Libération - 22.10.2019

(Michael S) #1
Des Serbes nagent dans le lac

B


ranko fait de grands gestes en
montrant les eaux sombres
du lac derrière lui. Pour cet
imposant quinquagénaire qui ha-
bite sur une colline des alentours, le
lac de Gazivode reflète tous les jours
le bras de fer qui oppose Belgrade et
Pristina depuis l’indépendance du
pays en 2008. «Ce lac, il sert à tout
le monde, explique-t-il, un sac de
courses à la main. C’est la Serbie qui
donne de l’eau au Kosovo, les Alba-
nais, eux, n’ont jamais eu d’eau.
­Jamais.» Appelé Gazivode en serbe
et Ujman en albanais, ce lac de bar-
rage est l’un des plus importants
des Balkans. Sa construction sur la
rivière Ibar a démarré du temps de
la Yougoslavie de Tito, dans les an-
nées 70, afin de sortir le Kosovo de
son isolement économique. Au-
jourd’hui, le lac est situé pour ses
trois quarts au Kosovo, mais dans
une région où Pristina n’a encore
que peu d’emprise.

Le long de la route qui serpente au-
tour du lac, le drapeau aux couleurs
panslaves (rouge, bleu et blanc)
trône un peu partout et l’alphabet
cyrillique s’affiche seul sur les pan-
cartes et les devantures des maga-
sins. Sur l’un des ponts proches de
la frontière serbe, des ouvriers
­repeignent des rambardes de ce
même bleu. Depuis la fin de la
guerre, il y a vingt ans, et encore
plus depuis 2008, Belgrade garde la
main sur la région de Zubin Potok,
ses 15 000 habitants et ses infras-
tructures. «L’électricité est amenée
par la Serbie, poursuit Branko en
désignant les turbines derrière lui.
Là-bas, il y a un minimum d’intérêt
pour le Kosovo. Ici, autour du lac, il
n’y a que des Serbes, rien d’autre.
C’est resté comme ça, après la guerre
entre les Serbes et les Albanais. Il y
a des pays qui ont reconnu le Kosovo
et d’autres non.»

Fumées sombres
Il y a un an, les dirigeants serbes
et kosovars se sont successivement
rendus sur le lac de Gazivode pour
en revendiquer la propriété. Lors

aura pas de prospérité économique
pour le pays. S’il n’y a pas d’eau pour
refroidir les générateurs des centra-
les, elles explosent dans les sept heu-
res qui suivent.» Persuadés de déte-
nir ainsi le meilleur atout pour
négocier, les Serbes jouent la carte
du pragmatisme. Pour cet expert,
qui aurait l’oreille de Belgrade, les
mauvais joueurs se trouvent du côté
de Pristina. «Les autorités du Kosovo
disent : “Ici, c’est le Kosovo et ce lac
est la propriété du Kosovo, point.” Ils
se comportent comme Milosevic
dans les années 80 quand il disait :
“Le Kosovo, c’est la propriété de la
Serbie. Si vous voulez vivre ici, soyez
un bon citoyen, si vous ne voulez pas,
partez vivre comme un réfugié.”
C’est exactement ce que font les Ko-
sovars en ce moment. Ils tirent des
profits des eaux du lac mais ils ne les
réinvestissent pas auprès des com-
munautés locales.»
Selon Belgrade, Pristina volerait
l’électricité produite grâce au bar-
rage pour la revendre, sans réinves-
tir dans les infrastructures du Nord,

Par
Louis Sellier
Envoyé spécial à Gazivode,
Pristina et Belgrade

d’une tournée sous haute tension
des enclaves serbes du nord du Ko-
sovo, le président serbe, Aleksandar
Vucic, a fait de ces eaux le miroir
des difficiles négociations débutées
en 2012 sous la pression de l’Union
européenne et aujourd’hui au point
mort. «Gazivode
m o n t re d e l a
meilleure des
manières l’am-
pleur du pro-
blème auquel
nous faisons
face, nos diver-
g e n c e s , n o s
âpres luttes poli-
tiques», décla-
rait-il aux médias
présents sur place.
Trois semaines plus
tard, c’était au tour du prési-
dent kosovar, Hashim Thaçi, d’y al-
ler, lors d’une promenade surprise
en bateau sur le lac, sous forte es-
corte policière. «Le Kosovo est un
pays unique, indépendant et souve-
rain», rappelait-il ce jour-là.
Cette nouvelle série de provocations
a été largement reprise et exagérée

par la plupart des médias des deux
pays, faisant ainsi vibrer les cordes
nationalistes. Ce qu’espéraient les
premiers intéressés. Car, entre l’an-
cien ministre de l’Information de
Slobodan Milosevic et le fondateur
de l’Armée de libération du Kosovo
(UCK), des tractations secrè-
tes étaient alors en cours
autour d’un éventuel
partage de territoi-
res. Comme l’ont
­relayé certains
médias, les deux
«meilleurs en-
nemis» auraient
ainsi plusieurs
fois discuté d’un
possible échange :
la vallée de Presevo,
­région majoritairement
albanaise du sud de la Serbie,
contre le nord du Kosovo, majoritai-
rement serbe. Une option «ethni-
que» tour à tour soutenue puis reje-
tée par les différentes puissances
internationales actives dans la ré-
gion, Etats-Unis en tête. Au centre
de ces mystérieux pourparlers, les
eaux de Gazivode.
«Le lac est la clé des négociations.»
Dans son bureau du Parlement ko-
sovar à Pristina, Adri Nurellari
­confie en avoir justement discuté
avec des ministres le matin même.
Il est conseiller politique au Parti
démocratique du Kosovo (PDK), le
parti issu de l’UCK. «Le lac est très
utile au Kosovo, explique-t-il.
D’abord, il fournit en eau potable de
nombreuses communes et une partie
importante de la population. Il est
aussi indispensable pour refroidir
nos centrales thermiques, qui sont
les principales sources énergétiques
du Kosovo et qui s’approvisionnent
en eau exclusivement à partir de Ga-
zivode.» Les 380 millions de mètres
cubes d’eau venus des rivières ser-
bes sont cruciaux pour l’indépen-
dance énergétique du pays. Le canal
qui traverse la plaine centrale koso-
vare file droit vers Pristina et les fu-
mées sombres d’Obiliq. Vétustes et
très polluantes, les deux centrales
à charbon, Kosovo A et B, produi-
sent 95 % de l’électricité du pays.
Sans Gazivode, impossible de
­refroidir l’eau nécessaire à leur
fonctionnement.

Carte du pragmatisme
Dans son Institut de développe-
ment économique territorial de Bel-
grade, Dragisa Mijacic esquisse une
carte et des scénarios possibles. Lui-
même originaire de la région de Ga-
zivode, il est l’un des principaux ex-
perts serbes sur la question du lac.
C’est un point sur lequel la Kfor
(Force de maintien de la paix de
l’Otan au Kosovo) a été très claire,
assure-t-il : «Vous pouvez vous entre-
tuer jusqu’au dernier survivant,
mais vous ne touchez pas à la distri-
bution d’eau. Donc l’eau n’a jamais
été coupée.» Même durant les pires
épisodes du conflit qui firent, selon
le Humanitarian Law Center à
­Pristina, 13 000 victimes (plus
de 10 000 Albanais et 2 200 Serbes)
de mars 1998 à juin 1999, le robinet
de Gazivode n’a jamais été fermé.
«Le développement économique du
Kosovo dépend de cette eau, pour-
suit Dragisa Mijacic. Sans elle, il n’y

50 km
AdriatiqueMer

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Pristina

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Gazivode

Reportage


Serbie-Kosovo


Le lac de


Gazivode, pôle


de discorde


Vingt ans après la fin de la guerre entre


les deux pays, Belgrade et Pristina se disputent


toujours les eaux de l’Ibar, considérées


par la partie albanaise comme essentielles


à son développement économique.


Un conflit local qui illustre la persistance


des rivalités dans cette partie des Balkans.


Monde


10 u Libération Mardi^22 Octobre 2019

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