Les Echos - 22.10.2019

(avery) #1

12 // IDEES & DEBATS Mardi 22 octobre 2019 Les Echos


art&culture


La chanteuse L et Thomas Jolly arpentent le « jardin de silence » de Barbara.

Barbara, face cachée


Vincent Bouquet
@VincentBouquet

Ces derniers mois, tout
semblait avoir été dit, écrit,
chanté sur Barbara. A
l’occasion du vingtième
anniversaire de sa mort,
survenue le 24 novembre
1997, ses proches ou héri-
tiers, de Gérard Depardieu à Alexandre
Tharaud en passant par Mathieu Amalric, y
sont tous allés de leur tour de chant, album,
film pour rendre grâce à son œuvre foison-
nante et à sa p ersonnalité mystérieuse. His-
toire d’éviter l’hommage de trop, la chan-
teuse L – de son vrai nom Raphaële
Lannadère – et le metteur en scène Tho-
mas Jolly ont esquissé un pas de côté et
conçu une rêverie musicale, capable
d’éclairer la Dame en noir d’une lumière
nouvelle, de sonder la part de vérité de la
femme dissimulée sous le masque de
l’artiste.

Motifs barbaresques
Le duo s’est alors aventuré hors des sen-
tiers battus et est allé piocher dans des
entretiens écrits, radiophoniques et télévi-
suels accordés par Barbara d urant toute sa
carrière. S’y dévoile, au long de circonvolu-
tions torturées et tortueuses, une femme
impétueuse qui n’aime pas sa voix, doute
de son talent, réfute les qualificatifs de
« poète » ou d’« auteur-compositeur » et
leur préfère celui d’« interprète ». Une
artiste engagée, aussi, dans la lutte contre
le sida, en plein concert ou en toute discré-

tion au gré de visites secrè-
tes en prison.
Rapportée directement
ou indirectement, cette
appréhension particulière
de la scène, de son public,
de son métier, qu’e lle veut
voir échapper à tout « fonc-
tionnariat », se dessine
aussi en musique. Là
encore, L et Thomas Jolly sont allés gratter
au-delà de la couche tubesque. Aux
fameux « L’Aigle noir », « Göttingen » ou
« Nantes », auxquels ils ne font que des
allusions, i ls ont préféré des r efrains moins
éculés comme « La Joconde », « A mourir
pour mourir », « La Solitude », « Mon
enfance », « Elle vendait des p’tits
gâteaux », mais aussi des morceaux de L
(« Tant pis »), de Brassens (« La Com-
plainte des filles de joie ») et de Fragson
(« Les Amis de Monsieur ») tous deux
interprétés en son temps par Barbara.
Accompagnée par Babx au piano, sertie
et entourée de motifs barbaresques qui se
fondent naturellement dans l’univers scéni-
que de Thomas Jolly, L ne cherche jamais,
et c’est heureux, à singer les intonations et
la voix hors norme de la Dame en noir,
mais s’approprie les mots de celle q ui a tou-
jours été, pour elle, une muse et une mère
étouffante à la fois. A ses côtés, le metteur
en scène pousse la chansonnette et joue le
rôle d u trublion, tantôt journaliste c abotin,
tantôt c onfident, ami ou ministre de la Cul-
ture un peu trop bavard. Un trio tout en
complicité et en simplicité qui a su tenir,
avec modestie, son audacieux pari.n

THÉÂTRE
Un jardin de silence
Conception
L (Raphaële Lannadère),
MS Thomas Jolly.
La Scala Paris
(01 40 03 44 30),
jusqu’au 3 novembre.
Durée : 1 h 10.

Un « Freischütz » de petit calibre


« Le Freischütz » appelle à
rencontrer, dans les forêts
tourmentées de Caspar
David Friedrich, les créatu-
res fantastiques de Johann
Heinrich Füssli et l’image-
rie d’un folklore populaire
que redécouvrait le pre-
mier romantisme alle-
mand. Autant dire que le
premier degré peut facile-
ment basculer dans l e
kitsch. Cette histoire de concours de tir des-
tiné à élire le futur époux d’Agathe, la fille
du garde forestier, est à dormir debout.
Max, le prétendant malchanceux, fait
appel à Kaspar, obligé du démon Samiel,
pour obtenir des balles magiques qui attei-
gnent à coup sûr leur cible. L’opéra,
applaudi d ès s a création en 1821 à Berlin, fut
remarqué par le long épisode « de la Gorge
aux Loups », où un rituel satanique préside
à la fonte des fameuses balles dans une
ambiance surnaturelle, suggérée par une
musique saisissante.
Confier « Le Freischütz » à Clément
Debailleul, Raphaël Navarro et Valentine
Losseau était une bonne idée. Les jeux
d’illusion e t de r alenti qui ont r endu c élèbre
la Cie 14:20, l’art avec lequel elle semble
soustraire les êtres à l’attraction terrestre
paraissaient tout indiqués. L es jeunes artis-
tes recourent à l a vidéo pour mener l e spec-
tateur en forêt puis à l’obscurité pour réali-
ser quelques tours très efficaces : des
boules lumineuses, représentant les balles
de fusil, flottant dans l’air, l es h ologrammes

qui dédoublent les corps.
L’utilisation de la lumière
se montre habile, propre à
créer de nombreux effets
sur la scène du théâtre des
Champs-Elysées. Mais des
effets ne font p as u n specta-
cle et la Cie 14:20, peu fami-
lière de l’opéra, peine à ins-
taller une dramaturgie, à
faire vivre les personnages.
Leur parti de refuser tout
décor, de choisir des costumes « sobres et
dégagés de toutes références historiques ou
culturelles » et de limiter l’occupation du
plateau à de simples poses figées, face au
public, tourne vite au statisme.

Accents populaires
La musique devra alors se charger du théâ-
tre que lui refuse la scène. Les instruments
anciens de l’Insula Orchestra donnent à la
partition ses couleurs et ses saveurs sylves-
tres que Laurence Equilbey équilibre avec
soin, n’hésitant pas à souligner les accents
populaires qui marquent la musique de
Weber. Stanislas de Barbeyrac, le jeune
ténor français qui a le vent en poupe, e nrobe
les faiblesses et l’amour de Max dans sa voix
de miel. L’Agathe de Johanni van Oostrum
n’est que délicatesse et tendresse tandis que
l’Ännchen de Chiara Skerath, sa confidente,
se montre des plus piquantes et malicieu-
ses. Mais ces caractères n’existent que par le
talent des chanteurs et non par les artifices
d’une mise en scène de petit calibre.
—Philippe Venturini

OPÉRA
Le Freischütz
de Carl Maria von Weber
Dir. Laurence Equilbey.
MS Clément Debailleul,
Raphaël Navarro et
Valentine Losseau.
A Paris, Théâtre
des Champs-Elysées
(01 49 52 50 50)
jusqu’au 23 oct. 2 h 45.

LE POINT
DE VUE


de Valérie Pécresse


Véhicules autonomes :


quand allons-nous


enfin nous réveiller?


P


armi les mobilités du futur, le
véhicule autonome fascine, sus-
citant aussi bien les espoirs les
plus fous que les fantasmes les plus apo-
calyptiques.
Il est tout à fait possible de mettre en
place un cadre de régulation équilibré
permettant l’essor de véhicules autono-
mes modernes, propres, silencieux et
surtout partagés, pour compléter et
étendre l’offre des trains et métros, qui
constituent, plus que jamais, l’armature
principale de notre réseau de transport.
Ces véhicules peuvent répondre à des
besoins forts de mobilité non satisfaits,
notamment dans les territoires ruraux
et périurbains qui connaissent une
croissance démographique impor-
tante. A nous de construire cette nou-
velle mobilité vertueuse sur le plan éco-
logique et d’éviter un scénario à la
« Black Mirror », avec des hordes de
véhicules autonomes individuels qui
viendraient accroître la congestion
actuelle de nos routes.
Mais ce défi pour les mobilités est éga-
lement un défi majeur pour l’industrie,
dans une concurrence qui se joue au
niveau mondial. Notre industrie auto-
mobile a fait notre fierté en inventant la
voiture du XXe siècle, mais saura-t-elle
inventer celle d u XXIe, mêlant u ne moto-
risation propre à batterie électrique ou
hydrogène, de l’intelligence artificielle
pour le système de conduite et un ser-
vice sans faille? La question est cruciale
pour la France, l’un des six grands pays
de l’automobile dans le monde. Nous
avons certes des atouts, avec des cons-
tructeurs et des équipementiers de pre-


100 millions d’euros pour équiper les
grands axes autoroutiers franciliens
(connexion wi-fi, cartographie 3D, ren-
forcement de la signalisation), afin
d’accélérer les expérimentations et de
rattraper notre retard. Notre partena-
riat avec le groupe Renault pour le lan-
cement d’un service de véhicules auto-
nomes entre Roissy et la Défense pour
les JO de 2024 est emblématique de
cette ambition que nous devons porter
et concrétiser.
Il est également important de pren-
dre en compte l’acceptation publique de
ces véhicules autonomes, qui va néces-
siter beaucoup de pédagogie pour con-
vaincre des bénéfices, mais également
une intransigeance totale concernant
les garanties à apporter en matière de
sécurité et de protection de la vie privée.
Mais pour réussir ce défi, il faut avant
tout une volonté forte, une vision indus-
trielle de long terme et des actes con-
crets qui manquent cruellement dans la
politique actuelle de l’Etat. Cela fait plu-
sieurs années que je me bats pour que
les bandes d’arrêt d’urgence des auto-
routes puissent être ouvertes pour les
covoitureurs et pour des expérimenta-
tions de véhicules autonomes partagés
afin d’accélérer leur déploiement. Ma
question au gouvernement est simple :
allons-nous enfin nous réveiller et per-
mettre d’ici à la fin de l’année cette
ouverture pour donner un signal fort à
nos constructeurs et tenter de revenir
dans la course?

Valérie Pécresse est présidente
de la région Ile-de-France.

mier plan, une recherche française en
pointe dans l’intelligence artificielle, un
réseau d’écoles et d’universités d’enver-
gure mondiale. Mais il nous faut aussi
être lucides. Nous avons un retard
énorme à rattraper quand on regarde
l’avance prise par les Etats-Unis et la
Chine. Un seul chiffre suffit pour résu-
mer la situation : depuis 2015, 70 expéri-
mentations en France ont permis de
faire parcourir environ 300.000 kilo-
mètres à des véhicules autonomes, tan-
dis qu’aux Etats-Unis, Waymo, filiale de
Google qui fait figure de pionnier, a fait
rouler depuis 2010 plus de 16 millions de
kilomètres.

Les budgets de R&D à déployer dans
cette course aux véhicules autonomes
sont également colossaux, entre 10 et
20 milliards d’euros par an, et poussent
à former des alliances comme viennent
de le faire BMW et Daimler, ou encore
plus récemment Volkswagen et Ford.
Après avoir perdu, pour le moment,
la bataille des batteries, produites majo-
ritairement en Chine, le risque est que
nos constructeurs finissent sous-trai-
tants fournisseurs de carrosserie.
Face à ce défi, la région Ile-de-France
ne baisse pas les bras et se veut un parte-
naire efficace et engagé, avec un plan de

Le risque est
que nos constructeurs
finissent sous-traitants
fournisseurs
de carrosserie.

LE POINT
DE VUE


de Vincent Luciani


Comment l’IA va


redonner à la presse


ses lettres de noblesse


L


’information, un secteur en
crise? A voir la quantité de témoi-
gnages, vidéos, articles publiés
sur Internet, tout porte à penser qu’elle
connaît un âge d’or. De même que les
radiologues ne peuvent traiter des mil-
liers d’images et sont assistés par de
l’intelligence artificielle (IA), les journa-
listes doivent se faire aider pour tirer la
substantifique mœlle de leur matière
première. Osons le dire : l’IA est une
chance, à même de redonner à la presse
ses lettres de noblesse.
Prenons l’exemple du grand débat.
Des millions de contributions sont pos-
tées sur la plate-forme du gouverne-
ment. Une richesse i ncroyable, dont il est
difficile de tirer des conclusions sans
l’aide de la machine. Ce sont les algorith-
mes autoapprenants de Qwam qui ont
analysé plus de 5 millions de verbatims
en quelques semaines. Le journaliste va
pouvoir lui aussi s’appuyer sur l’IA pour
faire ressortir des « signaux faibles » : en
marge d’un débat télévisé, elle lui fera
remonter les meilleures réactions sur les
réseaux sociaux, leur tonalité, pour
comprendre au mieux les préoccupa-
tions de son lectorat.
Le projet Inject s’appuie sur le contenu
de millions d’articles pour aider les jour-
nalistes à trouver des angles inédits p our
chaque sujet. La rédaction de Bloom-
berg a, elle, mené l’expérience : des algo-
rithmes chargés de suivre les indica-
teurs économiques (on peut imaginer la
même chose avec le prix du mètre carré)
ont écrit automatiquement des articles
relatant leur évolution, quasi invisibles à


détourne. Une IA pourrait tout à fait
relier des sujets d’actualité avec des
archives, et apporter un éclairage histo-
rique. Le journaliste doit encore s’e n
remettre à sa mémoire, là où l’IA peut
être un outil d’accompagnement. Jour-
naux, chaînes télévisées, pourraient
ainsi faire de leurs archives un actif, et
redonner de la valeur à des dizaines
d’années de travail. Un avantage consi-
dérable face aux jeunes « pure players ».
La machine, s’appuyant sur des mil-
lions de données, sera demain la reine
des « fact-checkers » face à un politique
un p eu trop joueur avec les faits. Et s’il est
vrai que l’IA c réé avec un niveau
effrayant de réalité des fausses informa-
tions, qui mieux qu’elle peut les repérer?
Enfin, puisque Netflix adapte les minia-
tures de ses séries en fonction des abon-
nés, pourquoi refuser de proposer diffé-
rents titres à un article?
Lorsque j’entends que les robots vont
tous nous remplacer, j’ai en tête ces pho-
tographies d’architectes affairés autour
d’immenses tables. Ont-ils disparu?
Non. Veulent-ils pour autant revenir à
cet « âge de pierre »? Pour la presse, l’IA
est b el et bien un investissement à même
de lui redonner de la valeur alors qu’elle
fait face à des concurrents nouveaux,
amateurs parfois, mais inventifs tou-
jours. En leur permettant de se concen-
trer sur tout ce qui fait son savoir-faire
unique, l’IA va participer à redonner aux
médias leurs lettres de noblesse.

Vincent Luciani est directeur général
et cofondateur d’Artefact.

« l’œil nu ». Libéré de cette tâche à faible
valeur ajoutée, le journaliste a pu se
concentrer sur les articles d’analyse.
En 2016, lorsque l es « Panama
Papers » fuitent, ce sont 2,3 téraoctets de
données qu’il faut traiter. Inhumain?
Une centaine de médias, près de
400 journalistes se sont partagé la tâche
pendant un an. L’IA pourrait pourtant
relever des éléments récurrents (noms
de société, dates, lieux), détecter des ano-
malies, et faciliter la tâche du journaliste
dans ce travail de fourmi.

Et que dire des « marronniers »? Le
traditionnel article « université d’été du
PS » de votre quotidien pourrait être
écrit par une IA capable d’aller chercher
les données clefs facilement identifia-
bles (personnalités présentes, pro-
gramme, déclaration la plus « likée »,
météo...). Encore une fois, du temps de
libéré pour le journaliste.
Submergés d’informations, nous
avons grandement besoin de prendre du
recul. Problème : à mesure que les archi-
ves gonflent, elles deviennent inexploita-
bles. C’est une mine d’or, mais on s’en

La machine, s’appuyant
sur des millions
de données, sera demain
la reine des « fact-
checkers » face à un
politique un peu trop
joueur avec les faits.

@ Nicolas

Joubard
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