Libération - 22.10.2019

(Michael S) #1
société de transport, uriner dans une
bouteille en restant dans son camion. Ça
vous a fait sourire...
J.-F.M.-T. : Oui, parce que quand j’ai été em-
bauché au début, je m’arrêtais à un café pour
aller aux toi­lettes. Au bout de quelques semai-
nes, je me suis dit que je perdais du temps. J’ai
alors vu plein de bouteilles au dépôt, c’est là
que j’ai compris. J’en ai pris une, je m’arrêtais
sur le côté et je pissais dedans, caché dans le
coffre pour gagner du temps.
J.P. : Le symbole, chez nous les livreurs à vélo,
ce sont les bouches d’égout ou de métro : ça
souffle de l’air chaud, donc je me mettais de-
vant pour me réchauffer en attendant ma
commande. Et puis un jour, je me suis dit que
je commençais à faire comme les SDF. J’étais
obligé de rester dehors pour que mon télé-
phone capte pour obtenir une commande.
Est-ce que l’ubérisation touche plus par-
ticulièrement certaines personnes?
J.-F.M.-T. : Ce qui compte pour l’employeur,
c’est le permis de conduire. Si vous avez un
casier ou un bracelet électronique, ce n’est
pas grave. Au ­contraire, on va même vous
mettre davantage la pression. C’est pour cela
que quand on voulait se mobiliser, certains
de mes collègues me disaient parfois : «Je ne
peux rien faire, je suis coincé, je suis obligé
d’accepter.»
J.P. : Dans la première société pour laquelle
j’ai bossé, il y avait un livreur que j’avais réussi
à associer à notre procédure aux prud’hom-
mes. Un jour, il m’a expliqué qu’il allait être
obligé de se retirer parce que même si on était
indépendants, son référent avait le juge d’ap-
plication des peines au téléphone chaque se-
maine... Pour la plateforme, un casier, c’est
­presque du pain bénit. L’ubérisation produit
aussi de ce fait une forme assez violente de

mençais tôt et terminais rapidement, le nom-
bre de colis augmentait le lendemain. Alors
j’avais mis en place des procédés pour trom-
per l’algorithme, comme ne valider ma der-
nière course qu’une fois arrivé au dépôt et
non chez le client. En faisant ça, j’avais vu
mon nombre de colis baisser : ça me permet-
tait de prendre une pause à midi.
Dans ces métiers, même s’il y a une part
de ­déshumanisation que vous décrivez,
liée notamment à l’algorithme, est-ce
qu’on peut parvenir à conserver un rap-
port humain avec les personnes que l’on
livre?
J.-F.M.-T. : C’est parfois difficile parce qu’on
subit aussi la pression des chefs. Un jour, j’ai
livré une dame dans le XIe arrondissement à
Paris, elle m’a dit : «Oh, ça change, vous êtes
élégant.» J’ai compris par la suite que la consi-
gne était de courir pour ­effectuer les livrai-
sons. Quand les livreurs arrivaient chez les
clients, ils étaient dégoulinants de sueur. Et
les clients n’aiment pas ça, alors ils font de
mauvais retours.
Sans trop dévoiler le film, on y voit à un
moment donné le père, livreur pour une

Événement


Ken Loach, jeudi, à l’avant-première de Sorry We Missed You à l’UGC Normandie, à Paris, en train de discuter avec Olivier Besancenot et Alain Krivine.


«Si vous avez un casier


ou un bracelet


électronique, ce n’est pas


grave. Au ­contraire, on


va même vous mettre


davantage la pression. »
Jean-François Makosso-Tchapi
ancien livreur Amazon Prime

on a le sentiment que
l’on va devenir son propre patron. Ce
message touche particulièrement les plus
précaires, qui ont parfois l’impression
d’avoir toujours eu à rendre des comptes.
A l’époque, ce discours vous a séduit
aussi?
Jérôme Pimot : Oui, en partie. Quand tu par-
les à des jeunes, ils préfèrent ne pas être sala-
riés parce qu’ils ne veulent pas toucher seule-
ment un smic ou avoir quelqu’un au-dessus
d’eux. L’ubérisation a donc permis de s’en ex-
traire. Mais le boss, on se rend rapidement
compte qu’on l’a dans le téléphone. Ce n’est
plus une personne physique que tu croises de
temps en temps à la machine à café, il est tout
le temps sur ton dos. Il sait la vitesse à laquelle
tu vas, où tu vas... On n’a plus de patron mais
on a des objectifs, on se rend compte que ce
sont les algo­rithmes qui nous guident. En fait,
avec ce système, on devient nous-mêmes des
robots. Dans le film, ça a des répercussions
sur la vie de la famille, ce n’est pas très éloigné
de la réalité. Les algorithmes voudraient faire
de nous des instruments de la matrice.
Jean-François Makosso-Tchapi : Oui, il y
a toujours ce système de statistiques qui rem-
place le patron. C’est exactement ce qu’on a
vécu en tant que livreurs Amazon, même si
nous étions salariés. Il y a quand même cette
idée que tu vas avoir ton propre camion, que
tu vas le ramener chez toi, que tu seras libre.
Mais quand je prenais ma pause, pendant une
heure, le téléphone savait exactement où
j’étais et ce que je faisais. Un jour, mon supé-
rieur m’avait clairement montré sur son ordi-
nateur les données sur chaque livreur : ca-
dence, efficacité... En tant que livreur, quand
on sait ça, on peut tricher. Au bout de quel-
ques mois, j’ai compris que lorsque je com-


Suite de la page 3 lutte, qui passe parfois à un cheveu du drame.
Certaines personnes ­vivent très mal leur
­condition. J’ai dû en désamorcer plusieurs qui
étaient déçus, ils n’avaient plus rien à perdre.
Est-ce qu’on peut être heureux en faisant
ce genre de métier?
J.P. : Travailler pour des plateformes ne peut
pas rendre heureux car il faut être productif
de 8 heures du matin à 22 heures le soir, ça
n’est pas compatible. Tu ne peux pas rester
trop longtemps dans ce secteur, on n’est pas
des machines.
J.-F.M.-T. : J’ai fait d’autres métiers où je com-
mençais tôt et je terminais tard. En tant que
livreur, ce qui me gênait, c’était la cadence im-
posée. Un jour, j’ai essayé d’apporter des solu-
tions pour améliorer le dispositif et ils n’en
ont pas voulu. On m’a avoué que ce n’était pas
vraiment l’idée. C’est pour ça qu’on nous im-
pose ce rythme, pour qu’on soit fatigués et
qu’on exécute simplement ce qu’on nous de-
mande, sans réfléchir. Quand vous êtes trop
usé, vous partez, et on vous remplace.
Comment expliquer que ces services
(Uber, Deliveroo, Amazon) se soient ins-
crits à ce point dans notre mode de
­consommation?
J.P. : C’est du marketing. Il a fallu construire
dans la tête des gens l’envie de commander
ce que l’on veut à n’importe quel moment de
la journée et que ça ne coûte pas cher. Quand
Uber est arrivé avec ses VTC, ils ont proposé
d’emblée un service pas cher du tout. Ainsi ils
ont acheté les clients dans le but qu’un jour
ils soient captifs et qu’ils aient besoin de leur
service et non plus juste envie de faire appel
à lui. Pour ensuite augmenter les prix.
J.-F.M.-T. : J’essaie de comprendre aussi
comment les plateformes fonctionnent. Par
exemple, on m’a souvent répété au sein de


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