
enchaînement de virages ceints de
chênes, de pins et de fougères. Au
lieu­dit Le Colombier, peu après
Les Grands Ajoncs, une croix de

bois, vernie de frais, est adossée à
un vieil arbre. Des lettres de laiton
cuivré ont été vissées à chacun des
bras. Deux courtes phrases. « A no­
tre Fils. » « A notre Frère. » Des
fleurs synthétiques de toutes sor­
tes font un piédestal. Des lys mau­
ves bien imités sont liés au fleuron
par des colliers translucides qu’on
a serrés très fort.
En vue d’Exireuil, sur le
terre­plein d’une aire de repos
grossièrement gravillonnée, une
autre croix. Elle a perdu son ver­
nis. Et les fleurs de polyuréthane,
leurs couleurs vives. Pas la moin­
dre annotation. On ne sait pas ce
qui s’est passé ici. On le devine,
bien sûr, mais on ne le sait pas
vraiment. Si personne n’y prend
garde, cette balise du chagrin aura
bientôt disparu, rongée par les
intempéries, submergée par
l’herbe des nuits, emportée par
l’oubli, oubliée par l’histoire. Et il
n’y aura plus rien.
Saint­Maixent­l’Ecole est à
trois kilomètres. On y fera demi­
tour devant l’ancien cinéma des
Arts devenu pizzeria. En regagnant
Saumur, on se décide, pour une
fois, à respecter au km/h près les li­
mitations de vitesse prescrites. Ce
n’est pas le cas de tout le monde.
On revoit un à un chacun des « mé­
moriaux de bord de route » auprès
desquels on s’est arrêté à l’aller.
Comme un triste travelling arrière.
Mais on ne remonte jamais le
temps. Alors, sous la pluie qui
commence évidemment à tom­
ber, on pense à ces neuf vies fra­
cassées dont l’incipit se confond
trop souvent avec la fin.

Les balises


du chagrin


En 2019, encore plus qu’en 2018, la route


tue. A ses abords et partout en France


fleurissent des ex-voto improvisés, fragiles


et émouvants mémoriaux de vies brisées


Michel Dalloni

Lex voto


La réglementation est formelle : les mémo-
riaux de bord de route sont interdits. Ils
sont considérés comme autant de tentati-
ves d’aménagement privé des voies de cir-
culation, qui appartiennent au domaine
public. Ils sont cependant tolérés par les
services de police et par la gendarmerie
nationale, de même que par les différents
services de voirie, au nom du respect des
victimes. A condition que leur implantation
n’engendre aucune gêne pour les conduc-
teurs. Dans le cas contraire, les directions
interdépartementales des routes nationa-
les (DIR) et les directions locales des routes
départementales sont autorisées à les dé-
placer, voire à les retirer.

Par ailleurs, les mémoriaux de bord de
route ont inspiré une initiative de préven-
tion routière au début des années 2000.
Chaque département pouvait ainsi instal-
ler sur les axes accidentogènes de gran-
des silhouettes noires portant mention soit
du nombre de victimes de la circulation sur
la voie concernée, soit de l’âge de la vic-
time et de la date de l’accident. Objectif :
provoquer in situ une prise de conscience
des dangers de la vitesse et des infractions
au code de la route. En 2001, une enquête
d’évaluation du dispositif a été menée
auprès de 636 usagers de Gironde, où il
était déployé. 39,2 % d’entre eux ont re-
connu « ne pas changer de conduite ou
d’habitude ».
M. D.

SOUS LES FLEURS,
UN PETIT CŒUR
EN BOIS, PAUVRE
BRELOQUE
RETOURNÉE
PAR LE VENT

SUR LA ROUTE


Ex-voto improvisé, peu avant Exireuil. CYRIL CHIGOT/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »

A la mémoire de « Popof », à la périphérie de Saumur (Maine-et-Loire), après le rond-point de Pocé. CYRIL CHIGOT/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
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