4 |international DIMANCHE 27 LUNDI 28 OCTOBRE 2019
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Mobilisation historique au Chili contre les inégalités
Plus de 1 million de manifestants se sont rassemblés vendredi à Santiago, en dépit de la répression
REPORTAGE
santiago envoyée spéciale
L
a plus grande manifes
tation du Chili. » C’est
ainsi que restera dans les
mémoires le rassemble
ment de ce vendredi 25 octobre à
Santiago, où plus de 1,2 million
de personnes ont gagné la plaza
Italia et l’Alameda, l’avenue qui
mène au palais présidentiel.
« C’est la première fois que l’on
voit ça depuis la manifestation
pour le non au référendum de Pi
nochet, en 1988 », souligne Julio
Pinto, historien de l’université
de Santiago du Chili. A l’époque,
plus de 1 million de personnes
étaient descendues dans les rues
de la capitale pour exiger la fin
de la dictature militaire (1973
1990), à la veille d’un référen
dum pour décider du maintien
ou non au pouvoir du général
Augusto Pinochet. Ce vendredi,
alors que le mouvement social
dure depuis déjà une semaine,
Santiago a connu sa journée la
plus intense de mobilisation
sociale. « Cela montre bien l’am
pleur du mécontentement, qui ne
faiblit pas », note M. Pinto.
« Trop de demandes urgentes »
Pour Marta Lagos, analyste politi
que et fondatrice de l’institut de
sondages Latinobarometro, « une
porte s’est ouverte, et elle ne va pas
se refermer de sitôt. La société
chilienne a accumulé trop de de
mandes urgentes ». Dans un pays
où 1 % de la population, une poi
gnée de milliardaires – parmi les
quels figure le président de droite
Sebastian Piñera –, concentre
près du tiers des richesses, « l’indi
gnation et le malaise se sont pro
fondément accentués », indique
Marco Kremerman, économiste
de la Fondation Sol.
Vu de loin, tous les voyants éco
nomiques du Chili, réputé l’un
des plus stables d’Amérique du
Sud, pourraient sembler au vert :
croissance ininterrompue depuis
trente ans, taux de pauvreté de
8 % – contre 35 % en Argentine –
faible inflation... « Mais ce qu’il
faut se demander, c’est à qui béné
ficie vraiment la croissance... L’éco
nomie chilienne paraît prospère,
mais les salaires ne sont pas du
tout alignés sur le coût de la vie »,
analyse Marco Kremerman. Au
Chili, la moitié des travailleurs ga
gne 400 000 pesos (500 euros) ou
moins par mois, « alors que le coût
de la vie y est équivalent à celui
d’un pays européen », explique
l’économiste. « Ces dernières an
nées, un problème s’est aussi parti
culièrement aggravé : celui de l’en
dettement de la population. Sur
14 millions d’adultes, plus de
11 millions sont endettés. »
C’est le cas de José Quezada. Ce
Chilien de 21 ans a contracté une
dette de 30 millions de pesos
(plus de 37 000 euros) pour finan
cer ses six ans d’études en génie
civil, dans une université privée
de la capitale. Il manifestait plaza
Italia, ce mardi, le visage blanchi
par l’eau bicarbonatée, afin de
contrer les effets du gaz lacrymo
gène. « Cela va probablement me
prendre plusieurs décennies pour
tout rembourser, déplore le jeune
homme. J’ai grandi en sachant
qu’il fallait s’endetter pour étudier,
puis qu’il fallait travailler dur pour
rembourser son prêt, puis qu’on al
lait avoir une retraite misérable. »
L’éducation, la santé, les retrai
tes... et même l’eau : tout est priva
tisé au Chili. Le système de re
traite, qui fonctionne par capitali
sation individuelle auprès de
fonds de pension privés, ne per
met pas à l’immense majorité des
personnes âgées de vivre digne
ment. Magdalena Cid, la soixan
taine, touche 250 000 pesos
(310 euros) par mois. « C’est déjà
beaucoup, j’ai presque honte de le
dire. Mais le fait est que je ne peux
pas payer mon loyer, qui s’élève à
260 000 pesos, avec ça. Au lieu de
profiter de ma retraite, je dois
continuer à travailler! s’indigne la
sexagénaire, qui a un petit boulot
de vendeuse pour subvenir à ses
besoins. Pour l’instant, ça va, mais
je ne sais pas ce que je ferai lorsque
ma santé ne me permettra plus de
travailler. » Magdalena Cid sou
tient entièrement le mouvement
contre les inégalités sociales, et
attend du gouvernement chilien
des réformes profondes.
Le président Sebastian Piñera a
annoncé mardi soir une longue
série de mesures, comprenant
notamment une hausse de 20 %
du minimum retraite. « Cela peut
sembler beaucoup, mais si l’on
part d’un montant très bas, c’està
dire 110 000 pesos [136 euros],
20 % d’augmentation représente
très peu d’argent supplémen
taire », fait remarquer l’écono
miste Marco Kremerman. Le gou
vernement chilien a aussi fixé
un seuil de revenu minimum de
350 000 pesos, s’engageant à
compléter les revenus des salariés
travaillant dans des entreprises
qui ne pourraient pas leur verser
ce montant. « Avec ces mesures, le
gouvernement a poussé plus loin
encore l’idée d’un Etat néolibéral
qui subventionne des entreprises
privées. Ce n’est pas du tout un
changement de paradigme », es
time le chercheur.
Pour l’analyste politique Marta
Lagos, « les mesures du gouverne
ment auraient été applaudies il y a
un mois. Mais le Chili de cette épo
que a cessé d’exister ». Les manifes
tants réclament aujourd’hui un vi
rage à 180 degrés. « Et M. Piñera ne
se montre pas à la hauteur. »
D’abord provoquée par la
hausse du coût de la vie dans le
pays – et en particulier par l’aug
mentation, annulée depuis,
du prix du ticket de métro à Santi
ago –, la colère des Chiliens
s’étend aujourd’hui à la réponse
disproportionnée du gouverne
ment face au mouvement social.
« Faire appel à l’armée, qui n’est
pas préparée à maintenir l’ordre
dans la société civile, a été une
grande erreur », affirme l’histo
rien Julio Pinto. Selon l’Institut
national des droits humains
(INDH), organisme public indé
pendant, plus de 3 000 personnes
ont été arrêtées en une semaine,
et près de 400 blessées par arme
à feu. Un bilan provisoire fait
état de 19 morts.
« Un climat de peur »
Au moins cinq de ces personnes
auraient été tuées par les forces
de l’ordre, selon l’INDH, qui re
cense une quinzaine de cas de
violences sexuelles. Michelle
Bachelet, exprésidente socialiste
du Chili, hautecommissaire aux
droits de l’homme de l’ONU, a an
noncé qu’une commission se
rendrait lundi dans le pays pour
enquêter sur les allégations de
violations des droits de l’homme.
Plaza Italia, José Quezada bran
dit une pancarte sur laquelle il a
écrit « El derecho de vivir en paz »
(le droit de vivre en paix), en réfé
rence à la chanson de Victor Jara,
assassiné dans les jours suivant le
coup d’Etat militaire de septem
bre 1973. Ces derniers jours, elle
est devenue l’hymne des manifes
tants contre les violences policiè
res, résonnant de balcon en bal
con dès les premières minutes du
couvrefeu, instauré depuis sept
nuits consécutives dans de nom
breuses villes du pays.
« Nous, les Chiliens, pensions que
le respect des droits de l’homme
était un sujet résolu, un acquis dé
finitif de la démocratie, indique Ju
lio Pinto. Le gouvernement Piñera
a voulu instaurer un climat de
peur. » C’était sans compter sur la
capacité de mobilisation des jeu
nes Chiliens, en première ligne
dans ce mouvement de contesta
tion sociale. « Nos parents ont
connu le coup d’Etat et la dicta
ture, déclarait Carla Rojas, étu
diante de 26 ans, dimanche 20 oc
tobre, lors d’une grande manifes
tation pacifique plaza Nuñoa.
Mais nous, non, alors nous n’avons
pas peur du couvrefeu, ni de sortir
dans les rues pour manifester
comme il se doit! »
aude villiersmoriamé
Uruguay : la gauche face à l’usure du pouvoir
Le favori de la présidentielle, Daniel Martinez, est confronté à l’émergence de l’extrême droite
montevideo envoyée spéciale
I
l est un tout petit pays en
Amérique latine où, depuis
quinze ans que la gauche gou
verne, le taux de pauvreté a dé
gringolé de 40 % à 8 %, le salaire
moyen a augmenté de 55 %, et le
PIB a progressé de 4 % par an en
moyenne. Véritable ovni dans un
contexte régional instable où les
politiques de rigueur budgétaire
sont de plus en plus critiquées par
des populations exsangues, l’Uru
guay se rend aux urnes dimanche
27 octobre pour élire son président
et son Parlement.
Le chef de l’Etat actuel, Tabaré
Vazquez, avait effectué un premier
mandat de 2005 à 2010 sous la
bannière du Frente Amplio (Front
élargi), cette coalition de gauche
qui va tenter de remporter une
quatrième présidentielle de suite.
Il avait alors rompu avec des dé
cennies d’hégémonie des deux
partis traditionnels de centre
droit, le Parti national et le Parti
colorado. Entre ses deux mandats
(la Constitution interdit au sortant
d’être candidat à sa réélection), le
président José « Pepe » Mujica
(20101015), issu du Frente Amplio
lui aussi, avait fait passer une série
de lois progressistes telles que le
mariage pour tous, le droit à l’in
terruption volontaire de grossesse
ou la légalisation du cannabis.
Le candidat du Frente Amplio,
l’exmaire de Montevideo Daniel
Martinez, – qui a la double natio
nalité uruguayenne et française –,
s’est présenté mercredi à Montevi
deo, pour son dernier meeting de
campagne, devant une foule gal
vanisée par la hausse récente dans
les sondages. La dernière enquête
de l’institut Factum attribue 40 %
des intentions de vote au Frente
Amplio, en hausse de 5 points en
quelques jours – d’autres sonda
ges prévoient un résultat autour
de 44 % –, 28 % au Parti national et
13 % au Parti colorado.
« Plusieurs facteurs peuvent expli
quer cette hausse, considère Oscar
Bottinelli, directeur de Factum.
Une affaire de harcèlement sexuel
qui a touché un maire affilié au
Parti national ; la découverte, il y a
quelques semaines, du corps d’un
opposant communiste disparu
pendant la dictature [19731984] ;
et, aussi, les événements au Chili. »
Depuis des mois, la droite concen
tre sa campagne sur la réduction
du déficit public, évoquant le Chili
comme modèle. Le candidat du
Parti national, Luis Alberto Lacalle
Pou, parle de la nécessité d’un
« choc d’austérité ». « Il ne suffit pas
de produire de la richesse, il ne suffit
pas de croître, il faut encore la redis
tribuer », lui a répondu Daniel
Martinez mercredi.
Inflation et insécurité
Mais une certaine usure, après
quinze ans de pouvoir, une affaire
de corruption qui a mené, en 2017,
à la démission du viceprésident
Raul Sendic, et des signes de
faiblesse de l’économie – 9 % de
chômage, 7,7 % d’inflation – ces
derniers mois dans un contexte
de ralentissement international
ont fait craindre au Frente Amplio
une défaite lors du second tour
prévu le 24 novembre.
Surtout, l’augmentation de l’in
sécurité et de l’immigration, no
tamment vénézuélienne, domi
nicaine et cubaine, a réveillé de
vieux démons. D’où l’apparition
d’un nouvel acteur : l’extrême
droite. « L’Uruguay, pays laïque et
républicain à l’extrême, est singu
lier dans le contexte régional, mais
ce n’est pas une île, note Gerardo
Caetano, professeur à l’Institut de
sciences politiques de l’Université
de la République. Ici aussi, il y a un
déplacement vers la droite. »
La conquête de nouveaux droits
a provoqué la réaction des sec
teurs conservateurs. Quatrième
dans les intentions de vote, le parti
Cabildo Abierto a été créé par l’ex
commandant en chef de l’armée,
Guido Manini Rios – limogé par
Tabaré Vazquez en mars. Dans son
programme : l’abrogation de la loi
sur le cannabis récréatif, ou encore
la réforme des contenus scolaires
afin de supprimer toute influence
de l’« idéologie de genre ».
Les 11 % de voix qu’il pourrait ob
tenir dimanche sont la clé des ma
jorités qu’il faudra tisser au sein
d’un Parlement qui devrait sortir
fragmenté des élections. « Certains
partis sont prêts à négocier avec lui,
il n’y a pas eu de cordon sanitaire
comme en Europe autour de l’ex
trême droite », regrette Gerardo
Caetano, qui estime néanmoins
que les récents événements
régionaux pousseront « un électo
rat vieillissant et conservateur à
choisir la sécurité et la stabilité et à
voter... à gauche ».
angeline montoya
Lors de la
manifestation
contre les
inégalités,
à Santiago,
le 25 octobre.
PABLO SANHUEZA/
REUTERS
« Faire appel à
l’armée, qui n’est
pas préparée à
maintenir l’ordre
dans la société
civile, a été une
grande erreur »
JULIO PINTO
historien
É T H I O P I E
Soixante-sept morts
dans des manifestations
Des manifestations qui ont
secoué cette semaine la pro
vince d’Oromia, entourant la
capitale AddisAbeba, ont fait
67 morts. Elles ont débuté
mercredi 23 octobre après que
l’opposant Jawar Mohammed
a déclaré que la police avait
encerclé son domicile, sans
que l’on ne connaisse la rai
son de cette intervention. Ses
partisans disent leur colère à
l’égard du premier ministre
Abiy Ahmed, Prix Nobel
de la paix 2019. – (Reuters.)
AMÉLIE DE MONTCHALIN
Secrétaired’État française chargée des
affaires européennes
répond aux questions deFrançoiseJoly
(TV5MONDE)etPhilippeRicard
(LeMonde).
Diffusion sur TV5MONDE
et sur Internationales.fr
Le grand entretien
surl’actualitédumonde
Ce dimancheà12h
en partenariatavec
AMÉLIE DE MONTCHALIN
Secrétaire d’État française chargée des
Françoise Joly
AMÉLIE DE MONTCHALIN
Secrétaire d’État française chargée des
Françoise Joly
Photo
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hristophe Lartige
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