viteetilseretrouveévincé.Àl’évocation decettepériode,
unvoilecouvrele regarddel’octogénaire. Il détourne laconver-
sation, tristeque son fils,Julian, qui devait reprendrelamarque,
ne puisseconnaîtrecedestin, abattude liredans la presse
spécialisée des brèves sur lavalse de directeursartistiques au
sein de la maison.
Alors
il seconsoleavec la filaturede
Biella.Surson bureau, il caresse
des échantillonsdenouvelles
matières, lui qui adorelalaine,
«pour desraisonsfamiliales»,
mais sepassionnepour leNylon ou les tissustechniques.Jusqu’à
peu, ilcourait encoreles salons professionnels, heureux de ne
jamais quittercemonde dutextile qu’il trouvetoujoursaussi
«émouvant»:«Nous travaillons surce qu’ilyade plus proche de
l’homme, surce qui touche sa peau.»En visiteaumoins troisfois
paranàBiella, AlixLe Naour,directriceartistique de DeFursac,
évoque leurséchanges approfondis et«samanièredepousser les
limites, detoujoursinnover».
Il le sait:ilrestelatêted’affiche de la sociétéLanificioFratelli
Cerruti. Dans une industrie dutextile italienne en crise, lepasséest
la meilleuredes cartesdevisite.PaoloTorello-Viera, PDG de l’en-
treprise de Biella, juge que la présencedeNino Cerruti dans l’en-
treprise est«parfaitepour lareconnaissancedelamarque».Et
l’homme d’affaires deconfier :«Quand jerencontrequelqu’un, la
premièrequestion qu’on me pose est:“Commentallez-vous?”La
seconde est systématiquement:“Oùest monsieur Nino?”»
LeGuépards’offreencoredestoursdepiste,ravi de séduire.Tous
les visiteursdeBiella lui sontprésentés. Ilsrepartentcharméspar
l’homme,parcetteélégancequ’iln’ajamaisperdue. Certainsren-
trentenimitantses maillots noirsportéssous seschemises ou ses
chaussettes decouleursvives.Son allurefait longtemps impression.
Le couturier Stefano Pilati,passépar SaintLaurentetZegna et
aujourd’huiàlatêtedelamarque qu’ilalancée, RandomIdentities,
adébutéchez Cerruti. Il se souvientencoreavecprécision de«la
vesteàdouble boutonnage en laineCasentino et ducolenf ourrurede
castor sauvage»queportait lepatron le jour de leurrencontre.
Quantàses ancienscollaborateurs, ils citentlepull jaune grigri,
portéàchaque défilé,pour lequel ilretardaunjour une présenta-
tion, letemps deretrouversonfétiche.
L’époque aime les photos vintage, lesclichés d’hommes élégants
reproduitssurInstagram, lesJacquesChirac en bretelles,Ralph
Laurenenbrasdechemise ou GianniAgnelliavec sa montrepor-
téepar-dessus lepoignet de sachemise.Mais NinoCerruti ne
goûteguèreces images d’hier.Ainsi, leTurinoisAgnelli,pourtant
surnommé le«King of Style »,avait,àsesyeux,«quelquechose de
vieux jeu».Pire, il trouveinsupportables«les losersqui pensent
réinventerladolcevitaens’achetan tuncostume».Et l’homme
auquelfontréférenceceux quiidéalisentlamodedes années 1950
de décréter que«lecréateur le plus intéressantdumomentest sans
douteVirgil Abloh»,39 ans, issu du streetwearetaujourd’huiàla
têtedescollections homme deLouisVuitton, en plus de la marque
Off-White(lireaussipage 84). Cerutti aime également«lanostal-
gie, legoût de la lenteur»dontferait preuveleFrançais Simon
Jacquemus, 29 ans.
Il reconnaît,avec unpeudetristesse, qu’ilamoins de liens qu’au-
trefoisavec la nouvelle génération.Mais il l’observeavectendresse,
comme BurtLancasterregardantAlain Delon embrasser Claudia
Cardinale etpensantàses anciennes amours. Il sait que la mode
connaît deschangements structurels,«aussi violents que dans les
années 1960»,que des esthétiques inédites et des marchés nou-
veaux lacontraignentàseréinventer enpermanence, que la
phrasetarteàlacrème de l’époque, justementtirée duGuépard
–ilfaut que«tout changepour que rien nechange»–,esttoujours
aussi vraie. Et queVirgil Abloh, SimonJacquemus ettous les autres
sontfidèlesàcequi l’animait dans les années 1950.
À89ans, il grignoteencoreunpeu detemps, demandeàceque des
blogueursoudes journalistes viennentlevoiràBiella.Àtous, il
réserveune surprise. Il les inviteàaller au dernier étage de l’im-
meuble de l’ancienne usine.Unascenseur de service, quelques salles
videsàtraverser,etpuis le visiteur seretrouvedans une piècejon-
chée d’habits. Des manteaux ontété portésparJean-Paul Belmondo
et parAlain Delon.Unsmokingaété partagéparJean-ClaudeBrialy
etJohnTravolta, un autreaenveloppélecorps de ChristianBale.
Mais la plupartdescentaines detenues,vestes, pulls,polos, cravates,
n’ontaucun nom associé. Il s’agit de sa garde-robepersonnelle.Un
trésor de laine, de soie et decoton.Parfois, Nino Cerruti vienttout
seul dans sa caverne. Il emprunteunecravate,essaie un gilet. Il se
remémorel’époque où il dessinaitchacun deceshabits.Letemps
où l’humiditénedévoraitpascescostumes, où lescols dechemise
n’avaientpas jauni et où sonélégancen’avait rien defanée.
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