Libération - 22.10.2019

(Michael S) #1
laire managérial rajeuni égrené dans
la scène d’embauche du père au dé-
but du film qui dresse un pro-
gramme d’anéantissement des rap-
ports sociaux encore existants dont
le film ne fera ensuite que déplier les
conséquences pour le quotidien de
ses personnages. Ce qu’il fait de fa-
çon tout à fait tactique, puisque le
scénario cherche à peser dans un
rapport de force avec la réalité et ses
beaux discours : chez ­Loach, de fa-
çon délibérée, la lourdeur de la dé-
monstration est à la mesure directe
de la violence sociale décrite. Elle est
sa traduction dans une autre ­langue,
la vieille langue du cinéma, ici à la li-
mite de la langue morte. C’est que la
forme du film (celle du mélodrame
réaliste anglais, portée à une per­-
fection d’un autre âge) se place dans
un pur rapport de résistance à toutes
les formes en circulation de son
­époque, à cette fluidité partout pro-
mise par l’ubérisation et dont il
cherche à mettre en évidence les
mensonges.
Sorry We Missed You est structuré
par cette dispute, il veut filmer une
bonne fois pour toutes la différence
entre un trajet en camion dans une
ville anglaise et le même parcours
dessiné par l’écran du GPS qui
presse Ricky de livrer ses colis à
temps : un conflit des temporalités,
où le temps de la vie et le temps du
travail (qui aspire à être non payé et
même payant en cas de faux pas, un
esclavage en fait) sont déclarés in-
compatibles. Mais si le temps du
film choisit clairement son camp
entre les deux, il le fait pourtant
avec ses propres automatismes, ses
ralentissements et accélérations ar-
bitraires, ultra-scénaristiques, effi-
cacement destinés à nous émouvoir
aux larmes et à nous révolter en un
temps record, et qui est loin d’être
libre. Forçant son spectateur à se
rendre ainsi à l’évidence, ne le
met-il pas à sa manière à son tour au
travail? La vieille parenté du ci-
néma et du capitalisme a toujours
interdit aux films de s’en croire
quittes à si bon compte, tributaires
qu’ils sont de cette ubérisation de
l’art qui dure depuis au moins leur
première sortie des usines Lumière.
Luc Chessel
Sorry We Missed You de Ken Loach, avec
Kris Hitchen, Debbie Honeywood... 1 h 40.

Événement


Dans Sorry We Missed You, Ricky (Kris Hitchen) travaille pour une société de livraison de colis, soi-disant «à son compte».

S


orry We Missed You, film «sur»
l’ubérisation de l’économie et
les récentes innovations dans
le domaine de l’exploitation des tra-
vailleurs, ou plutôt film «contre»
­elles, maîtrise pleinement son sujet,
pour mieux lui résister dans la
­perspective de le critiquer et de le
détruire. Film à sujet et fier de l’être,

continue son travail d’inventaire
des assauts ­concertés du capita-
lisme contre toutes les formes de
corps intermédiaires existantes en-
tre l’individu et lui : la famille, donc
(de Kes, 1969, ou Family Life, 1971,
à Sweet Sixteen, 2002), ailleurs
l’Etat (les ser­vices sociaux dans
le précédent Moi, Daniel Blake,
en 2016), la ­nation (irlandaise dans
Le vent se lève, 2006), ou encore,
dans toute son œuvre, les organisa-
tions militantes, associatives ou
syndicales permettant l’émergence
et l’en­tretien d’une conscience de
classe.
Chaque film décrit la façon dont la
destruction de ces instances laisse
l’individu, pris en tant que force de

travail corvéable à merci, tout seul
face au capital.

Mensonges. C’est cette solitude
qui menace ici à chaque plan Ricky,
Abby et leurs enfants, Seb et Lisa
Jane, en mettant en danger les liens
qu’ils continuent à entretenir tant
bien que mal. La même solitude qui
guette les personnes dont Abby, aide
à domicile, s’occupe toute la journée
(et qui veut l’obliger à les appeler ses
­«clients»), mais aussi les collègues de
Ricky dans la société de livraison de
colis pour laquelle il ­travaille soi-di-
sant «à son compte», ­selon les subti-
lités diaboliques de l’autoexploita-
tion de l’homme par l’homme. La
solitude a sa novlangue, un vocabu-

«Sorry We Missed You»,


les premiers de corvée


Le film de Ken Loach,
en salles ce mercredi,
dépeint les désillusions
de la nouvelle économie
dans une démonstration
dont la lourdeur est à
la mesure de la violence
sociale décrite.

dont chaque plan et chaque ré­plique
sont déterminés par son thème,
comme les étapes d’une démonstra-
tion, le dernier Ken Loach montre à
quel point la vie de ses personnages,
une famille de Newcastle, dans le
nord-est de l’Angleterre, est quant à
elle déterminée par les conditions
de travail des ­parents, Ricky et Abby,
qui ne leur laissent pas une seconde
le temps de vivre. La vie de famille
y est présentée comme un dernier
rempart au malheur et à la souf-
france, à ­condition qu’elle parvienne
à garder la forme, en trouvant un
peu de temps pour elle.

Novlangue. Cinéaste des saines
colères depuis les années 60, Loach

Dans chacun de ses films, Ken Loach décrit des individus pris en tant que force de travail, corvéables à merci, seuls face au capital. Photos Le pacte

6 u Libération Mardi^22 Octobre 2019

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