Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1

2 |prix pour l'intelligence de la main SAMEDI 5 OCTOBRE 2019


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LE SOUFFLE DU VERRE


Jeremy Maxwell Wintrebert, lauréat 2019 du prix Talents


d’exception, réalise des pièces faites à main levée. Dans son atelier


installé au cœur de Paris, il défend un savoir­faire ancestral


D


ehors, c’est la sortie des clas­
ses et les enfants collent
leur front contre la vitre de
l’atelier de l’avenue Dau­
mesnil, à Paris. Il y a même
un plus petit, blondinet, qui
s’est assis en tailleur sur le trottoir pour ne
pas perdre une miette du spectacle. A l’inté­
rieur, c’est une danse lente qu’effectue Je­
remy Maxwell Wintrebert, souffleur de
verre : il va et vient à pas feutrés du four à la
table et, là, d’une main fait tourner la canne,
de l’autre dompte et modèle avec une
mouillette (du papier journal humidifié) la
boule de verre en feu, le tout sur fond de
musique reggae. Après plus d’une heure
d’un ballet superbement orchestré avec
Baptiste le chef d’atelier et Victor l’apprenti,
naît un globe unique aux contours carrés
opalescents, destiné à un futur luminaire.
Jeremy, 39 ans, est le dernier verrier de Pa­
ris ou, faut­il l’espérer, le premier d’une
toute nouvelle génération. Dans son atelier
ouvert il y a quatre ans seulement, il souffle
le verre et surtout crée des pièces sans
l’aide de moule ou d’outil, à main levée, en
utilisant la force gravitationnelle ou centri­
fuge et une cuisson savante au four.

« Une matière vivante »
2019 est son année faste. A Arles, le Franco­
Américain a exposé ses créations exclusives
à la Villa Benkemoun jusqu’à fin septem­
bre : des sculptures lumineuses qui mettent
en valeur l’architecture du lieu, tout en
courbes et patios. Elle a été conçue en 1974
par l’Arlésien Emile Sala (1913­1998) et clas­

sée Patrimoine du XXe siècle. A Paris, il dé­
voile au Palais de Tokyo la pièce magistrale
qui lui a permis de rafler cette année le prix
Liliane Bettencourt pour l’intelligence de la
main, dans la catégorie Talents d’exception.
Cette installation de 2,60 m sur 2,40 m
baptisée Dark Matter est constituée de 15 ci­
ves (disques de verre avec un téton au cen­
tre) couleur charbon, en référence à la ma­
tière noire et aux origines de l’Univers. Pour
chacun de ces cercles, Je­
remy Maxwell Wintrebert
a soufflé une énorme
boule puis l’a ouverte tout
en la chauffant et en la
tournant très vite, avec
l’aide d’au moins trois per­
sonnes. « Je suis heureux,
car cette œuvre encapsule
la vibration et la fréquence
du matériau : le verre est
une matière vivante qui
bouge tout le temps ; c’est
comme si j’avais réussi à fi­
ger sa conscience », se félicite l’artisan d’art.
Cela fait sept ans qu’il attendait ce mo­
ment. Sept fois que cet autodidacte, formé
dans les plus grandes verreries internatio­
nales (Floride, Tchéquie, Italie et notam­
ment à Murano, dans l’atelier de Davide Sal­
vadore...), tentait de décrocher la distinc­
tion, présentant sa candidature chaque an­
née. « Son travail témoigne d’une véritable
maturité », convient un membre du jury.
« Je suis mûr mais eux aussi, souligne ferme­
ment Jeremy, bras tatoués et yeux céru­
léens. J’ai proposé quelque chose qui dépas­

sait la technique, la fonction, et mettait en
avant la matière, le cœur de nos métiers, et ils
l’ont compris. »
Avant d’en arriver là, Jeremy Maxwell Win­
trebert, orphelin à 14 ans, a beaucoup bour­
lingué, gagnant sa vie comme barman, dé­
ménageur, soudeur dans les ports, carrossier,
livreur... Entre deux boulots alimentaires, il
rejoignait une verrerie pour mieux
appréhender ce matériau pour lequel il avait
eu un coup de foudre. Au fil
de ses explorations plasti­
ques et esthétiques du verre,
il raconte avoir « entretenu
une conversation incessante,
avoir été griffé et brûlé par
cette matière en fusion et,
comme un vieux couple, avoir
tissé une relation intime ».
Ses mots sont poétiques
autant que ses œuvres colo­
rées, généreuses, sensuelles.
« Pendant vingt ans, j’ai cher­
ché le moyen de transmettre
et de partager cet échange », souligne­t­il. Et
enfin, il a trouvé. Ce printemps, le souffleur
de verre a agrandi son atelier pour accueillir
celui de Ludivine, 25 ans, diplômée de l’Ecole
Boulle en conception application métal.
« J’étais venue ici en stage découverte de six
mois pour mieux connaître le verre et com­
pléter mon savoir­faire de monteuse en lai­
ton, les deux matériaux étant souvent mariés
dans les mêmes objets, raconte la jeune
femme. Jeremy m’a proposé de devenir son
apprentie soufflage. J’apprends toutes ses
manières de faire et, s’il ne faut pas du coffre

« C’EST COMME
SI J’AVAIS
RÉUSSI
À FIGER LA
CONSCIENCE
DU MATÉRIAU »
JEREMY MAXWELL
WINTREBERT

Jeremy Maxwell
Wintrebert
avec l’un
des 15 disques
composant
« Dark Matter »,
dans son atelier
parisien.
SOPHIE ZÉNON

Le Centre international d’art verrier de
Meisenthal (CIAV), en Moselle, donne à voir
des moules anciens et des objets récents
soufflés avec l’artiste François Daireaux (sé­
rie Blow Blangles). La Cité internationale de
la tapisserie d’Aubusson, inscrite depuis
2009 à la liste du Patrimoine culturel imma­
tériel de l’Unesco, expose un métier à tisser
traditionnel en bois et la tapisserie Bleue, de
2 × 3 mètres, de Marie Sirgue, représentant
les drapés... d’une bâche de chantier.
La Maison de l’outil et de la pensée ouvrière,
créée en 1974 par les compagnons du devoir
dans l’hôtel de Mauroy, à Troyes, a sorti de sa
collection unique au monde (plus de 12 000
outils issus de toutes les régions de France)
des exemplaires remarquables, présentés en
vitrine. La Cité de la dentelle et de la mode de
Calais a, quant à elle, prêté un métier méca­
nique, présenté en écorché, suspendu dans
l’espace comme un mobile. « Pour montrer la
magie de la construction des machines »,
s’amuse Laurent Le Bon.
Les êtres humains, eux, s’inscrivent en
majesté grâce aux photos de Sophie Zénon,
qui a suivi les lauréats jusque dans l’inti­
mité de leur atelier, depuis l’origine du prix.
Ce sont quelque 200 artisans portraiturés
qui s’affichent ainsi aux murs.
La grande galerie, l’espace majeur, réunit
les œuvres primées ces vingt dernières an­
nées par le prix Liliane Bettencourt pour l’in­
telligence de la main. Une quarantaine d’en­
tre elles, réalisées par des artisans d’art, avec
ou sans designers, ont trouvé leur place sur
des podiums de différentes tailles, dans un
jeu de couleurs et de matières, tel un paysage
imaginé par Isabelle Cornaro. Parmi elles fi­
gurent les créations des lauréats du concours
2019 : le souffleur de verre Jeremy Maxwell
Wintrebert (prix Talents d’exception) et
l’ébéniste maître d’art Ludwig Vogelgesang,
avec André Fontes et Guillaume Lehoux, du
studio Noir Vif (prix Dialogues).


Transmettre des savoir­faire
« Ces créations primées donnent un bon
aperçu de la capacité des artisans d’art de se
réinventer dans les mots, les besoins et les codes
de l’époque. En France, une entreprise de mé­
tiers d’art sur deux a moins de 20 ans. Il s’agit de
jeunes gens qui ont reçu des savoir­faire de
maîtres en la matière, qui ont acquis dans le
temps la perfection du geste, et sont en même
temps familiers des nouveaux matériaux et du
numérique », s’enflamme Olivier Brault.
Le quatrième et dernier espace de l’exposi­
tion, baptisé « Constellation », révèle, au tra­
vers de diaporamas, l’engagement philanth­
ropique de la fondation. En effet, si celle­ci a
consacré 550 000 euros aux prix Liliane
Bettencourt pour l’intelligence de la main
en 2018, elle a engagé 2,8 millions d’euros
supplémentaires dans des programmes de
dons aux métiers d’art. Elle est grand mé­
cène des Journées nationales du patri­
moine, ainsi que du programme « Maîtres
d’art­élèves » pour aider à la transmission
des savoir­faire d’excellence. Elle soutient no­
tamment l’Opéra de Paris afin de former des
artisans d’art dans les métiers qui se jouent
« en coulisses » : la couture, la perruque, la
menuiserie, les accessoires...
Pour assurer le rayonnement du secteur à
l’étranger, la fondation finance, depuis 2014,
la Villa Kujoyama de Kyoto, unique rési­
dence française d’artistes en Asie et la seule
ouverte aux métiers d’art. Enfin, le 16 avril,
au lendemain de l’incendie de la cathédrale
Notre­Dame de Paris, elle a aussi fait un don
exceptionnel de 100 millions d’euros pour
la reconstruction de ce monument, dont
elle soutient déjà, depuis 2015, la maîtrise
(enseignement du chant soliste et choral).
« La bonne nouvelle? C’est qu’en vingt ans le
regard de la société sur les métiers d’art a
changé positivement : de ringards dans les an­
nées 2000, ils sont devenus tendance !, com­
mente Olivier Brault. Mais il nous reste beau­
coup à faire pour consolider ce secteur com­
posé de toutes petites entreprises fragilisées. »
Ces dernières participent à la revitalisation
du territoire, portant l’identité culturelle de la
France et son rayonnement à l’international :
80 % du chiffre d’affaires est réalisé à l’export.
Sans compter, souligne le directeur général de
la fondation, que l’art contemporain n’est « ja­
mais plus fécond que quand il rencontre la ma­
tière. Il est régénéré par cette confrontation, ce
qui fut le cas à l’époque de la Renaissance, du
mouvement Art & Crafts ou du Bauhaus... »
v. l.


Ce supplément a été réalisé dans le cadre
d’un partenariat avec la fondation
Bettencourt Schueller


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