Les Echos - 22.10.2019

(avery) #1
une nouvelle initiative en décidant en sep-
tembre dernier de changer d’objectif. Il sou-
haite désormais influencer les « anticipa-
tions d’inflation » au lieu de l’« inflation ».
Cela peut paraître technique, mais les consé-
quences sont majeures. En effet, cela signifie
que l’assentiment des investisseurs est plus
important que l’évolution de l’économie
réelle. Les prix à la consommation vont
dépendre de la perception qu’ont les investis-
seurs des évolutions des prix! Le risque est
grand de voir la Banque centrale euro-
péenne devenir un bouc émissaire politique
face à la déconnexion de l’évolution des prix
et des salaires et perdre ainsi sa crédibilité.
En cherchant à aller toujours plus loin
sans évaluer les conséquences de ses
actions, la Banque centrale européenne ris-
que de produire l’effet inverse de celui
qu’elle recherche : un appauvrissement
relatif des citoyens d e la zone euro et un ren-
forcement des tensions sociales. C’est
moins spectaculaire qu’une crise finan-
cière, mais plus dangereux.

Mathilde Lemoine est professeure à
Sciences Po Paris et cheffe économiste
de Groupe Edmond de Rothschild.

Toutefois, l’erreur de diagnostic des chefs
d’Etat e t de gouvernement l’a poussé à ache-
ter du temps en attendant que les stigmates
de la crise financière soient effacés. Or, plus
le temps passe, plus il s’avère que la perte
d’activité est permanente. Le PIB par habi-
tant en zone euro n’a jamais retrouvé le
niveau qu’il aurait dû atteindre s’il n’y avait
pas eu de crise. En outre, l es mutations tech-
nologiques et les réformes ont réduit l’effi-
cacité des taux d’intérêt. Par exemple, le
déclin industriel diminue l’impact d’une
baisse des taux d’intérêt sur l’économie
réelle. L’effet conjugué des erreurs de dia-
gnostic et des changements structurels a
légitimé l’utilisation d’instruments de poli-
tique monétaire non conventionnels et
l’influence grandissante des banquiers cen-
traux sans que les effets pervers soient
appréhendés.

Changements d’objectifs
Or ils sont nombreux. Premièrement, les
entreprises dont l’Eurosystème achète des
obligations peuvent s’endetter plus facile-
ment, ce qui accroît le risque de faillites.
Deuxièmement, en délaissant les entrepri-
ses technologiques et la transition énergéti-

Mathilde Lemoine


D


epuis l ’entrée en fonction de M. D ra-
ghi, il y a huit ans, la nature et les
ambitions de la politique moné-
taire ont considérablement changé. Sous
couvert de générer une inflation de 2 %, la
Banque centrale européenne n’a cessé
d’accroître ses prérogatives.
La politique monétaire n’est plus seule-
ment une politique d’accompagnement de
la politique budgétaire comme le préconi-
sait J. M. Keynes. Elle vise désormais à
influencer directement la redistribution
entre retraités et jeunes actifs, la politique
industrielle et à accélérer la financiarisa-
tion des économies européennes. A vouloir
élargir sans c esse son champ d’intervention
sans prendre le temps d’en évaluer les con-
séquences, la Banque centrale européenne
risque de peser sur la croissance de moyen
terme et d’accroître considérablement
l’inquiétude et le ressentiment de citoyens
européens désemparés face des décisions
qui leur échappent.
M. Draghi a un bilan incontestable puis-
qu’il a « sauvé » l’euro et assis la crédibilité
de la jeune Banque centrale européenne.


La BCE prépare-t-elle

la prochaine crise

de la zone euro?

La Banque centrale européenne mène une action de plus en plus contestée.


Mais elle a d’excellentes raisons d’aller trop loin. Sans que personne n’en


connaisse les conséquences.


efficace que la politique budgétaire pour
soutenir la demande. Mario D raghi ne cesse
d’expliquer que c’est au tour des Etats d’agir,
tout comme le FMI et l’OCDE. D’autant plus
que les taux d ’intérêt très b as, voire négatifs,
permettent aux emprunteurs publics de
lever de l’argent à bon compte.
Mais ces incantations ont eu peu d’effets
pour l’instant, sauf dans une France tou-
jours prompte à lâcher les cordons de la
bourse publique. Il est vrai que les règles
budgétaires européennes sont restrictives.
L’Allemagne et d’autres pays du nord de
l’Europe n’ont aucune envie d’y toucher. Et
l’inaction budgétaire pousse à la suren-
chère monétaire.
Avec Christine Lagarde à sa tête, la Ban-
que centrale européenne va donc continuer
d’aller trop loin. Et les Etats continuer de
devenir de plus en plus accros à la drogue
dure de l’emprunt sans contraintes. Avec
une incertitude radicale : dans une écono-
mie qui ne tourne plus comme avant, per-
sonne ne peut sérieusement dire si cette
avancée en terre inconnue va déboucher
sur une chute catastrophique. Ou, au con-
traire, l’éviter.

Jean-Marc Vittori
est éditorialiste aux « Echos ».

L’avenir risque
fort de montrer
que la Banque centrale
européenne va trop
loin dans ces politiques
non conventionnelles
après s’y être lancée
trop tard.

ment de l’Union européenne : « Maintenir
la stabilité des prix ». Une fois seulement
atteint cet objectif, elle peut contribuer à
une flopée d’autres objectifs définis dans
l’article 3 comme le plein-emploi, le progrès
social, la protection de l’environnement,
etc. La question des prix est donc première.
La deuxième contrainte vient de la
manière dont la Banque centrale
a interprété cet objectif.
Comme le rappelle Jean-
Claude Trichet, le Conseil
des gouverneurs de la BCE
a défini en 199 8 la stabilité
des prix comme une
hausse de moins de 2 %,
avant de préciser en 2003
qu’il s’agissait d’une hausse
« inférieure à mais proche de 2 % ».
Or, ce qui paraissait raisonnable il y a
deux décennies semble aujourd’hui inac-
cessible. La mécanique des prix tourne
beaucoup moins vite, sans doute sous l’effet
combiné de la mondialisation, des technolo-
gies de l’information et du contrecoup défla-
tionniste de la crise de 2008. Pour préserver
sa crédibilité, la banque centrale estime
n’avoir d’autre choix possible que de remet-
tre sans cesse du charbon dans la machine,
quitte à prendre le risque de la faire sauter.
Elle pourrait, certes, abaisser sa cible des
2 %, comme le propose Jacques de Laro-
sière. Mais il n’y a pour l’instant aucun con-
sensus sur un tel changement, qui serait, en
outre, très compliqué à expliquer aux
acteurs des marchés financiers.
La troisième contrainte, elle, vient de la
politique budgétaire, ou plus précisément
de sa faiblesse. Il y a, en effet, au moins deux
bonnes raisons de croire que les prix trop
calmes dans la zone euro viennent d’une
demande trop faible : un chômage encore
élevé et un excédent extérieur substantiel.
Or la politique monétaire est bien moins

Unis. Pour lutter contre les risques de défla-
tion, un mal terrible qui avait mené le
monde à la dépression dans les
années 1930, elles ont acheté des obliga-
tions par milliers de milliards de dollars ou
d’euros, gonflant leurs bilans comme
jamais dans l’histoire.
Ces politiques « non conventionnelles »
ont contribué à éviter le pire, même
si les historiens débattront long-
temps de l’impact réel des diffé-
rents instruments employés
pour lutter contre la crise. La
situation est différente
aujourd’hui. Le pire ne sem-
ble plus nous menacer, bien
que l’économie mondiale, en
général, et européenne, en parti-
culier, montre d’indéniables signes
de ralentissement.
D’où le débat engendré par les récentes
décisions de la BCE, débat d’autant plus
intense que les effets nocifs des politiques
monétaires a ccommodantes deviennent de
plus en plus apparents. Des taux d’intérêt
historiquement très bas, voire négatifs,
affaiblissent les banques, euthanasient
l’épargnant, massacrent l’assurance-vie,
maintiennent en survie des entreprises
inefficaces, gonflent des bulles spéculatives
dans l’immobilier et ailleurs, creusent les
inégalités en faisant monter la valeur des
actifs financiers détenus par les plus aisés.
L’avenir risque donc fort de montrer que
la Banque centrale européenne va trop loin
dans ces politiques non conventionnelles
après s’y être lancée trop tard. Mais le pro-
blème, c’est que la BCE a d’excellentes rai-
sons d’aller trop loin. Car elle est engoncée
dans un corset inextricable de contraintes.
La première contrainte date de sa créa-
tion. Contrairement à sa cousine améri-
caine, la BCE a une seule mission, impartie
par l’article 127 du traité sur le fonctionne-

Jean-Marc Vittori
@jmvittori


C


omme un verre d’eau qui aurait fait
déborder le vase. En annonçant un
nouvel assouplissement monétaire
le 12 septembre dernier, Mario Draghi, pré-
sident de la Banque centrale européenne
pour encore quelques semaines, a déclen-
ché un énorme débat. Il ne s’agit certes que
d’échanges d’arguments. Mais dans le petit
monde policé des grands argentiers, habi-
tués à peser le moindre mot au trébuchet,
ces échanges reflètent ce qui serait partout
ailleurs un violent affrontement.
La ligne de fracture est d’autant plus visi-
ble qu’elle traverse une communauté d’ordi-
naire très soudée. Les éclats des discussions
lors du Conseil des gouverneurs percent les
épais murs de la BCE. Deux Français, tous
deux inspecteurs des finances et anciens
gouverneurs de la Banque de France, se
retrouvent dans des camps opposés.
L’impressionnant Jacques de Larosière,
ancien directeur général du FMI, dénonce
dans « Les Echos » une « politique moné-
ta ire trop accommodante », dénonciation
reprise dans un mémoire rédigé par un
quarteron de banquiers centraux à la
retraite. Le fameux Jean-Claude Trichet,
qui présida la Banque centrale euro-
péenne, rétorque dans le « Financial
Times » que « les attaques de la politique
monétaire de la BCE sont peu judicieuses ».
Ce qui est sûr, c’est que la BCE avance en
territoire inconnu. Rien de nouveau ici.
Depuis la grande crise financière de 2008,
toutes les grandes banques centrales se
sont aventurées en terre inconnue, à com-
mencer par la Réserve fédérale des Etats-


ANALYSE


La Banque centrale déstabilise


les fondamentaux de la zone euro


que, l’Eurosystème freine la diffusion de
l’innovation et hypothèque l’accélération de
la croissance à moyen terme. Troisième-
ment, en privilégiant l’achat des obligations
souveraines de certains pays, l’Eurosys-
tème retarde la nécessité d’une coordina-
tion budgétaire et fragilise la zone euro.

Quatrièmement, en instaurant des taux
négatifs, l’Eurosystème mène une politique
de redistribution entre les emprunteurs et
les épargnants dans un contexte de vieillis-
sement de la population sans mandat
démocratique. Enfin, en assurant le finan-
cement des banques, l’Eurosystème ne les
incite pas à se réformer, ce qui peut générer
des inégalités d’accès au crédit dommagea-
bles pour la croissance.
Malgré le risque de crise profonde que de
telles actions engendrent, M. Draghi a pris

Mario Draghi a un
bilan incontestable
puisqu’il a « sauvé »
l’euro.

14 // Mardi 22 octobre 2019 Les Echos


débat

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