Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1

12 |france SAMEDI 5 OCTOBRE 2019


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« Charlie Hebdo » : Peter Cherif mis en examen


L’ex­cadre d’AQPA, commanditaire présumé de l’attentat de 2015, pourrait être jugé lors du procès de 2020


C’


est une mise en
examen décidée
sans bruit il y a déjà
plusieurs mois,
mais qui pourrait signifier beau­
coup pour l’antiterrorisme fran­
çais et les victimes de l’attentat
contre Charlie Hebdo. Selon les
informations du Monde, le vété­
ran du djihad Peter Cherif, 37 ans,
ex­cadre d’Al­Qaida dans la pé­
ninsule arabique (AQPA), et
considéré comme l’un des men­
tors des frères Kouachi, auteurs
de l’attentat contre l’hebdoma­
daire satirique (douze morts) en
janvier 2015, a été mis en exa­
men à son tour dans ce dos­
sier emblématique pour « asso­
ciation de malfaiteurs terro­
riste criminelle ».
La décision date du mois de
juillet. Elle a été prise dans le
cadre d’un volet disjoint de l’en­
quête principale – qui, elle, con­
cerne aussi l’attaque contre l’Hy­
per Cacher de la porte de Vincen­
nes – après que Peter Cherif a été
interpellé, en décembre 2018, à
Djibouti, puis extradé vers la
France où il est incarcéré. A cette
date, les juges d’instruction char­
gés des investigations avaient
déjà bouclé leur enquête. En jan­
vier, quatorze personnes ont été
renvoyées devant les assises spé­
ciales pour un procès qui doit se
tenir du 20 avril au 3 juillet 2020.
Mais Peter Cherif était un peu la
pièce manquante de ce futur pro­
cès monstre.

Réfugié au Yémen
Depuis le début de l’enquête, le dji­
hadiste français est en effet soup­
çonné d’être le commanditaire de
l’attentat, et d’avoir facilité, à l’été
2011, l’intégration d’un des frères
Kouachi – Chérif – dans les rangs
d’AQPA. Cette intégration se serait
faite à l’occasion d’un périple au
sultanat d’Oman, pays voisin du
Yémen, base arrière de l’organisa­
tion terroriste. C’est lors de ce
voyage, objet du volet disjoint,
que Chérif Kouachi aurait pu être
formé au maniement des armes
et recevoir pour mission de s’en
prendre à Charlie Hebdo.
Pendant longtemps, la justice
n’a pas eu suffisamment d’élé­
ments à charge contre Peter Che­
rif. Dans des notes déclassifiées en
décembre 2015, que Le Monde a pu
consulter, apparaît le fait que le

djihadiste était un membre actif
d’AQPA et qu’il entretenait des
contacts réguliers à distance avec
les frères Kouachi qui diront agir
en 2015 au nom de l’organisa­
tion. Mais aucun mandat d’ar­
rêt n’a jamais été émis pour ce
motif à l’encontre de Peter Cherif.
L’homme semblait par ailleurs in­
saisissable, réfugié dans une zone
inaccessible du Yémen.
A ce stade, rien ne garantit ce­
pendant que le djihadiste français
vienne gonfler les rangs du box
des accusés au printemps pro­
chain. L’instruction n’est pas ter­
minée et son avocat peut toujours
faire appel. Cette nouvelle mise en
examen marque toutefois un
tournant. Elle constitue en outre
une première parmi les princi­
paux dossiers de la vague terro­
riste qui a ensanglanté la France
depuis 2014. Jusqu’à présent, il
n’a pratiquement jamais été pos­
sible d’interroger de vive voix le
commanditaire présumé d’un at­
tentat djihadiste.
La plupart d’entre eux sont con­
sidérés comme morts ou toujours
dans les zones de combat de l’or­
ganisation Etat islamique (EI).
C’est notamment le cas des frères
Clain, « cerveaux » présumés des
attaques du 13 novembre 2015. Ils
ont probablement été tués en­
semble dans une attaque ciblée de
la coalition, en Syrie, le 20 février


  • seul le décès du premier a été
    confirmé. C’est également le cas
    de Rachid Kassim, inspirateur dé­
    signé de plusieurs attaques meur­
    trières ces dernières années, dont
    l’attentat contre un policier et sa
    femme à Magnanville (Yvelines). Il
    aurait été tué dans une frappe à
    l’automne 2017.
    Peter Cherif fait donc désormais
    l’objet de trois mises en examen
    distinctes. La première pour « as­
    sociation de malfaiteurs terroriste
    criminelle » dans le cadre de l’en­


quête ouverte début 2011 après son
départ pour le Yémen. A l’époque,
le jeune homme était poursuivi
dans un autre dossier emblémati­
que : la filière des Buttes­Chau­
mont. Tous ses camarades – dont
Chérif Kouachi – ont été condam­
nés en 2008 dans cette affaire de
recrutement de combattants pour
l’Irak. Mais lui est alors sur zone.
Intercepté en Syrie, il est renvoyé
en France trois ans plus tard.

Fuite sans difficulté
A cette époque, la justice est
moins sévère pour les candidats
au djihad. Après dix­sept mois de
détention provisoire, il est placé
sous contrôle judiciaire et compa­
raît libre devant le tribunal cor­
rectionnel de Paris. Alors que le
parquet requiert huit ans de pri­
son à son encontre, il disparaît au
dernier jour du procès et s’enfuit
pour le Yémen... Les contrôles
d’identité ne sont alors pas systé­
matiques pour les ressortissants

européens. Il s’échappe sans diffi­
culté. Sa cavale durera jusqu’en
décembre 2018.
La deuxième enquête qui vise
actuellement Peter Cherif con­
cerne l’enlèvement de trois Fran­
çais au Yémen, en mai 2011. L’ex­
cadre d’AQPA a été mis en exa­
men le 22 février dans ce dossier
pour « enlèvement et séquestra­
tion en bande organisée en
relation avec une entreprise ter­
roriste » et pour « association
de malfaiteurs terroriste crimi­
nelle ». Enlevés le 28 mai 2011, ces
trois humanitaires d’une ONG
lyonnaise avaient passé plus de
cinq mois en captivité avant
d’être libérés, en novembre 2011.
La troisième mise en examen
est celle de juillet. C’est aussi la
plus sensible. Malgré les fortes
attentes des parties civiles, rien
ne dit, à ce stade, que la justice
parviendra à finir ses investiga­
tions sur ce volet d’ici avril 2020,
pour le procès. Il lui faut étayer ce

qui s’est passé, en 2011, lors du
périple de Chérif Kouachi au sul­
tanat d’Oman. Un voyage effec­
tué à l’époque en compagnie
d’un futur cadre de l’EI : le Fran­
çais Salim Benghalem. Considéré
aujourd’hui comme mort, il a été
un des geôliers des journalis­
tes français Didier François,
Edouard Elias, Nicolas Hénin et
Pierre Torres, otages de l’EI entre
juin 2013 et avril 2014.
Dans son édition du 20 septem­
bre, L’Express a dévoilé des élé­
ments sur les sept années de ca­
vale de Peter Cherif au Yémen. Le
djihadiste, rejoint par son épouse
en 2012, aurait admis lors de ses
auditions en décembre 2018 avoir
notamment été chargé par AQPA
de recruter des ressortissants
étrangers pour exécuter des opé­
rations extérieures. De même, Pe­
ter Cherif aurait reconnu avoir
rencontré Chérif Kouachi et Sa­
lim Benghalem en 2011. « Ils m’ont
annoncé qu’ils allaient ressortir,

qu’ils avaient un “travail” à l’exté­
rieur », a­t­il précisé.
L’itinéraire personnel de Peter
Cherif est emblématique de la gé­
nération de djihadistes qui a vu le
jour au début des années 2000.
L’ex­cadre d’AQPA est un ami
d’enfance des frères Kouachi.
Comme eux, il a grandi dans
le 19e arrondissement de Paris,
dans le quartier des Buttes­Chau­
mont, et comme eux, il a très tôt
été happé par les prémices du
fondamentalisme musulman.
Converti dès 2001, cet ex­petit dé­
linquant orphelin de père a été
un des premiers français à s’en­
gager pour le djihad en Irak,
en 2004. Pionnier pour son épo­
que, il a fini sur la liste du dépar­
tement d’État américain des
combattants terroristes les
plus recherchés. Contacté par
Le Monde, l’avocat de Peter Cherif
n’était pas joignable, vendredi
4 octobre au matin.
élise vincent

Attentat raté de Notre­Dame : Sarah Hervouët a mis le « cerveau sur off »


La jeune femme de 26 ans est accusée d’avoir voulu tuer un policier. Son témoignage raconte un enfermement dans la radicalisation


J


e sais que je vais prendre une
grosse peine. » Entre deux
sourires, Sarah Hervouët
tient à « assumer ses actes »,
dit­elle, devant la Cour d’assises
spéciale de Paris. Jeudi 3 octobre,
au neuvième jour du procès de
l’attentat raté près de Notre­
Dame, en 2016, cette jeune
femme de 26 ans a été longue­
ment interrogée sur son parcours
et sa « radicalisation ». Elle est ac­
cusée de « participation à une as­
sociation de malfaiteurs terroris­
tes » et « tentative d’assassinat ».
Sarah Hervouët encourt la pri­
son à perpétuité pour avoir no­
tamment porté un coup de cou­
teau à un agent de la direction gé­
nérale de la sécurité intérieure en
civil, le blessant au cou, dans la
soirée du 8 septembre 2016, peu
avant son interpellation à Bous­
sy­Saint­Antoine (Essonne).
Ce jour­là, elle venait de passer
la journée au domicile d’Amel Sa­
kaou, mère de famille de 39 ans
désireuse de partir en Syrie et de
rejoindre les rangs de l’organisa­
tion Etat islamique (EI). Elle y
avait rencontré Inès Madani, ju­
gée par la cour pour avoir tenté

vainement, dans la nuit du 3 au
4 septembre 2016, de mettre le
feu à une voiture remplie de
six bonbonnes de gaz, rue de la
Bûcherie, à Paris dans le 5e arron­
dissement.
C’est le djihadiste et recruteur
Rachid Kassim, dont la mort en
Irak a été annoncée par les autori­
tés américaines en 2017, qui a mis
en relation les trois femmes. « J’ai
fait 1 000 km pour rejoindre des
gens que je [ne] connaissais même
pas », ironise Sarah Hervouët, qui
a quitté son domicile de Cogolin
(Var) pour rallier Boussy­Saint­
Antoine « avec l’intention de mou­
rir en martyre ».
Alerté de la présence de poli­
ciers près du domicile d’Amel Sa­
kaou, le trio prend la fuite dans la
soirée du 8 septembre 2016. Sarah
Hervouët tente de voler une ca­
mionnette stationnée sur un par­
king pour « prouver » à ses deux
comparses, qui n’ont pas con­
fiance en elle, « qu’elle est une
sœur ».
Selon ses dires, elle aurait toqué
à la fenêtre du conducteur, fait
mine de lui demander un rensei­
gnement, avant de lui porter un

coup de couteau, sans viser.
« Comment aurais­je pu savoir que
c’était un policier? Il n’y avait pas
de signe sur la camionnette, il ne
portait pas de brassard. Je n’ai pas
pensé à le tuer. Mon cerveau était
sur “off” », se défend­elle.
L’audition de Sarah Hervouët a
permis à la cour de mieux cerner
sa personnalité. Elevée dans une
famille catholique non prati­
quante, la jeune femme a souffert
de l’absence de son père biolo­

gique et s’est convertie à l’islam,
en 2014, peu après avoir quitté le
Gabon, où elle résidait avec son
père adoptif. C’est en conversant
sur Facebook avec un djihadiste
nîmois dénommé « Abou Saad »
qu’elle se radicalise. Il la convainc
de l’épouser et de le rejoindre en
Syrie. En mars 2015, elle est arrêtée
à la frontière turco­syrienne et fait
l’objet d’une interdiction de sortie
du territoire. « Ils lui avaient déjà
mangé le cerveau », se lamente à la
barre sa mère, Christelle Gaudin.

Mariage et projets d’union
Après avoir abandonné son CAP
de coiffure et échoué à rejoindre
Abou Saad, elle multiplie les pro­
jets de mariage. En 2016, elle
épouse religieusement un Niçois
radicalisé, Omar Habibi, puis di­
vorce un mois plus tard. Elle a en­
suite des projets d’union avec
trois hommes : Larossi Abballa,
qui a assassiné un couple de poli­
ciers à Magnanville (Yvelines), en
juin 2016 ; Adel Kermiche, abattu
par la police après avoir égorgé le
père Hamel, à Saint­Etienne­du­
Rouvray (Seine­Maritime), en
juillet 2016 ; et Mohamed Lamine

Aberouz, jugé pour « non­dénon­
ciation de crime terroriste » dans
le cadre de ce procès.
Début septembre 2016, elle entre
en contact, par la messagerie Tele­
gram, avec Rachid Kassim, soup­
çonné d’avoir piloté le meurtre du
père Hamel. « J’ai demandé à Kas­
sim ce que je pouvais faire pour la
communauté musulmane, racon­
te­t­elle. Il m’a parlé du Dijhad, m’a
envoyé des manuscrits qui démon­
traient que les femmes pouvaient
aussi combattre. Il me propose de
prendre en otage le maire de Cogo­
lin pour me faire tirer dessus. Je lui
ai dit que les égorgements, c’était
pas trop mon truc. »
Le 5 septembre 2016, elle « lâ­
che » son emploi d’agent d’entre­
tien à la clinique psychiatrique de
Cogolin et se rend à l’hôtel de
ville, où elle croise l’édile. Mais
elle renonce à s’attaquer à l’élu et
rentre chez elle. C’est alors que
Rachid Kassim lui envoie des ma­
nuscrits d’allégeance qu’elle
recopie, et l’incite à rejoindre une
« sœur » en région parisienne
pour mourir en martyre. Elle
fait à cette période le voyage
pour Boussy­Saint­Antoine, un

pistolet en plastique et un Taser
dans son sac.
« Quand Rachid Kassim vous dit
que 500 frères prient pour vous en
Syrie, vous ne vous dites pas que
c’est n’importe quoi? Qu’est­ce que
ça peut leur faire? Ils ne savent
même pas que vous existez. Savez­
vous ce qu’est l’esprit critique? »,
lui demande, narquois, l’avocat
général, Jean­Michel Bourles. « Je
prenais ça pour argent comptant.
J’étais persuadé qu’ils détenaient
la vérité et que combattre pour les
lois de Dieu était la meilleure
chose à faire, j’étais comme une
éponge », répond Sarah Hervouët.
La jeune femme est détenue
aux Baumettes, à Marseille, où
elle est à l’isolement depuis no­
vembre 2018. En détention, elle
s’est mariée religieusement avec
un homme condamné à huit ans
de réclusion pour une affaire de
terrorisme. Elle aspire à « fon­
der une famille » à sa sortie de
prison. « Vous n’êtes pas prête à
sortir ou pas prête de sortir? »,
l’interroge son avocat, Me Joseph
Hazan. Sarah Hervouët s’esclaffe :
« Les deux. »
rémi dupré

« [Rachid Kassim]
me propose de
prendre en otage
le maire de
Cogolin pour me
faire tirer dessus.
Je lui ai dit que
les égorgements,
c’était pas trop
mon truc »
SARAH HERVOUËT

Peter Cherif, le 22 décembre 2018, à l’aéroport international de Djibouti, lors de son extradition vers la France. HOUSSEIN HERSI/AFP

Peter Cherif
est soupçonné
d’avoir facilité
l’intégration de
Chérif Kouachi
dans les rangs
d’AQPA
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