Les Echos - 22.10.2019

(avery) #1

Les Echos Mardi 22 octobre 2019 IDEES & DEBATS// 13


prospective


INTERVIEW// Responsable de la recherche en intelligence artificielle (IA) de Facebook et professeur
à New York University, Yann Le Cun a reçu le prix Turing 2019, équivalent du Nobel d’informatique.

« Les machines vont arriver


à une intelligence de niveau humain »


Yann Le Cun vient de publier
un livre retraçant son
parcours et ses travaux.
Photo BSC

Propos recueillis par Benoît Georges (à New York)
@bengeorges

Dans votre livre, vous êtes fier des progrès
accomplis par l’intelligence artificielle.
Mais vous dites aussi qu’elle est loin
de l’intelligence d’un rat. Diriez-vous
que l’intelligence artificielle n’existe pas?
Non! Ce n’est pas qu’elle n’existe pas, mais il y a une
confusion fréquente : quand on voit une machine qui a
des compétences surhumaines sur une tâche particu-
lière, on lui attribue les compétences qu’elle aurait si
cette intelligence venait d’une personne. Et donc on se
dit : « la machine peut n ous battre à plate c outure au jeu de
go, donc elle peut nous battre partout » ou bien « elle peut
traduire dans une centaine de langues, donc elle est plus
intelligente que n’importe quel humain ». Ce n’est pas
vrai, car ces systèmes sont très spécialisés, très étroits.

Ce n’est donc pas la même intelligence
que les humains...
Certaines personnes estiment que ce qui caractérise
l’intelligence humaine, c’est qu’elle est générale. En
réalité, l’intelligence humaine est, elle aussi, spéciali-
sée, mais moins spécialisée que l’intelligence artifi-
cielle. Je crois à ce qu’on appelle l’intelligence artifi-
cielle de niveau h umain ( « human level intelligence »).
Pour moi, il ne fait aucun doute que les machines arri-
veront tôt ou tard à des niveaux d’intelligence aussi
performante et générale que les humains et, probable-
ment, nous dépasseront assez vite.

Et l’intelligence de niveau humain, ce serait
quoi? Qu’une machine soit capable de tenir la
conversation que nous avons en ce moment?
Oui, qu’elle puisse faire toutes les tâches intellectuelles
que fait un être humain, à peu près a ussi bien, à l’excep-
tion de ce qui relève de l’expérience humaine.

Pensez-vous que vous verrez bientôt les
machines atteindre ce niveau d’intelligence?
Je pense que je le verrai un jour, mais bientôt, non. Il y
a des o bstacles à franchir. C ertains pensent qu’il suffira
de prendre les techniques actuelles, et d’avoir plus de
données e t plus d e puissance pour arriver à une intelli-
gence de niveau humain. Je n’y crois pas du tout. Je
pense qu’il faudra des progrès conceptuels qui sont du
ressort de la science, pas de la technologie.

Quel genre de progrès?
Pour moi, le premier obstacle à franchir est de permet-
tre aux machines d’apprendre par elles-mêmes, un peu
à la manière des enfants ou des animaux. Un enfant
acquiert u ne quantité gigantesque d e savoirs sur le fonc-
tionnement du monde simplement par l’observation.

Le terme d’apprentissage automatique
(« machine learning », en anglais)
est trompeur car une machine n’apprend
pas du tout comme un humain...
Absolument. Pour qu’une machine reconnaisse des
chaises, des chiens ou des chats, il faut d’abord lui
montrer d es milliers d ’images étiquetées, dans chaque
catégorie. Alors qu’un petit enfant auquel on montre
trois dessins d’un éléphant saura ensuite reconnaître
un éléphant dans une photo. Qu’e st-ce qui fait qu’il y
parvient sans avoir vu des milliers d’images? Permet-
tre aux machines d’apprendre de cette manière est
d’autant plus important que l’on se lance dans des pro-
blèmes complexes : on veut apprendre aux voitures à
se conduire toutes s eules, p ar exemple, et cela n’est pas
possible avec les méthodes traditionnelles.

Comment faire autrement?
Ce qui manque, c’est d e permettre à la machine, par un
apprentissage autosupervisé, de se construire un
modèle du monde. Qu’elle sache prédire que, si elle
roule au bord d’un ravin et qu’elle donne un coup de
volant, elle va finir au fond, et que ce n’est pas bon.
Apprendre un modèle du monde, cela revient à pré-

Les technologies sont neutres,
elles peuvent être utilisées
à des fins bénéfiques
ou moins bénéfiques.

Cela dépend de la force de nos
institutions démocratiques.

o


L’INVENTION


Jardiner dans l’espace


Q


uelque 500 grammes de légumes frais
par jour. Ce pourrait être le régime
alimentaire des astronautes lors des
futures missions spatiales grâce à des plantes
cultivées sur place. C’est la conviction des
chercheurs de l’Agence spatiale allemande
(DLR) au terme de leur projet Eden ISS mené en
Antarctique. En neuf mois et demi, ils ont réussi
à produire avec des techniques hors-
sol 268 kilogrammes de concombres, laitues et
tomates sur 12,5 mètres carrés. Une expérience
qui leur a permis d’élaborer une serre adaptée à
l’environnement spatial, qui mesurerait
30 mètres carrés et pourrait être embarquée à
bord d’une fusée Falcon 9 de la société SpaceX
fondée par Elon Musk. Les conditions étant
différentes, la consommation d’énergie serait
trois fois plus élevée que dans l’Antarctique,
soit 2,1 kilowatts par mètre carré, pour une
production inférieure. Cette serre spatiale
permettrait toutefois de cultiver
90 kilogrammes d’aliments frais par mois pour
un équipage de six personnes. Elle pourrait être
associée à un système de biofiltre destiné à
traiter les déchets biodégradables et l’urine.
Les chercheurs, dont l’essentiel des travaux
était lié aux effets du changement climatique,
devaient tout de même consacrer un tiers de
leur temps au jardinage. —Frank Niedercorn


L


es sociétés humaines ne vivent pas au
même r ythme, ne suivent pas les mêmes
voies. C’est ce constat, douloureux, que
faisait Charles Dickens au milieu du XIXe siècle,
dans « Un conte de deux villes », où il évoquait la
Révolution française vécue, entre Paris et Londres,
par une famille qui se trouvera déchirée par les
événements révolutionnaires. Si ce roman, bien
qu’historique, est toujours si actuel, c’est qu’il nous
parle d’un phénomène que nous connaissons
toujours : celui de la divergence. Divergence
politique, entre deux pays pourtant proches. Mais
divergence technologique également, entre une
Angleterre déjà lancée à pleine vitesse dans la
révolution industrielle et une France qui plonge
dans la Terreur. Et entre les deux, le désarroi de
ceux qui cherchent une voie médiane, qui ne
veulent pas choisir entre progrès social, liberté
politique et progrès économique, et qui ont
l’impression que l’époque qu’ils traversent est à la
fois « le meilleur et le pire de tous les temps, le siècle
de la folie et celui de la sagesse », comme le dit
l’incipit du roman. Qui représente Paris et qui
représente Londres dans le monde d’aujourd’hui?
Il y a plusieurs réponses possibles à cette question,
tant le monde paraît traversé de divergences de
plus en plus profondes : entre des leaders
politiques dont on ne sait même plus dire s’ils sont
démocrates ou pas ; entre des grandes entreprises
technologiques et des citoyens-consommateurs de
plus en plus inquiets et méfiants. Or, pour être au
service du bien-être de l’humanité, la technologie,
de plus en plus puissante, a besoin de reposer sur
des normes partagées. Comment fonctionne un
algorithme (plus ou moins intelligent)? Selon
quelles normes techniques? Que peut-il faire et
ne pas faire? Ces questions sont cruciales. Elles se
sont posées à chaque fois qu’une technologie a
transformé notre rapport au monde. C’est le cas
aujourd’hui avec l’intelligence artificielle. La
technologie peut être un formidable levier de
convergence, en rapprochant nos pratiques et nos
visions du monde. Coincée aujourd’hui entre les
deux géants technologiques que sont la Chine et
les Etats-Unis, l’Europe le sait mieux que
quiconque. Ceux qui ne veulent pas choisir entre
progrès social, liberté politique et progrès
économique doivent s’y atteler d’urgence.


Charles-Edouard Bouée est président
de Roland Berger.


LA
CHRONIQUE
de Charles-Edouard
Bouée


Dickens à l’heure


de la divergence


Aux sources du « deep learning »


A cinquante-neuf ans, Yann Le Cun est le deuxième chercheur français à avoir reçu le presti-
gieux prix Turing, équivalent du prix Nobel pour l’informatique. Dans son livre, il revient sur
un parcours qui l’a mené de l’université Pierre-et-Marie-Curie, à Paris, dans les années 1980,
à la direction du laboratoire de recherche en intelligence artificielle de Facebook, FAIR, créé
sur mesure pour lui en 2013 à la demande de Mark Zuckerberg. L’ouvrage retrace l’arrivée de
Le Cun aux Etats-Unis dans les années 1990, pour travailler avec l’un des rares chercheurs pas-
sionnés par les réseaux de neurones, Geoffrey Hinton. Il revient aussi sur ses années aux Bell
Labs d’ATT, où son équipe met au point une des premières machines capables de lire l’écriture
manuscrite sur les chèques, et sur la traversée du désert des années 1990, quand la piste des
réseaux de neurones est abandonnée par l’industrie. Il raconte aussi le spectaculaire retour en
grâce de ses recherches, au début des années 2010, quand Le Cun, Hinton et le chercheur cana-
dien Yoshua Bengio mettent au point l’apprentissage automatique profond (« deep learning »),
dont les résultats dépasseront quasiment toutes les autres techniques d’IA. Ce récit biographi-
que se double de passages plus techniques expliquant les concepts mathématiques de ces
algorithmes, et de réflexions sur l’IA aujourd’hui, et où elle pourrait nous emmener demain...
« Quand la machine apprend », Yann Le Cun, éditions Odile Jacob, 396 pages, 22,90 euros.

dire l e futur à partir du passé et du présent, et peut-être
d’une séquence d’actions que l’on a l’intention de faire.
Pouvoir prédire, c’est un peu l’essence de l’intelligence.

Vous êtes fasciné par les neurosciences,
par la façon dont le cerveau apprend...
C’est une inspiration. Il y a des gens qui disent que l’on
peut faire de l’intelligence artificielle sans se référer du
tout à l’intelligence humaine. Cela a été un des cou-
rants classiques de l’IA, fondé sur la logique, et cela a
conduit aux systèmes experts, qui ont montré leurs
limites notamment pour l’apprentissage car il faut
entrer toutes les données « à la main ». Et puis il y a
l’autre a pproche, qui c onsiste à essayer de copier c e qui
se passe dans le cerveau. Mais là, il y a un autre danger,
qui est de reproduire de trop près ce qui se passe, sans
en comprendre les principes.

Les réseaux de neurones profonds, que vous
avez contribué à inventer, sont particulière-
ment performants pour la reconnaissance
faciale, qui est en train de se répandre
partout, parfois de façon inquiétante.
Qu’est-ce que cela vous inspire?
C’est vrai pour toutes les technologies. Les technolo-
gies sont neutres, elles peuvent être utilisées à des fins
bénéfiques ou moins bénéfiques. Ce qui fait qu’elles
seront principalement utilisées à des fins bénéfiques,
c’est la force de nos institutions démocratiques. Ceci
dit, si on retourne plusieurs siècles en arrière, per-
sonne ne peut contester les bénéfices de l’invention de
l’imprimerie, même si elle a permis de disséminer les
écrits de Calvin et Luther qui ont été à l’origine de deux
cents ans de persécutions en Europe. C’est vrai que les
systèmes de reconnaissance du visage qui sont utilisés
en Chine sont directement inspirés d’un de mes arti-

cles s ur l es réseaux c onvolutifs publiés en 2014. Mais la
même invention sert aussi dans la sécurité routière,
pour des systèmes d’aide à la conduite, ou dans l’ana-
lyse d’imagerie médicale pour augmenter la fiabilité.
Elle sert à beaucoup de choses utiles, y compris chez
Facebook pour lutter contre les images terroristes.

Vous abordez le cas de Facebook dans votre
livre, notamment au sujet de Cambridge
Analytica. Le groupe n’a plus la bonne image
qu’il avait quand vous l’avez rejoint en 2013.
Pour certains, il symbolise même certaines
dérives de la tech. Vous êtes-vous déjà dit
que vous auriez dû aller ailleurs?
Non, je n’ai jamais douté. En fait, je parle de Cambridge
Analytica car il faut en parler, mais cela n’a absolu-
ment rien à voir avec l’IA. C’est un problème d’accès
aux données, et Facebook avait fermé l’accès à ce type
de données quelques années avant que l’histoire
n’éclate. S’il y a un type d’erreur que la direction de
Facebook a fait, c’est d’avoir été trop confiant.

Vous parlez même dans votre livre d’une
« culture Bisounours » dans l’entreprise. Ce
n’est pourtant plus trop l’image de Facebook...
C’est une entreprise qui n’est pas agressive au niveau
commercial ou concurrentiel. C’est une entreprise qui
donne l’impression de travailler comme pour une
grande famille, les gens qui sont à la direction sont à la
fois intelligents et sympathiques. Ils essaient de faire les
choses correctement, mais il y a des erreurs dues au fait
qu’aucun service de c e type n’existait auparavant, et aussi
au fait que des individus, des partenaires ou des gouver-
nements ont pu abuser de notre confiance. Mais il y a un
aspect que j ’apprécie beaucoup : quand une erreur appa-
raît, l’entreprise se mobilise pour la résoudre.n
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