Les Echos - 22.10.2019

(avery) #1

Les Echos Mardi 22 octobre 2019 IDEES & DEBATS// 11


opinions
L’échec passionnant


du libra de Facebook


c’est le « too big to fail ». Vous pouvez
faire confiance à cette banque, à cette
monnaie, car s a chute s erait u n tel choc
que l’Etat sera obligé de venir à votre
secours! C’est évidemment une mau-
vaise source. Tout comme la sixième,
fragile et qui pourtant survit : la mode.
Ou plutôt l’engouement, que savent si
bien manier les géants de la tech – et
qui a contribué à la gloire du bitcoin.
Mais ça ne dure évidemment pas très
longtemps.
Reste la septième racine : la relation
personnelle. Au Moyen Age, les pre-
miers banquiers étaient des négociants
enrichis, bien connus de leur corpora-
tion. Quand les banquiers vénitiens se
sont lancés à l’international, pour
transporter par exemple de la valeur
par une simple lettre à Amsterdam, ils
l’ont fait en famille – un frère, un oncle
ou un fils partait s’installer en Hollande
pour certifier les transactions.
A l’ère moderne, cette relation per-
sonnelle paraît obsolète, bien que le
banquier ou l’assureur s’efforce tou-
jours de mieux connaître son client. Le
numérique permet pourtant de la réin-
venter. BlaBlaCar, la plate-forme de
covoiturage, en donne un exemple
parmi d’autres. Son fondateur, Frédéric
Mazella, explique que son métier n’est
pas de transporter des gens, mais de
créer de la confiance e ntre des individus
qui ne se connaissent pas – un conduc-
teur et un non-conducteur.
Ici, Facebook a un problème évident :
l’entreprise inspire à peu près tout sauf
la confiance. L’usage des données per-
sonnelles qu’elle collecte auprès des cen-
taines de millions d’utilisateurs accros à
ses services p ose une foule de questions.
Le formidable essor des fausses infor-
mations passe notamment par elle.
Faute de confiance, le libra paraît
condamné à échouer. Mais cet échec
révèle un avenir monétaire formidable-
ment ouvert. Les banques centrales ont
développé brutalement leurs projets de
cryptomonnaie, en particulier en
Chine. De nouveaux acteurs préparent
des projets dans tous les recoins de la
finance, avec de nouveaux outils. Là,
Facebook a raison : l’avenir de la mon-
naie s’écrira au pluriel.

Jean-Marc Vittori est éditorialiste
aux « Echos ».

bitcoin, la première grande monnaie
numérique, dont le succès repose sur
l’engagement qu’il n’y en aurait jamais
plus de 21 millions d’unités. Mais le libra
ne devait pas être rare.
La deuxième source de la confiance
est la puissance. Le profil de Jules César
figurait déjà sur des pièces de monnaie
il y a deux mille ans. Mais si Mark Zuc-
kerberg dirige l’empire Facebook, il n’a
pas le pouvoir de contraindre ses
« sujets » à accepter sa monnaie. La
troisième source est la richesse. Quand
Benjamin Delessert crée le livret d’épar-
gne il y a deux siècles pour inciter les
pauvres à mettre de l’argent de côté, il
est non seulement un banquier réputé
mais aussi sans doute l’homme le plus
riche de France à l’époque. Mark Zuc-

kerberg, lui, détient la 8e fortune mon-
diale, à en croire l e magazine « Forbes ».
Mais sur une planète qui s’est formida-
blement enrichie, la fortune d’un seul
homme, aussi grande soit-elle, ne cons-
titue plus une garantie suffisante.
La quatrième source, la plus impor-
tante aujourd’hui, est la qualité des ins-
titutions publiques et des réglementa-
tions. Elle peut, bien sûr, être prise en
défaut, comme en 2008. Mais les mon-
tagnes de normes financières, la super-
vision parfois tatillonne exercée par des
dizaines de milliers d’excellents fonc-
tionnaires, et des Etats solides (la Suisse
attire davantage d’investisseurs que
l’Argentine) forment sans doute le
meilleur terreau de la confiance – ou le
moins mauvais. Or cet énorme appareil
se cabre logiquement contre toute con-
currence du système en place. Le bit-
coin comme le libra en font les frais.
La cinquième source de la confiance
est paradoxale et pourtant bien réelle :

Facebook a un problème
évident : l’entreprise
inspire à peu près tout
sauf la confiance...

... et le formidable
essor des fausses
informations passe
notamment par elle.

La monnaie universelle de Facebook ne verra pas le jour.


Le géant américain avait oublié ce qui est au cœur de la monnaie


et de la finance : la confiance et ses sept racines.


DANS LA PRESSE
ÉTRANGÈRE


  • En 2015, trois d étenus d’une prison de
    haute sécurité de l’Etat de New York
    avaient créé la surprise en battant, lors
    d’un débat, des étudiants de Harvard.
    Quatre ans après, le « Wall Street Jour-
    nal », qui avait assisté alors à ce tournoi
    universitaire, les a retrouvés : deux sont
    sortis de prison et ont des emplois, et le
    troisième, encore incarcéré, a réussi sa
    maîtrise. Les trois, souligne le journal,
    ont bénéficié d’un programme de l’uni-
    versité Bard d’A nnandale-on-Hudson
    pour les prisons qui, gratuitement, per-
    met à des prisonniers de faire des étu-
    des. « Nous voulons raconter notre his-
    toire pour changer le regard sur les gens
    derrière les barreaux », a dit ainsi au
    « Wall Street Journal » Dyjuan Tatro,
    qui fut l’un des vainqueurs du concours
    face à l’élite universitaire. « C’est u ne his-
    toire de travail ardu, de rédemption et
    d’espoir », dit l’ancien prisonnier.
    Les places sont chères pour les quel-
    que 300 étudiants aujourd’hui détenus
    dans six prisons de l’Etat de New York.
    Dyjuan Tatro, qui a passé douze ans
    derrière les barreaux pour une agres-
    sion, est aujourd’hui responsable de la
    « Bard Prison Initiative » pour expli-
    quer son fonctionnement aux députés
    et lever des fonds. Le programme n’a
    pas que des partisans. Certains sont cri-
    tiques, estimant que nombre de
    citoyens honnêtes doivent financer dif-
    ficilement leurs propres études univer-
    sitaires. Après des débuts difficiles, Car-
    los Polanco, qui a passé quatorze ans en
    prison pour homicide involontaire, tra-
    vaille, lui, dans une firme d’investisse-
    ment. Le troisième, Carl Snyders, incar-
    céré i l y a plus de vingt ans p our meurtre
    et qui sortira en 2024 de prison, a décro-
    ché une licence en études sociales et
    une maîtrise e n études professionnelles
    du Séminaire théologique de New York.
    Et en France? Un énarque serait-il
    battu? —J. H.-R.


Quand la prison devient
l’université de la réussite

LE MEILLEUR DU
CERCLE DES ÉCHOS

Cessons de rejeter
les seniors!

Les préjugés et les comportements
discriminatoires envers les personnes
âgées sont, comme le racisme et le sexisme,
absolument mortifères. Il faut reconnaître
à sa juste valeur l’apport des seniors dans
notre société, écrit Pierre-Marie Chapon,
directeur général de VAA Conseil.

RAPPORT « La députée Audrey Dufeu
Schubert (LREM) devrait remettre un
rapport dans les prochains jours au Premier
ministre sur la question de l’âgisme. [...]
Troisième type de discrimination après le
racisme et le sexisme, l’âgisme est beaucoup
plus insidieux car notre propre regard sur
la vieillesse traduit notre rapport
à la fragilité, au vieillissement, à la mort. »

UTILITÉ « Comment en est-on arrivé là?
Selon Freud, c’est l’opposition entre jeunes
et vieux qui structure le plus le psychisme
chez l’humain. [...] La problématique repose
sur l’utilité supposée des individus. Il y a les
utiles – les actifs – et les inutiles, notamment
les vieux. De fait, les médias, les publicitaires
et malheureusement chacun de nous
contribue à renvoyer l’aîné à l’inutile.
Qui n’a jamais pesté au supermarché
derrière un senior alors que la file d’attente à
la caisse est longue prétextant qu’il pourrait
venir à un autre moment plus opportun? »

PLACE « Les personnes âgées apportent
à nos sociétés une contribution importante
qui, en grande partie, n’est pas suffisamment
reconnue. Par exemple, partout dans
le monde, les personnes âgées s’occupent
d’enfants, renforcent les communautés
et apportent une aide économique à leurs
enfants et petits-enfants. [...] Il conviendrait,
comme le préconise le rapport Libault,
de revaloriser les métiers du grand âge
en s’appuyant justement sur les jeunes. »

a
A lire en intégralité sur Le Cercle :

Si Mark Zuckerberg dirige l’empire Facebook, il n’a pas le pouvoir de contraindre ses « sujets » à accepter sa monnaie. lesechos.fr/idees-debats/cercle
Photo Fabrice Coffrini/AFP


Fabrice

Coffrini/AFP

C


ette fois-ci, Big State a gagné
contre Big Tech. Le libra est
mort. S i jamais le projet de mon-
naie porté par le géant américain Face-
book finit par voir le jour, il occupera
sans doute une niche, comme le paie-
ment d’un type de transactions numéri-
ques ou le transfert d’argent des immi-
grés vers leur pays d’origine. Rien à voir
avec la perspective grandiose d’une
nouvelle devise adoptée à la vitesse du
clic par des milliards de femmes et
d’hommes. Et pourtant, le libra nous dit
beaucoup de choses sur la monnaie.
Commençons par l a fin du projet uni-
versel. David Marcus, qui porte le projet
chez Facebook, explique désormais
qu’il pourrait plutôt créer plusieurs
libras, chacun adossé à la monnaie du
pays concerné. Les autorités publiques
ont exercé u ne pression implacable. L es
grands argentiers de la planète ont
même posé des conditions qui auraient
empêché le dollar ou l’euro d’émerger!
Les alliés l es p lus précieux de Facebook,
ceux qui œuvrent déjà dans les paie-
ments (PayPal, Visa, MasterCard et
Stripe), ont jeté l’éponge.
Dans cette histoire, Facebook a péché
par orgueil. Le puissant réseau social a
ignoré l’essence de la monnaie et, plus
largement, de la finance : la confiance.
La monnaie n’est qu’une promesse.
Celui q ui apporte 20.000 euros à un con-
cessionnaire ressort avec une automo-
bile. Celui qui apporte 20.000 euros à un
financier ressort avec la promesse de
recevoir un peu plus d’argent dans cinq
ans, ou que cet argent soit transmis à un
destinataire ailleurs dans le monde.
D’où vient cette confiance dans la
monnaie et la finance? Elle vient de
sept racines. D’abord, la confiance est
venue de la rareté. Argent, coquillages,
voire cigarettes dans les camps de pri-
sonniers... Cette conception peut paraî-
tre datée – Keynes parlait déjà de l’or
comme « relique barbare » il y a près
d’un siècle – c’est pourtant la recette du


LA
CHRONIQUE
de Jean-Marc
Vittori


LE LIVRE
DU JOUR

Courir à Pyongyang


LE PROPOS Au cours d’une soirée
créole arrosée, le narrateur
imagine un projet fou : s’inscrire
au marathon de Pyongyang,
ouvert aux étrangers depuis 2013.
Il le dispute sous le dossard 1071,
accompagné d’une attachée de
presse littéraire pas vraiment
sportive et de son tonton, un pro
des courses extrêmes.

L’AUTEUR Quadra installé à Lyon,
Jacky Schwartzmann a déjà vécu
plusieurs vies : éducateur, libraire,
assistant logistique chez Alstom.
Depuis 2016, il excelle dans le polar
noir caustique, souvent social et
politiquement incorrect, comme
« Pension complète », lutte des
classes savoureuse et sanglante au
camping.

L’ INTÉRÊT « Tout sauf
baroudeur » mais amateur de
vacances dans les dictatures
depuis sa prime jeunesse, l’auteur
raconte avec humour ses
quarante heures de voyage vers ce
qu’il imagine « un Truman Show
version 1984 » et son séjour dans ce
décor de théâtre postsoviétique
kitsch et décalé, tour à tour
fantomatique et artificiellement
animé. Lors de visites fortes en
propagande, notamment dans les

musées (43 en 9 jours !), sous la
surveillance d’un guide maîtrisant
l’anglais quand ça l’arrange, il
essaie – en vain – d’aller à la
« rencontre du peuple », virée dans
le métro et pique-nique au parc
inclus. De ce « safari » à la fois
décevant et mémorable, il tire des
impressions inattendues, comme
celle d’une société de loisirs qui
s’esquisse dans les parcs
aquatiques. Cela valait bien les
4.000 euros que lui aura coûté ce
projet para-sportif hors du
commun!
—Isabelle Lesniak

Pyongyang 1071
Jacky Schwartzmann, éd. Paulsen,
192 pages, 19,90 euros.
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