Les Echos - 22.10.2019

(avery) #1

Les marques se donnent un nouveau genre


Clotilde Briard
@ClotildeBriard

Longtemps, la question du genre a
fait partie des signaux faibles.
Aujourd’hui, elle occupe le devant
de la scène. La couverture du
magazine « Elle » du 11 octobre,
mettant à l’honneur Valentina
Sampaio, « top modèle transgenre
symbole d’une époque », suffit à s’en
convaincre. Quelques mois plus
tôt, la France déléguait à l’Eurovi-
sion le chanteur Bilal Hassani, qui
a fait de ses perruques sa marque
de fabrique.
Les entreprises ont bien
entendu le message sur les évolu-
tions de la société. Valentina Sam-
paio est devenue l’une des égéries
de la lingerie Victoria’s S ecret. Goo-
gle a sorti des émojis non genrés.
Les griffes commencent à intégrer
le besoin de se pencher différem-
ment sur la question des identités.
Les jeunes générations y sont pour
beaucoup. Elles se montrent, pour
une partie d’entre elles du moins,
lassées des normes et des distinc-
tions trop tranchées.
L’éducation se révélant cruciale
dans l’évolution des mentalités, le
jouet est un bon terrain de jeu p our
faire de nouvelles propositions.
Mattel vient de lancer Creatable
World, des poupées au genre non
défini. Leur base se voulant neutre,

elles peuvent arborer deux types
de coiffures et se doter d e multiples
accessoires pour que les bambins
les façonnent à l’envi. Le groupe
veut en faire le reflet d’une société
qui « ne cesse d’encourager l’inclu-
sion ».
Mattel a eu raison de créer une
marque pour l’occasion. Les e fforts
que le groupe a faits sur Barbie
pour lutter contre certains clichés
ont été peu perçus. La poupée
mannequin a eu sa version cosmo-
naute dès 1965 et s’est présentée à
la présidentielle américaine en


  1. Bien avant que des femmes le
    fassent dans la vie réelle. Pourtant,
    dans l’imaginaire collectif, la pou-
    pée symbolise d’abord les stéréoty-
    pes liés à la féminité.
    Mattel est loin d’être le seul à
    prendre position. En France, les
    professionnels du j ouet ont signé le
    24 septembre une charte d’e ngage-
    ments volontaires pour « lutter
    contre les préjugés de genre » avec le
    ministère de l’Economie et celui
    des Solidarités et de la Santé. Mais
    certains n’ont pas attendu ce coup
    d’envoi collectif. L’enseigne Oxybul
    en a fait u n principe de base. « Chez
    nous, le non-genré est un non-sujet.
    Notre offre s’adresse à tous les
    enfants. Les cuisines n’ont aucune
    raison d’être roses », relève Cathe-
    rine de Bleeker, directrice de mar-
    que Oxybul Eveil et Jeux.


Parmi les secteurs qui ont pris le
problème à bras-le-corps, le par-
fum multiplie les initiatives. Le
récent Gucci Mémoire d’une
Odeur se veut une senteur sans
genre ni époque spécifiques. Chez
Celine, la première collection de
fragrances signées du créateur
Hedi Slimane sortant fin octobre,
se veut, elle aussi, à la fois mascu-
line et féminine. A chacun de choi-
sir des notes boisées ou florales
sans a priori. Si Calvin Klein avait
frappé les esprits dans les années
1990 avec son parfum CK One que
pouvaient porter hommes et fem-
mes, son positionnement était dif-
férent, plus axé sur la mixité.
« Aujourd’hui, ce n’est plus l ’unisexe
qui est au cœur des réflexions. Cela
va plus loin. On est dans l’indéfini-
tion. A chacun de créer son iden-
tité », analyse Monique Large, fon-
datrice de Pollen Consulting,
spécialisé dans l’innovation et la
prospective.
Les grands groupes sont particu-
lièrement concernés par le mouve-
ment. Parce que ce sont eux qui
sont régulièrement mis au banc des
accusés. Il y a quelques années, une
fronde était née sur la différence de
prix très nette entre les rasoirs pour
hommes et ceux pour femmes. Bic
y a répondu aux Etats-Unis avec sa
marque Made for You, destinée à
tous et vendue sur Amazon.

L’écueil pour les entreprises
serait néanmoins de lancer des
produits sans personnalité dans
l’espoir d’être le plus consensuel
possible. Lutter contre les stéréoty-
pes ne veut pas dire n’avoir plus
rien de féminin ou de masculin. De
toute façon, les marques sont rare-
ment monolithiques. Le non-genré
est souvent conçu comme une
option parmi d’autres. Les émojis
de Google ont juste été ajoutés à
ceux qui existaient déjà. Si les Gale-
ries Lafayette ont opté dans leur
magasin des Champs-Elysées pour
une approche de la mode mêlant
vêtements masculins et féminins,
leurs autres points de vente sont
restés sur des chemins classiques.
Les prises de position autour du
non-genré ne sont pas sans risque.
Les marques peuvent aussi subir
des retours de bâton sur les réseaux
sociaux. Comme cela a été le cas en
2017 quand l’Anglais John Lewis
avait suscité de fortes réactions en
annonçant gommer les frontières
entre filles et garçons dans ses vête-
ments pour enfants. « Le sujet reste
clivant, même s’il l’est moins qu’il y a
encore deux ans », estime Monique
Large. Mais dans un monde où les
clients sont à la recherche de mar-
ques qui ont du sens, les gages
montrant qu’elles ont compris leur
époque restent les bienvenus. Sans
en faire un nouveau diktat.n

L’ANALYSE


DE LA RÉDACTION


Sensibles aux évo-


lutions de la société,


de Mattel à Bic,


les entreprises


sont de plus en plus


nombreuses à lancer


des produits « non


genrés ». Les jeunes


générations sont


particulièrement


réceptives au sujet.


Kristelle Rodeia

pour « Les

Echos »

D


Les points à retenir



  • La question du genre occupe
    aujourd’hui le devant
    de la scène.

  • Les marques ont compris
    l’intérêt de tenir compte de
    cette évolution de la société.

  • Mattel propose par exemple
    des poupées au genre non
    défini, façonnables à l’envi.

  • Le secteur des parfums
    multiplie les initiatives du
    même genre, ainsi que le prêt-
    à-porter.

  • Le non-genré est toutefois
    conçu par les marques comme
    une option parmi d’autres
    dans leur gamme de produits,
    pour ne pas exclure les clients
    qui ne souscriraient pas à ce
    genre d’initiatives.


LE
COMMENTAIRE


de Laurence Daziano


Renouer avec un projet européen, de Brest à Vladivostok


E


mmanuel Macron a opéré
cet été, avec la rencontre de
Brégançon avec Vladimir
Poutine puis la Conférence des
ambassadeurs, un « tournant »
russe. Renouant avec un discours
gaulliste, le président de la Répu-
blique a rappelé que l’Europe pou-
vait se construire de Brest à Vladi-
vostok, unie par une même culture
occidentale, bercée par l’époque
des Lumières. Au-delà du rappel
historique, les contentieux diplo-
matiques et militaires demeurent
toutefois nombreux entre les
Européens et les Russes, de
l’Ukraine à la Syrie, en passant par
les cybermenaces ou la course aux
armements.
Emmanuel Macron a pointé un
horizon stratégique angoissant
pour les Européens : être pris en
étau, dans les prochaines années,
entre l’impérialisme unilatéral

américain, de plus en plus agressif
en matière numérique, commer-
cial, monétaire ou juridique, et la
Chine qui, forte de son immense
marché intérieur, met patiemment
en œuvre sa stratégie de puissance
mondiale. Le président de la Répu-
blique a posé la question de l’auto-
nomie stratégique des Européens,
en appelant les Russes à ne pas
s’écarter du monde occidental
pour se tourner vers la Chine.
Nous partageons en effet les
mêmes préoccupations stratégi-
ques : éviter une confrontation
entre les Etats-Unis et la Chine,
dont les Européens et les Russes
seraient les grands perdants. Pour
y répondre, un « deal global » entre
l’Europe et la Russie pourrait être
mis sur la table, qui comprendrait
un accord sur l ’Ukraine, une d éses-
calade en Syrie et la négociation
d’un accord commercial UE-Rus-

des Européens. Depuis les années
1990, Washington a multiplié les
lois extraterritoriales qui impo-
sent à l’ensemble des entreprises
de respecter les lois américaines.
Les entreprises françaises ont été
particulièrement touchées, au pre-
mier rang BNP Paribas. De même,
les sanctions internationales
contre certains Etats, dont la Rus-
sie, sont conçues pour avoir une
compétence universelle mais
défendent les seuls intérêts améri-
cains. Les sanctions à l’égard de
Moscou auraient fait « perdre »
plus de 100 milliards d’euros au
commerce bilatéral entre l’UE et la
Russie depuis 2014, selon l’Institut
d’économie internationale de Kiel,
soit e nviron 20 fois plus qu’au com-
merce entre les Etats-Unis et la
Russie. Les discussions en cours
sur de nouvelles sanctions améri-
caines, notamment contre le gazo-

duc Nord Stream 2, ont pour toile
de fond une politique offensive
d’export du gaz américain en
Europe. Donald Trump le dit clai-
rement : le g az américain doit rem-
placer le gaz russe en Europe,
même s’il est plus cher.
L’Europe, qui tarde à répondre à
l’offensive a méricaine, d oit trouver
des alliés pour sauvegarder son
autonomie stratégique. Il ne s’agit
pas d’être idéaliste dans notre poli-
tique russe, mais de regarder les
relations internationales avec le
réalisme qui s’impose, car s elon un
vieux proverbe russe : « Le beau
moment d’une dette, c’est quand on
la paie. »

Laurence Daziano, maître
de conférences en économie
à Sciences Po, est membre
du conseil scientifique
de la Fondapol.

sie. Mieux : nous pourrions discu-
ter d’une initiative visant à encou-
rager la coopération dans les
domaines nucléaire, gazier et élec-
trique entre la Russie et l’Union
européenne.

La dérive populiste de nos alliés
anglo-saxons agit comme un accé-
lérateur pour un tournant euro-
péen vers l’Est. Le déploiement
croissant de l’unilatéralisme amé-
ricain, notamment en matière de
sanctions extraterritoriales, est un
second facteur de préoccupation

La dérive populiste
de nos alliés anglo-
saxons agit comme
un accélérateur pour
un tournant européen
vers l’Est.

10 // Mardi 22 octobre 2019 Les Echos


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