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SAMEDI 5 OCTOBRE 2019 idées| 35
Kevin Levillain et Blanche Segrestin
Le droit doit définir les engagements
d’une entreprise responsable
Le droit des sociétés a fabriqué, au nom de la liberté d’entreprendre,
une puissance d’action sans principe de responsabilité,
dénoncent les lauréats du Prix du livre RH 2019, créé par Syntec
Recrutement en partenariat avec « Le Monde » et Sciences Po
Q
u’estce qu’une entreprise
responsable? Et qu’estce
que « bien diriger » une
entreprise? Ces questions
sont incontournables dans un
monde où les entreprises ont dé
veloppé des puissances d’innova
tion, mais aussi souvent de
détérioration, à l’échelle de la pla
nète. Elles appellent un profond
effort de renouvellement théori
que et doctrinal.
Il faut partir d’un constat : en
droit, la notion d’« entreprise res
ponsable » n’a pas de fondement.
Si le droit du travail ou de l’envi
ronnement est venu imposer des
règles de comportement aux en
treprises, cellesci ne sont te
nues, comme tout citoyen, que
de respecter la loi. Audelà, c’est
le principe fondateur de la li
berté d’entreprendre qui pré
vaut. De sorte que le droit s’abs
tient autant que possible de dire
ce qu’est la « bonne gestion »
d’une entreprise. L’employeur
est seul juge du bienfondé de
ses décisions. Et sauf situation
particulière, le juge ne peut les
remettre en cause.
Pour encadrer l’action des diri
geants, le droit établit en revan
che des mécanismes de contrôle
et des règles de pouvoir au sein
des entreprises. C’est l’assemblée
générale des actionnaires qui
contrôle, en dernier recours, l’ac
tion des dirigeants. Or les action
naires, dans la mesure où ils dé
lèguent la gestion, sont censés
ne pas s’immiscer dans les choix
de gestion. Ils bénéficient d’une
responsabilité limitée. Le droit
des sociétés a donc fabriqué, au
nom de la liberté d’entreprendre,
une puissance d’action sans
principe de responsabilité, puis
que la gestion des dirigeants ne
peut être mise en cause juridi
quement (sauf action contraire à
la loi) et qu’elle est contrôlée par
ceux qui en sont présumés irres
ponsables.
Un tel schéma a pu fonctionner
durant une partie du XXe siècle,
mais il est devenu aujourd’hui
intenable. D’une part, les action
naires des entreprises cotées en
Bourse se sont considérablement
transformés. Les investisseurs
institutionnels sont devenus des
organisations très sophistiquées,
qui investissent dans des porte
feuilles très larges de sociétés en
automatisant souvent les déci
sions d’investissement sur des
critères financiers. Ils sont donc,
par construction, peu intéressés
par l’activité des entreprises et
leurs éventuelles conséquences
sociales ou environnementales.
D’autre part, la puissance des
entreprises a changé d’ampleur
et d’échelle. Il faut abandonner
l’idée que l’entreprise est un sim
ple agent économique qui crée
des emplois et fait circuler des
marchandises. L’action des en
treprises, et pas seulement celle
des plus grandes, est devenue
déterminante dans la construc
tion des sociétés, des Etats et
du bienêtre humain. La contro
verse actuelle sur la puissance
des GAFA n’en est que l’exemple
le plus connu.
Notre groupe de recherche au
Collège des Bernardins, composé
de chercheurs en droit et en ges
tion, mais aussi de représentants
du monde de l’entreprise et de la
finance, a donc dû explorer de
nouveaux fondements de la res
ponsabilité des entreprises. Les
initiatives volontaires, telles que
le mouvement de la responsabi
lité sociale des entreprises, ont
eu une réelle influence sur les di
rigeants, mais elles se heurtent
régulièrement au contrôle des
actionnaires sur la définition
des objectifs de l’entreprise. De
son côté, l’Etat ne parvient plus à
prévenir les dérives d’entrepri
ses devenues de véritables puis
sances mondiales. Et il peut en
core moins les forcer à innover
en faveur des enjeux sociaux et
environnementaux.
Le principe de « bene gesta »
Pour sortir de cette impasse, il n’y
a pas d’autre choix que de définir
en droit ce que sont les engage
ments d’une entreprise respon
sable. Cela ne remet pas en cause
la liberté d’entreprendre : cela of
fre au contraire la possibilité à la
société de ne pas être gérée que
dans l’intérêt commun des asso
ciés. A Rome, à la suite de Cicéron,
le pouvoir était fondé sur un
principe de bene gesta, ou
« bonne gestion », c’estàdire
non pas sur l’intérêt de son dé
tenteur mais sur la possibilité
de conduire une action ration
nelle et responsable visàvis des
tiers. La bene gesta n’est donc pas
antagonique à la liberté d’entre
prendre, elle est plutôt une condi
tion essentielle de sa légitimité.
L’entreprise responsable est
aujourd’hui celle qui stipule dans
ses statuts, donc sur la place pu
blique, les principes de sa bene
gesta, c’estàdire les engage
ments qu’elle prend visàvis de
toutes les parties qui la compo
sent ou qu’elle affecte.
La loi Pacte (Plan d’action pour
la croissance et la transforma
tion des entreprises) consacre
cette révolution. Le nouvel arti
cle 1833 du code civil dispose que
la société doit être « gérée (...)
en prenant en considération les
enjeux sociaux et environne
mentaux de son activité ». Ainsi,
la bonne gestion sociale et
environnementale devient cons
titutive de la définition de l’en
treprise. Mais la loi va audelà de
ce principe général de responsa
bilité : chaque entreprise peut
aussi préciser sa « raison d’être »
et les engagements qu’elle sou
haite prendre publiquement.
C’est ici que la qualité de société
à mission prend tout son sens
car, en étant inscrite dans les
statuts, la mission engage l’en
treprise et devient le guide de la
bonne gestion.
Ainsi fallaitil réactiver des fon
dements anciens de principes
que l’on tenait pour naturels
pour pouvoir penser de nou
veaux schémas de responsabi
lité. Une responsabilité non pas
seulement visàvis du passé,
mais aussi visàvis des futurs à
construire.
Kevin Levillain
et Blanche Segrestin sont
respectivement enseignant-
chercheur et professeure
à Mines ParisTech. Ils ont dirigé
« La Mission de l’entreprise
responsable. Principes
et normes de gestion »
(Presses des Mines, 2018)
Immigration :
tout repenser!
Quatre parlementaires La République
en marche, Stanislas Guerini, Gilles Le Gendre,
François Patriat et Stéphane Séjourné, précisent
l’ambition, à leurs yeux, du débat parlementaire
qui s’ouvre le lundi 7 octobre
P
arler d’immigration, c’est notre de
voir. Le 7 octobre à l’Assemblée na
tionale et le 9 octobre au Sénat, nous
allons tenir la promesse faite par le
président de la République aux Français, à
l’issue du grand débat : organiser chaque
année un débat parlementaire sur la politi
que migratoire en France et en Europe.
Nous allons parler d’immigration et d’in
tégration, parce que c’est le moment pour
le faire. Nos concitoyens nous l’ont dit : ils
attendent de notre majorité qu’elle s’em
pare des grands sujets, même les plus com
plexes. Alors que la nouvelle Commission
européenne se met au travail, nous devons
porter des positions claires en Europe, c’est
à cette échelle que se situent les bonnes ré
ponses. Et au moment où nous nous apprê
tons à confier la gestion de nos villes à de
nouveaux exécutifs, nous voulons soutenir
nos élus locaux dans le déploiement des
politiques d’intégration sur les territoires.
Là où se construit la cohésion nationale.
Ce débat est inédit. Et ses objectifs le sont
tout autant. Dans l’immédiat, il n’a pas vo
cation à statuer sur telle ou telle mesure.
Cellesci viendront en leur temps, construi
tes par la majorité et les parlementaires. Il a
une visée stratégique : repenser notre poli
tique migratoire et d’intégration. Relever ce
défi ne concerne pas seulement l’année
2020 ou la fin du quinquennat, mais bien
notre avenir collectif.
Depuis vingt ans, trop de politiques ont
été mises en échec. La loi que nous avons
nousmêmes adoptée en 2018 commence à
produire des effets, mais chacun sent bien
que les progrès sont trop lents, les obstacles
trop nombreux.
Nous allons parler d’immigration avec
une exigence de vérité. Nos concitoyens
n’en peuvent plus des postures caricatura
les, des manœuvres d’évitement ou de
l’instrumentalisation par les démagogues.
Notre pays s’abîme, déchiré entre un camp
qui reproche à la France d’avoir tourné le
dos à ses valeurs humanistes et un autre
qui ne voit dans les réfugiés et les migrants
que des menaces. A cette opposition de
postures, tout le monde est perdant : nos
principes sont mis à mal, l’efficacité de no
tre action mise en accusation.
Dire la vérité, c’est poser un diagnostic
partagé. La France vit une situation parti
culière : alors que deux fois moins de per
sonnes entrent en Europe qu’en 2015, le
nombre de demandes d’asile a augmenté
de près d’un quart dans notre pays. Le sys
tème européen est à bout de souffle. Les
conditions d’accueil dans les Etats mem
bres sont disparates, la coopération insuffi
sante, et les accords de Dublin conduisent à
des situations inextricables. Nous refusons
les raisonnements simplistes qui vou
draient que des conditions d’accueil dégra
dées soient dissuasives. Mais l’efficacité de
tous nos dispositifs doit être évaluée, en les
comparant à ceux de nos voisins. Abus et
détournements seront corrigés.
Oser parler de l’immigration économique
Dire la vérité, c’est aborder la politique mi
gratoire dans toutes ses composantes : les
politiques de régulation et les relations
avec les pays de départ, bien sûr, mais aussi
l’économie, la santé, le travail, le logement,
l’éducation, etc. Témoignant de cette néces
sité, la discussion au Parlement mobilisera
de nombreux ministres. Nous souhaitons
qu’au lendemain de ce débat l’organisation
administrative évolue pour pérenniser
cette approche globale et incarner de ma
nière visible la cohérence de nos politiques.
Dans le respect de la dignité des personnes,
de nos obligations constitutionnelles et in
ternationales et avec la prise en compte de
nos besoins économiques.
Ce débat doit nous permettre de réinven
ter la politique migratoire de demain. En
agissant sur tous les fronts.
L’asile est un droit, non une faveur. No
tre humanité est chaque jour questionnée
par les conditions d’accueil des femmes et
des hommes qui entrent sur notre terri
toire. Elles doivent être dignes et bénéfi
cier aux personnes qui sont légitimes à y
prétendre, et à elles seules. La réussite de
nos politiques d’intégration suppose de
rétablir la confiance, aujourd’hui enta
mée, entre les associations, les initiatives
citoyennes et les pouvoirs publics. Ne ja
mais tourner le dos aux bonnes volontés,
elles sont trop précieuses!
A côté du droit d’asile, nous devons oser
parler de l’immigration économique. Op
poser les chômeurs français aux migrants,
c’est omettre qu’existent en France des
secteurs aux besoins de maind’œuvre
non satisfaits. Traiter ce sujet ne signifie
pas être les naïfs de la mondialisation ou
ouvrir grand nos frontières, mais imagi
ner une stratégie, fondée sur des besoins
identifiés et des objectifs chiffrés, en asso
ciant tous les acteurs concernés, partenai
res sociaux et acteurs locaux. Nous devons
enfin poursuivre notre action d’accompa
gnement des pays de départ. Il faut que
notre action diplomatique et l’aide publi
que au développement incitent les popu
lations de ces pays à se construire un
avenir chez elles.
La semaine prochaine, nous parlerons
d’immigration. Avec sérénité et lucidité.
L’action suivra, efficace et dans le respect
de nos valeurs. Se joue rien de moins que
l’idée que nous nous faisons de nous, de
notre pays et de l’avenir de notre
continent.
Stanislas Guerini est député de Paris
et délégué général de La République
en marche (LRM) ; Gilles Le Gendre
est député de Paris et président
du groupe LRM à l’Assemblée nationale ;
François Patriat est sénateur de
la Côte-d’Or et président du Groupe LRM
au Sénat ; Stéphane Séjourné
est député européen et président
de la délégation française Renaissance
au Parlement européen
NOS CONCITOYENS
N’EN PEUVENT
PLUS DES POSTURES
CARICATURALES,
DES MANŒUVRES
D’ÉVITEMENT OU DE
L’INSTRUMENTALISATION
PAR LES DÉMAGOGUES
LES INITIATIVES
VOLONTAIRES
SE HEURTENT
RÉGULIÈREMENT
AU CONTRÔLE
DES ACTIONNAIRES