Libération - 22.10.2019

(Michael S) #1

L’


union de la gauche n’est plus un
songe. Interrogez n’importe quelle
personnalité, des socialistes aux
­insoumis, sur son rapport à Ken Loach et
la réponse fuse, unanime : «C’est l’un de mes
cinéastes préférés.» Députée de La France
insoumise, Clémentine Autain enchaîne les
avant-premières avec le réalisateur en tour-
née de présentation de Sorry We Missed
You dans l’Hexagone. L’insoumise s’en-
flamme : «Il représente une fidélité au
monde populaire et aux idéaux de gauche.
Combien de personnes ont découvert grâce
à lui la guerre d’Espagne avec Land and
Freedom? Combien ont pris conscience de
la bureaucratisation du système d’aides so-
ciales dans Moi, Daniel Blake ?»

«Naturaliste». Pour le député européen
LFI Emmanuel Maurel, Ken Loach «a re-
présenté pour la gauche française, peut-être
même plus que pour la gauche anglaise, le

cinéaste de référence qui s’opposait à la révo-
lution néolibérale en Grande-Bretagne sous
sa forme hard (Thatcher) ou soft (Blair). En
plus de ça, il revisite une mythologie pro-
gressiste qui touche les sphères militantes».
Souvent taquin avec le PS, son ancienne fa-
mille politique, Maurel estime que les so-
cialistes citent la double palme d’or à
­Cannes comme référence pour se «déculpa-
biliser» de la politique qu’ils ont menée au
pouvoir.
Pas sûr que le petit tacle file le sourire à Oli-
vier Faure. Depuis son élection à la tête du
Parti socialiste, le premier secrétaire tente
de replacer sa maison au centre de la
­gauche. Terminé les renoncements et les
«trahisons» du passé. Au nom de Ken
­Loach, il se lance sans hésitation : «C’est un
naturaliste mais pas un misérabiliste. Il a
pour moi ce talent de rendre leur dignité à
ces gens, qu’Emmanuel Macron dit de
“rien”, tout en décrivant pour les dénoncer
les injustices, les discriminations ou les
­inégalités.» Certains socialistes évoquent
en revanche leur «gêne» face aux attaques
du réalisateur britannique proche du La-
bour ­contre l’Etat d’Israël quand lui est un
défenseur de la cause palestinienne.
Eurodéputé et fan, Raphaël Glucksmann,
lui, se livre longuement, cite des films,
des scènes et des anecdotes sur ce cinéaste
qui le «touche énormément». Selon lui, le na-

tif de Nuneaton, en Angleterre, «mixe» la
«grande fresque historique», la gauche avec
un «grand H» et la gauche actuelle, celle
«des perdants face au libéralisme». Quand
Glucksmann se lance dans le jeu des compa-
raisons, ça donne : «Personne n’est meilleur
que lui sur le cinéma ­social, d’ailleurs ça res-
semble à du cinéma français, mais parfois je
me dis que son cinéma est un mélange entre
Ridley Scott et les frères Dardenne.»

«Imaginaire». Conquise, la gauche fran-
çaise s’appuie sur le nouveau Ken Loach
pour allier l’agréable à l’utile. Ces dernières
années, elle a eu mal à se faire entendre
dans les ­luttes sociales. Une forme d’im-
puissance, notamment face à l’ubérisation
et à la dégradation des conditions de travail
dans la nouvelle économie. La gauche es-
père rebondir grâce à cette histoire britan-
nique sur grand écran. «Ken Loach est utile
à nos combats parce qu’il nourrit un imagi-
naire de colère sociale et qu’il assume le
lien entre sa création et son engagement»,
souffle Clémentine Autain. Le réalisateur,
qui fréquente les politiques depuis des an-
nées, ne cache pas sa satisfaction de voir ses
films s’inviter dans les débats d’actualité.
Lors de son mini-tour de France, il s’est per-
mis de donner un conseil à la gauche hexa-
gonale : «C’est possible de changer les choses,
la classe ouvrière a tous les pouvoirs. S’il y
a les organisations poli­tiques avec des repré-
sentants, on peut tout changer. Le problème,
c’est qu’aujourd’hui la classe politique est es-
sentiellement représentée par les mêmes qui
dirigent ces entreprises. C’est une question
de leadership. Il faudrait un seul grand
parti de la gauche.»
Rachid Laïreche

La gauche française


dans la roue de Loach


Inaudibles et / ou à la traîne
sur la lutte contre le diktat
de l’algorithme, du PS à LFI,
les personnalités politiques
se revendiquent du cinéaste
engagé et espèrent profiter
de sa renommée.

l’entreprise que les clients demandaient à être
livrés le dimanche. Et quand j’arrivais chez
eux, je demandais : «Est-ce bien vous qui avez
demandé à être livré un dimanche ?» Ils répon-
daient que non, ce n’était pas le cas. Ce sont
des discours qu’on veut nous faire croire, qu’il
y a une forte demande.
Aujourd’hui, l’ubérisation est au cœur de
très nombreux débats économiques,
­sociaux et sociétaux. Comment voyez-
vous la suite?
J.P. : Je vois qu’il y a une espèce de conver-
gence cet automne. Comme si, en 2019, ça
coinçait enfin pour les plateformes.
J.-F.M.-T. : J’ai l’impression que l’objectif du
gouvernement, c’est d’accepter notre situa-
tion pour pouvoir accéder à leur prévision de
baisse du taux de chômage. Peut-être qu’à
présent, on va nous écouter aussi. Il y a de
plus en plus de livreurs Amazon qui me
­contactent pour se retourner contre l’entre-
prise. Là, c’est comme si la cocotte était en
train d’exploser. On a mis le couvercle, on a
serré, mais là c’est trop.
J.P.: Des parcours comme les nôtres sont le
témoin de ça aussi : il y a quatre ans, tu me
parlais de l’ubérisation, je n’en savais rien, je
participais au système. Mais ce qu’on a vécu
est tellement caricatural qu’on ne pouvait que
s’élever contre ça.
J.-F.M.-T. : Pour moi, mon passage dans
­l’entreprise n’était pas un hasard. Je pense
que je suis un grain de sable dans l’immense
machine, quelqu’un qui a dit ce qu’il pensait
du système.
J.P. : Oui, c’est ça, nous sommes des grains de
sable. Et il y en a de plus en plus, un peu par-
tout, c’est aussi ça qui fait que le sujet est de-
venu important ­aujourd’hui.
Recueilli par Gurvan Kristanadjaja


La députée LFI Clémentine Autain enchaîne les avant-premières avec le cinéaste britannique, en tournée de présentation dans l’Hexagone. Photos Rémy ARTIGES


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