Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1
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SAMEDI 5 OCTOBRE 2019 0123 | 37

L


a date tombe mal pour
l’Institut du monde arabe
(IMA), à Paris. Le 9 octo­
bre, ce musée ouvre une
exposition sur Al­Ula, un site du
nord­ouest de l’Arabie saoudite,
grand comme la Belgique, en
plein désert et d’une richesse
folle. Sept mille ans d’histoire. Qui
risquent d’être brouillés par un
événement survenu il y a un an,
quand le régime saoudien a fait
découper en morceaux l’oppo­
sant Jamal Khashoggi en son con­
sulat d’Istanbul. Un télescopage
entre beauté et sordide.
Voyons plus large. D’un côté,
une monarchie ultra­religieuse,
avec à sa tête le prince Moham­
med Ben Salmane, alias « MBS »,
qui jette en prison, torture par­
fois, réprime le moindre oppo­
sant, les femmes soumises à la
tutelle mâle pour des gestes quo­
tidiens (se marier, ouvrir un
compte en banque, etc.), des
militantes féministes emprison­
nées, un Etat qui s’enlise dans une
sale guerre au Yémen. De l’autre,
un client richissime à qui l’on
vend des tas de produits. Des ar­
mes. Beaucoup de culture aussi.
L’assassinat de Khashoggi n’a en
rien freiné la présence sur place de
la France culturelle. C’est vrai dans
l’archéologie, le cinéma, les arts,
les festivals, la musique ou l’opéra.
L’argent du royaume vient aussi
chez nous. Dix­sept millions d’eu­
ros au Louvre pour aménager,
en 2005, son département des arts
de l’islam. Cinq millions pour ré­
nover le bâtiment de l’IMA, et no­
tamment ses moucharabiehs.
L’exposition Al­Ula est financée
par le régime saoudien (1 million
d’euros). « Nous avons travaillé en
toute indépendance », jure Jack
Lang, président de l’Institut.
Quand on demande à cet ami du
Golfe si échanger avec ce régime
lui pose problème, il reste fidèle à
une réputation qui lui a réussi. « Je
suis un optimiste indécrottable. »

Ambivalence
Donc Jack Lang dit que les échan­
ges culturels sont un bon levier
pour faire bouger les mœurs et
qu’un « climat inédit » règne à
Riyad depuis deux ans. Sentiment
confirmé par des spécialistes. Les
femmes, par exemple, peuvent
conduire une voiture ou voyager
seules à l’étranger. Mais nos mê­
mes spécialistes nuancent. Une
femme doit apprendre à conduire
avec une femme, ses leçons coû­
tent six fois plus cher que pour un
homme, elle doit acheter une voi­
ture à une femme avec de l’argent
donné par un homme.
Même ambivalence pour la cul­
ture. D’un côté, la création l’an
dernier d’un ministère à part en­
tière, dont le chef, le prince Badr,
34 ans, dispose de dizaines de mil­
liards d’euros – quand on n’aura
plus de pétrole, on aura la culture.
C’est lui qui achète, en 2017, le ta­
bleau Salvator Mundi, dont l’attri­
bution à Léonard de Vinci est plus
incertaine que son prix,
450,3 millions de dollars (410 mil­
lions d’euros), soit le tableau le
plus cher au monde. Mais c’est
une culture festive ou contem­
plative qui est promue, sans place
aucune pour le débat, et ne par­
lons pas de la contestation.

Bref, dans un monde où l’on ne
parle que de soft power, la France
culturelle va en Arabie saoudite
en se disant que, si elle ne prend
pas l’argent, d’autres le pren­
dront. Dans ce registre, le milliard
d’euros qu’Abou Dhabi a réglé
pour avoir son Louvre est de la ri­
golade par rapport à ce qui se joue
sur le site d’Al­Ula.
Pour l’instant, la vallée est vierge
ou presque. Désert, oasis, canyons,
fouilles archéologiques. Soixante­
dix mille habitants à peine. Or, le
royaume envisage d’investir des
dizaines de milliards de dollars
pour y développer le tourisme.
En avril 2018, un traité signé à l’Ely­
sée entre Emmanuel Macron et
« MBS » stipule que la France est
chargée de construire ce projet fou
avec les Saoudiens. Une structure a
été créée pour cela, à Paris, l’Agence
française pour le développement
d’Al­Ula (Afalula). Son pilote, Gé­
rard Mestrallet, ex­PDG d’Engie, di­
rige une trentaine de personnes,
rémunérées par l’Arabie saoudite –
le coût est secret. A Riyad, 300 per­
sonnes, de tous pays, travaillent
sur le même projet dans une
agence royale. Dans le même
sens? A relativiser. La Grande­Bre­
tagne, surtout, les Etats­Unis aussi
jouent leur carte à Riyad.
Le ministre de la culture, Franck
Riester, des patrons de musée ou
l’acteur Vincent Cassel se sont re­
trouvés le 11 février à Al­Ula pour
sceller l’accord franco­saoudien.
Marquer leur territoire aussi.
« MBS » les a reçus alors qu’il est
infréquentable sur la scène inter­
nationale. La note de cette saute­
rie fut réglée par le royaume.
Gérard Mestrallet ne voit que de­
vant lui : « C’est presque un pays
qu’il faut construire. » Routes, hô­
tels, villes, musées, prévoir la sécu­
rité... Pas moins de sept musées
sont prévus à Al­Ula (cheval, par­
fums, oasis, volcans), dont le plus
important sera un centre sur la ci­
vilisation arabe, qui évoquera cel­
les d’avant l’islam, jusqu’ici niées
par le royaume. Tout ne se fera
sans doute pas. Les pays du Golfe
sont aussi habiles dans l’action
que dans le contre­pied. Mais la
France voit miroiter des dizaines
de milliards. « Impossible de citer
un chiffre », dit M. Mestrallet. Il fau­
dra gagner les appels d’offres. Mais
le fait de définir les règles du jeu
est un sacré avantage. « A nous de
bien préparer nos entreprises »,
confie M. Mestrallet. Première vic­
toire, l’architecte Jean Nouvel a été
choisi pour construire un hôtel
en 2023 aux portes d’Al­Ula.
L’autre inconnue est patrimo­
niale. Comment aménager sans
massacrer Al­Ula? Car, si la vallée
est immense, les sites archéologi­
ques à visiter sont peu nombreux
et inadaptés aux foules. Tout le
monde ne parle que de tourisme
raisonné. « Ce sera un anti­Disney­
land », dit M. Mestrallet. Sauf que
le tourisme non religieux est
un objectif­clé du royaume dans
l’optique de l’après­pétrole, pa­
riant sur 2 millions de visiteurs
par an à Al­Ula. Alors, faut­il être
de cette aventure? M. Mestrallet
n’a pas d’états d’âme : « Je me situe
dans le temps long. » « MBS »,
34 ans, qui a une conception di­
recte de la politique, est aussi
dans le temps long.

D


onald Trump a une conception sé­
lective du multilatéralisme. Depuis
son élection, le président des Etats­
Unis n’a eu de cesse de conspuer le fonc­
tionnement de l’Organisation mondiale du
commerce (OMC) pour mieux remettre en
cause les règles du libre­échange. Mais cela
ne l’empêche pas aujourd’hui de s’appuyer
sur l’institution lorsqu’elle tranche un con­
tentieux en faveur de Washington.
L’OMC vient en effet de donner son feu
vert à des sanctions américaines contre
l’Union européenne (UE) après avoir jugé
qu’Airbus avait bien bénéficié d’aides publi­
ques illégales, créant ainsi un préjudice en­
vers son concurrent Boeing. Pour l’admi­
nistration Trump, qui considère qu’en ma­
tière de commerce les Européens sont

« pires que la Chine, simplement ils sont plus
petits », l’occasion est trop belle pour affir­
mer son credo, « America first », à un an de
l’élection présidentielle. Les Etats­Unis se
disent prêts, à partir du 18 octobre, à relever
les droits de douane sur 150 biens importés
de l’UE, pour un montant total de 7,5 mil­
liards de dollars par an. Les avions civils
sont visés, mais aussi de nombreux pro­
duits agricoles et industriels.
Contrairement à la guerre commerciale
que Donald Trump a déclarée à la Chine,
ces mesures de rétorsion s’appliquent dans
le cadre réglementaire international. Dans
ce contentieux, débuté il y a tout juste
quinze ans, les Européens ont certes com­
mis des erreurs, et la décision de l’OMC est
logique. Toutefois, il est rare que les sanc­
tions soient appliquées, les décisions de
l’organisation servent plutôt à inciter les
pays à trouver des compromis, afin de ne
pas entrer dans une escalade de rétorsions
qui seraient dommageables pour la crois­
sance du commerce international.
En refusant, à ce stade, toute négociation
sur le sujet et en appliquant les sanctions
autorisées par l’OMC, Donald Trump prend
le risque d’ouvrir un nouveau front avec les
Européens. « C’est une grande victoire pour
les Etats­Unis », fanfaronne­t­il. Celle­ci s’an­
nonce de courte durée. Car Boeing est égale­
ment accusé d’avoir eu recours à des aides
publiques. Le cas doit être définitivement

tranché d’ici neuf mois, cette fois très proba­
blement en faveur des Européens, qui, à leur
tour, seront légitimes à imposer des droits
de douane sur des produits américains. Le
contentieux est d’autant plus contre­pro­
ductif qu’il risque de faire le jeu de la Chine,
qui rêve de devenir une puissance aéronau­
tique. Son premier appareil moyen­courrier,
le C919, n’attend plus que son homologation
pour commencer à tailler des croupières au
duopole Airbus­Boeing. Nul besoin de préci­
ser que Pékin ne s’est pas embarrassé des rè­
gles de l’OMC pour largement financer son
programme aéronautique sur fonds publics.
Au lieu de se déchirer à propos d’une
brouille qui ne mène nulle part, les Euro­
péens et les Etats­Unis feraient mieux
d’unir leurs efforts pour faire face à la me­
nace chinoise. Il s’agit d’abord de redéfinir
le rôle des aides d’Etat dans un secteur qui,
au regard des montants colossaux des in­
vestissements, semblent difficilement évi­
tables. Les nouvelles règles pourraient s’ap­
pliquer ensuite à tous les acteurs, y compris
la Chine, dans le cadre de l’OMC.
En mars 2018, Donald Trump se vantait
que « les guerres commerciales étaient faci­
les à gagner ». Dix­huit mois plus tard, le
seul résultat tangible est un dérèglement
profond des échanges internationaux, qui
sape la croissance mondiale. Franchir un
nouveau cap dans les tensions pourrait fi­
nir par la déstabiliser pour de bon.

LE MILLIARD D’EUROS 


QU’ABOU DHABI A RÉGLÉ 


POUR AVOIR SON 
LOUVRE EST DE LA 

RIGOLADE PAR RAPPORT 


À CE QUI SE JOUE SUR 


LE SITE ANTIQUE ARABE


BOEING­AIRBUS : 


ÉVITER 


La France face L’ESCALADE


aux défis d’Al-Ula


L’ASSASSINAT 


DE  KHASHOGGI N’A 


EN  RIEN FREINÉ 


LA  PRÉSENCE 


CULTURELLE 


FRANÇAISE


EN ARABIE SAOUDITE


Tirage du Monde daté vendredi 4 octobre : 186 819 exemplaires

CULTURE|CHRONIQUE
p a r m i c h e l g u e r r i n

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hors-série


degaribaldi


àsa lvini


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Aumoment où, cinqcents ans aprèssamort, Léonard deVinciestfêté auLouvre,où les
séries comme Gomorra, Suburra ou Il Miracolo agrémentent nos soirées télévisuelles,
où L’Amie prodigieuse,d’Elena Ferrante, occupe les rayonnagesdes librairies, quand la
cuisine italienne enchante de plus en plus nospalais,LeMonde,enpartenariatavec les
22 esRendez-vous de l’histoire de Blois, est parti à larecherche d’une Italieparadoxale.
L’ Italie, où les migrantssenoient près desescôtes,où leparmesan estdésormaisfabriqué
par des sikhsvenus duPendjab, où l’industrie traverseune crise profonde, mais dont le design
envahit le monde entier.
Ce pays où les championscyclistessont des Justes et lesfootballeurs des héros,et où
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