Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1

JérômeFourquetn’est pasdeces
sondeurstirés àquatr eépingles et auverbehaut
qui distillentleurspunchlinestout en ménageant
la chèvre et lechou. Luicultive le lookpasse-
muraille etn’est pasdugenreàfaireson show. Il
courtles plateaux detélévision, de«Cdans l’air»,
sur France5,oùilason rond de serviette,à
BFMTV,mais n’intervientque lorsqu’on le sollicite.
«Onnem’a pas apprisàcouper la parole»,se jus-
tifie-t-il.Le directeur du départementopinion de
l’IFOP est devenu lacoqueluche des médias en
pass antaugantdecrin la sociétéfrançaiseavec
une absolue placidité, assénantdes véritéspas
toujoursagréables àentendred’unevoix toujours
posée. Prix du livrepolitique 2019, son ouvrage
L’Archipel français,naissanced’une nationmultiple
et divisée(LeSeuil), diffuséàprèsde70000 exem-
plaires depuis le printemps, est devenu la bible de
ceux qui ontaffaireaveclesuffrage universel. Près
de 400pages constellées de cartesetdecourbes,
quidétaillentl’éclatementd’un pays en multiples
îlots qui s’ignorent,voiresedédaignent.
Depuis la sortiede sonlivre, Jérôme Fourquet
s’est découvert une vocation deparraineur de
cont roverses, même s’il juren’y prendreaucun
plaisirparticulier.Sicepolitologue de 46 ans,
réservémais empathique,fait autantjaser,c’est
qu’il s’aventure, entreautres sujets, sur le déli-
catterrain durapportdelasociétéfrançaise à
l’islam. Il l’a abordé en épluchantsans taboula
prévalencecroissante de prénoms d’origine
arabo-musulmane donnés aux nouveau-nés,
constat qui reflèteselon lui une«réaffirmation
identitaire».Ses recherches font apparaîtreune
proportion de 18,8%d’enfants de sexe masculin
nés en 2016 enFranceavecuntel prénom.Un
pourcent age qui grimpeà30%enSeine-Saint-
Denis. En affinantencoreces données, il
observeaussi que la fréquencedes mariages
mixtes s’inscrit enrecul. Ces travaux, menés
avec son acolyteSylvain Manternach, un as de
la cartographie, sontlef ruit d’un long travail de
fourmi. Il leurafallu lister les prénoms les plus
représentatifs (d’où la décision de s’entenir aux
garçons, les noms de fillescomme Sarah,par
exemple,pouvantprêteràconfusion),
dépouiller l’historique de l’état-civil, analyser les
donnéespardépar tement.
«Lorsque l’onavuémergerles fameux 18 %, on
s’est dit quece ch iffr eallait fairedubruit mais on
n’allait quand même pasrefermer lecouvercle par
crain te de larécupération politique»,soupirele


sondeur.Iln ’a pasété déçu. Devant cettestatis-
tique, ÉricZemmour jubile, saluantuntrav ail
«remarquable et hardi».«Sadécoupe sociolo-
gique de laFrancepar l’analysedes prénomsva
révélerce que dissimulentobstinémentnos élites
universitaires, politiques, médiatiques»,s’enthou-
siasme en marslepolémistesurLe FigaroVox.
Retour de flamme le 19 septembrelorsque
Fourquet apparaît, bras croisés,àla«Une»du
Pointconsacrée à«ceque pensentles musulmans
en France».Lesondage qu’ilapiloté fait ap pa-
raîtreque 67%d’entre eux sonttolérants envers
l’homosexualitémais pointe qu’un quartpense
que lacharia devrait s’imposerparrapportaux
lois de laRépublique.Uneopinionpartagéepar
20%des bac+5sedéclarantmusulmans.L’aile la
plus droitièredeLRenfaitaussitôt sonmiel.
Commentaired’Éric Ciotti surTwitter:«Faceau
communautarisme islamistequi croît et menacela
République, ilfaut stopper l’immigration etrefaire
de l’assi milation lecœur de notrepolitique d’inté-
gration.»Pour un sondeur,déclencherce genre
de réactionn’est jamais trèsbon.
Jérôme Fourquet, qui nepossède nicompte
Twitter, ni compteFaceb ook, fait le gros dos.«Ce
buzz nem’atteintpas;je ne suis pas un digital
native.»Lesretoursdemanivelle le laisseraient
donc indifférent?«Bien sûr que non»,finit-ilpar
reconnaître.L’homme,rompu aux us etcou-
tumes d’un milieu qu’ilconnaîtparcœur,juge
que l’instrumentalisationpolitique est un risque
inévitable quivaut lapeine d’êtrecouru. Donc,
subi.«Lesondeur,comme le journaliste,apour
fonction de donneràvoir leréel.C’est vrai qu’il
m’arrive d’êtreunpeu remuépar desrésultats
lorsqu’ils arriventsur mon bureau.Ilyades réa-
lités gênantes, inconfortables, dérangeantes, mais
cela fait partie du job.De même que voircertains
politiques globaliser et systématisercertains
chiffres quejeproduis pour présenter lesmusul-
manscomme un bloc homogène hostile aux
valeursrépublicaines alorsque ce n’est pas lecas,
même sicertaines opinions minoritaires posent
problème»,sedéfend-il.Luipense aucont raire
que son travail peut aideràseprémunir dupopu-
lisme.«Mettr elapoussièresous letapis, c’est
tendrelapercheàceux quientre tiennent les
théories ducomplot et de la manipulation des
chiffres.Historiquement, ladynamique qui a
portéleFront national s’est nourrie en partie de
l’attitude des pouvoirspublics et decertains
médias quin’ontpas pris encomptel’entière

mesuredecertaines questions.La démocratie
fonctionneavec des citoyens éclairés.»Lorsqu’il
détaille la fréquencedes prénoms d’origine
arabo-musulmanechez les garçons nés en 2016,
il n’ometpasderappeler que«les trois premières
victimes deMohammedMerah, le policier abattu
devantles locaux deCharlieHebdoet près de
10%des soldats françaistués en Afghanistan lors
des opérationscontre le terrorisme islamique
portaientaussi cesprénoms-là».
La spécialitédeJérômeFourquet,ce n’est pas
tant de jeter despavésdans la mareque depas-
ser au crible des phénomènes apparemmenttri-
viaux. Des angles morts qui cachentdes filsàtirer
de lapelote. Fin novembre2018, au début du
mouvementdes «gilets jaunes», sa noteconsa-
crée au«révélateur fluorescentdes fracturesfran-
çaises»,publiée dans le cadredelaFondation
Jean-Jaurès, mettait enexergue les«publics
symptomatiques»àl’œuvre autour desronds-
points.Mèrescélibataires, salariés de la logis-
tique,classes moyennescondamnéesparl’étale-
menturbainàune amèrerelégation.Du pain
bénit pour lescommentate urscommepour les
politiques, déboussolés devant un mouvement
parfaitementatypique.
CarolineRoux, qui anime les débatsde«Cdans
l’air »sur France5,sefélicited’avoir fait de
Jérôme Fourquet un pilier de son émission.«Ce
n’est pas une bêtedeplateau.Ilaun côté moine-
soldat, aux antipodes desexperts parisiens, mais il
nousfait regarder leschoses différemment.Après
l’élection deMacron, il modérait l’excitationgéné-
rale autour desréformes enrappelantqu’il existait
aussi uneFranceinvisible et insatisfaite.Je le pla ce
généralementàl’extrémitéduplateau:ilest tou-
joursimpeccable pourconclureundébat. Et
humainement, c’est une crème.»
Dansson austèrebureauparisien–sur les
murs, unebanale carte de Franceetune vue
aérienne d’Eus, village desPyrénées-Orientales
d’où est issuetoutesafamillepaternelle –
Jérôme Fourquetfait de la sciencepolitique en
3D là où d’autres en sontrestés au noir et blanc.
Pour lui,tout estpolitique.La surreprésenta-
tion dutato uageparmi cesclasses moyennes
menacées de déclassement, qui déclenchent
des«émeutes du Nutella»,surfentsur Le Bon
Coinpour trouverdes produits de seconde
main etfont leurscourseschez Lidl. Il scruteen
parallèle laFrancequi commande sur Amazon,
fréquente les hypermarchés classiques etconfie
si besoin la scolaritédesaprogénitureàl’ensei-
gnementprivé dontilr elève,dans son livre, que
son recrutementautrefois largementinterclas-
sistes’est considérablementembourgeoisé en
milieu urbain. Ses enquêtes, qu’ilcroise avec les
travaux d’autres sociologues et géographes,
soulignentcommentlaFrancedes Kevin et des
Dylan épousecelle duvote d’extrême droite
mais aussicommentl’intégration des jeunes
générations issues de l’immigration progresse à
basbruit. Il met deschiffres derrièrelapropor-
tion croissante d’enseignants ou desyndica-
listes cheminots d’origine étrangère.
La chose publiqueatoujoursintéressé

Dans sonouvrage “L’Archipel français”, le directeur


du départementopinion de l’IFOP adessiné


le portrait d’unesociété fragmentéeetdéboussolée.


Depuis, la droite et l’ultradroites’emparentvolontiers


de ses sondages, surtout quandilyest question de


l’islam.Unerécupération queJérômeFourquet déplore,


sanspour autantchanger de méthode. Car rien ne


le fait davantagejubiler quefaireparler lesstatistiques.


81

lemagazine

Free download pdf