Les Echos - 22.10.2019

(avery) #1
Aujourd’hui, Christine Lagarde aura-t-
elle la tâche facile? Malheureusement pas.
Que se passerait-il si l’un des gouvernements
de la zone euro se comportait mal et déclen-
chait la prochaine crise? Comment l’OMT
fonctionnerait si on devait s’en servir?
L’union bancaire est encore loin d’être com-
plète. Peut-on se passer d’une assurance au
niveau de l’euro sur les comptes de dépôt?
Quelle doit ê tre la limite s ur l a quantité d’obli-
gations d’Etat que peuvent détenir les ban-
ques? Les questions restent nombreuses.
Le problème le plus important n’est
cependant pas là. Il est qu’avec les taux
d’intérêt négatifs, l’achat d’obligations
d’Etat et la provision généreuse de liquidi-
tés, on arrive au bout de ce que peut faire la
politique monétaire. C’est comme ça qu’il
faut interpréter les dissensions que l’on
a observées lors du dernier conseil de la
BCE. Le bénéfice marginal des nouvelles
mesures est faible, et il n’est pas surprenant
que des gens raisonnables soient en désac-
cord (et encore moins surprenant quand
certains sont déraisonnables, ce qui est par-
tiellement le cas...). Le temps est venu de
reconnaître que l’aide macroéconomique
doit venir d’ailleurs, c’est-à-dire de la politi-
que budgétaire, un point sur lequel Mario
Draghi a insisté. Il ne reste plus qu’à espérer
qu’émerge un Draghi budgétaire (ou plu-
sieurs Draghi, vu que la politique budgé-
taire n e se fait qu’au niveau national), avec le
même pragmatisme et le même courage.
L’Europe risque fort d’en avoir besoin.

Olivier Blanchard est ancien chef
économiste du FMI.

Olivier Blanchard

D


epuis sa création, la Banque cen-
trale européenne (BCE) a subi une
extraordinaire transformation.
L’incarnation initiale ne paraissait pas très
prometteuse, au moins pour ceux d’entre
nous qui regardions de l’autre côté de
l’Atlantique. Une construction sur deux
piliers, dont l’un (la masse monétaire M3)
paraissait obsolète et branlant ; une cible
d’inflation asymétrique et peu précise ;
l’interdiction d’acheter des obligations
d’Etat ; enfin, l’absence de régulation et de
supervision financière au niveau de l’euro.
Tout cela paraissait réunir tous les ingré-
dients nécessaires à son échec.

Talent diplomatique
On n’en passa pas très loin. Mais, face aux
défis, la BCE se transforma, q ue ce soit par l a
création de programmes d’offres de liquidi-
tés, l’extension de la liste des actifs qu’elle
peut acheter, les taux d’intérêt négatifs, ou
encore la création de l’union bancaire. Et
tout cela sans y perdre sa crédibilité. Un
bilan impressionnant.
Cette transformation n’est pas entière-
ment due à Mario Draghi. Face à la crise,
son prédécesseur, Jean-Claude Trichet,
avait bien entamé le processus. Mais, pen-
dant ses huit ans, Mario Draghi est passé à
la vitesse supérieure. Utilisant les crises et
les tensions financières comme levier, les
combinant avec un rare talent diplomati-
que, le président de la banque centrale a
introduit, programme après programme,
les instruments dont la BCE avait besoin

Aux Etats de prendre le relais désormais


face à la crise de l’euro. Rien ne traduit
mieux sa contribution que ces trois mots
« Whatever it takes » (« On fera ce qu’il fau-
dra ») prononcés à Londres en juillet 2012, à
un moment où les investisseurs se posaient
des questions sur l’existence même de
l’euro, et où les taux d’intérêt sur les obliga-
tions de certains Etats explosaient. Ces trois
mots, à eux tout seuls, et sans que la BCE ait
à prendre la moindre action, sauvèrent pro-
bablement l’euro.

Limiter les réactions adverses
Mais derrière ces trois mots, il y avait une
grosse préparation. Pour être sûr que la BCE
pourrait en effet tenir sa promesse, le pro-
gramme OMT (Outright Monetary Tran-

sactions), dont le but était de transformer
ces mots en actions, fut mis en place quel-
ques mois après. Une façon aussi de s’assu-
rer que l’opposition soit devenue suffisam-
ment faible pour que les réactions adverses
soient limitées, et ne remettent pas e n doute
la crédibilité de la déclaration. Ce sont les
talents que Mario Draghi a démontrés pen-
dant ces huit ans.

Rien ne traduit mieux
la contribution de Draghi
que ces trois mots
« Whatever it takes »
(« On fera ce qu’il faudra »)
prononcés à Londres
en juillet 2012.

Markus C. Kerber

L


es banques centrales fondent leur
monopole et leur indépendance sur
des décisions démocratiques, pro-
clamant que chaque banquier central doit
avoir pour ambition inaliénable de mainte-
nir à flot le système financier. Le postulat de
l’indépendance à l’égard des gouverne-
ments et des autres organes démocratiques
est régulièrement répété par le président de
la BCE. Mais l’équilibre empirique entre sa
politique et son développement institution-
nel conduit à se demander si l’indépen-
dance est la condition appropriée et suffi-
sante pour garantir le respect par la banque
des buts et limites de son mandat.
Le système électoral du Conseil des gou-
verneurs r epose sur le principe « un homme,
une voix ». Devrait-il y avoir des droits de vote
égaux entre les représentants de pays aussi
différents que l’Allemagne, la France, l’Italie
et l’Espagne d’un côté, l e Luxembourg, l ’Esto-
nie, Malte et la Lituanie de l’autre? Est-il v rai-
semblable qu’une politique raisonnable
sorte d’une banque centrale dans laquelle
pouvoir de gestion et responsabilité finan-
cière sont à ce point hors de proportion?
Peut-on escompter une bonne gouvernance
si des pays comme l’Allemagne se voient pri-
vés de leur droit de vote au Conseil durant
certaines périodes? En d’autres termes, la
déconnexion entre maîtrise opérationnelle
et responsabilité économique, qui est le
caractère institutionnel le p lus f rappant de la
BCE, conduira-t-elle à des politiques qui sont
ou bien considérées avec méfiance par quel-
ques pays majeurs ou bien ouvertement reje-
tées par leurs peuples?

Conflits d’intérêts
Une banque nationale indépendante ne
peut s’affranchir de la démonstration de
cette indépendance qu’avec l’appui de l’opi-
nion publique, au cours des batailles politi-
ques quotidiennes. La BCE, elle, mène sa
politique sans se soucier des opinions
publiques. L’absence d’un espace public
européen s ’avère avantageuse pour elle. Elle
limite sa responsabilité au stade de quel-
ques conférences de presse de ses président
et vice-président. Jusqu’à présent, le prési-
dent a vainement tenté de convaincre l’opi-
nion publique allemande des vertus de sa
politique. Ses efforts de communication
montrent clairement la crainte du prési-
dent Draghi de perdre ce que la Bundes-

L’ institution n’est plus capable


de diriger la politique monétaire


bank n’a jamais perdu : la confiance du peu-
ple allemand. Ce dernier a, par contre, la
conviction que l’Allemagne a été marginali-
sée par la BCE.
Pour résumer les considérations qui pré-
cèdent, il est évident que l’indépendance de
la BCE est un problème, et non la solution.
Ce problème intrinsèque pourrait être atté-
nué si elle adhérait strictement à son man-
dat. A l’inverse, son interprétation extensive
de ses attributions et leur élargissement
entraînent d’importantes conséquences,
surtout en termes de conflits d’intérêts.
Même investie d ’un mandat très restreint, la
BCE et ses dirigeants tiennent le même dis-

cours, laissant entendre que leurs mesures
durant la crise de 2007-2008 ont assuré un
sauvetage bienfaisant, tout comme les
mesures originales prises depuis 2010. Or
depuis plus de dix ans, nous observons une
BCE en mode de crise qui présente un pro-
gramme extravagant après l’autre pour
défendre la « stabilité monétaire » selon
une définition totalement discrétionnaire
de l’inflation convenable.
Mais malgré les programmes d’achat de
titres de marché et d’obligations garanties –
2.600 milliards d’euros jusqu’à présent –
l’inflation n’a pas beaucoup bougé. En
revanche, les risques de cette politique,
ainsi que les incitations pour les mauvais
débiteurs étatiques, ont augmenté.
En dépit de politiques dérogatoires et de
pouvoirs de supervision accrues, la BCE
semble avoir perdu sa capacité de diriger de
façon autonome l a politique monétaire tout
en ayant un impact sur le marché des capi-
taux. L’effet de distorsion de concurrence
sur le marché des capitaux – peut-être vou-
lue par l a BCE – est l e trait dominant d e cette
politique. On peut se demander dans quelle
mesure elle a contribué à l’instabilité poten-
tielle du système financier. Elle a d’ores et
déjà dégradé la réputation au sein des Etats
de la zone euro. A long terme, c’est une
menace pour son autorité.

Markus C. Kerber est professeur
à la Technische Universität de Berlin
et à l’Ecole d’économie de Varsovie.

Depuis dix ans, la BCE
passe d’un programme
extravagant à un autre.

D
Le tournant
monétaire de la BCE


  • Mario Draghi sauve
    la zone euro. Le 26 juillet 2012,
    s’exprimant à Londres, en pleine
    crise grecque et alors que la zone
    euro menace d’exploser, le tout
    récent président de la Banque
    centrale européenne prononce
    cette phrase devenue mythique : la
    BCE fera « tout ce qui est
    nécessaire » (« whatever it takes »)
    pour sauver la monnaie unique.
    Un temps, puis il ajoute « Et croyez-
    moi, ce sera suffisant ». L’effet est
    immédiat auprès des investisseurs.

  • Les débuts du « quantitative
    easing ». Le 1er mars 2015, la BCE
    met à exécution les promesses de
    son président. Elle entame un
    programme de rachats d’actifs –
    essentiellement de la dette
    publique – à hauteur de
    60 milliards d’euros par an.
    L’objectif est de relancer une
    inflation qui ne décolle pas en
    inondant les marchés de liquidités
    et de soulager les banques
    européennes dont les investisseurs
    doutent de la solidité.

  • Une politique monétaire non
    conventionnelle. En avril 2016, la
    BCE porte le volume de ses achats à
    80 milliards d’euros par mois et
    décide de les étendre aux dettes
    d’entreprise. En 2018, elle décide de
    les ramener à 15 milliards d’euros
    par mois. Au total, elle a acheté
    près de 2.600 milliards d’euros
    d’actifs depuis mars 2015. En
    septembre 2019, elle relance son
    programme de rachats à raison de
    20 milliards d’euros par mois.

  • Des taux qui deviennent
    négatifs. Pour le commun des
    mortels, c’est l’impensable. L’un
    des principaux effets du QE est de
    faire baisser les taux souverains, ce
    qui soulage les Etats pour se
    financer. Le 14 juin 2016, pour la
    première fois de son histoire, le
    taux à 10 ans allemand, le Bund,
    devient négatif. Cela signifie qu’un
    emprunteur gagne de l’argent en
    empruntant. Pour l’épargnant, en
    revanche, cette politique se traduit
    par une détérioration forte des
    rendements de ses placements.
    D’où, notamment, la colère
    Pascal actuelle des Allemands.


Garnier pour

« Le

s Echos »

Les Echos Mardi 22 octobre 2019 DÉBAT// 15

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