Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1
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SAMEDI 5 OCTOBRE 2019 prix pour l'intelligence de la main | 3

pour souffler, il faut une bonne forme physi­
que pour manier la matière et savoir contrô­
ler son souffle à la manière d’un trompet­
tiste », explique la jeune artisane d’art.
« C’est formidable, un artisan multimatiè­
res! », lâche Jeremy Maxwell Wintrebert, qui
va pouvoir compter sur le prix Liliane Bet­
tencourt 2019 pour les accompagner dans
un projet d’entreprise. Ensemble, ils font
pouvoir réaliser des luminaires de A à Z sans
quitter leur atelier niché sous les voûtes en
briques roses et pierres de taille du viaduc
de Paris. Ce dernier soutenait, au XIXe siècle,
le chemin de fer de la ligne Vincennes et
abrite depuis 1990 le conservatoire parisien
de l’artisanat d’art.


Susciter des vocations
C’est d’ailleurs une des fiertés de l’artisan
que de remettre le souffleur de verre et le
monteur en laiton « au coin de la rue », pour
inviter les passants et les voisins à se fami­
liariser avec ces métiers plus que millénai­
res. « J’étais sur le point, en 2015, de m’instal­
ler à la campagne, mais ce lieu magique,
avec sa vitrine sur rue, m’a fasciné parce qu’il
permet de défendre les métiers d’art et de
promouvoir nos savoir­faire juste par la
beauté du geste, au vu et au su de tous. J’ai
formé beaucoup de jeunes qui ont com­
mencé par coller leur front à la vitrine, tel
Victor, un garçon du quartier. Je suis content
de créer des vocations pour un métier rare,
voire en voie de disparition. »
C’est vrai que ses créations sous la marque
JMW Studio – en forme de sucette ou de bal­
lon de baudruche en Technicolor – claquent
derrière la vitrine. « La taille XXL de mes
œuvres, je la dois aux Etats­Unis d’où est ori­
ginaire ma mère. La colorimétrie, à l’Afrique
où j’ai grandi jusqu’à l’âge de 13 ans. Là­bas,
j’ai appris l’explosion et le télescopage des
couleurs, mais aussi la joie de vivre, même
quand on est des plus démunis, et une forme
d’humilité face à la vie », lâche Jeremy.
Quand il aura réussi, qu’il sera riche et
connu, espère­t­il, l’artisan d’art projette
de retourner vivre sur le continent africain.
Et d’y ouvrir une école d’artisanat. Pour
rendre à l’Afrique toute la richesse qu’elle
lui a donnée : « la force de vivre, une façon
d’exister dans l’instant, un sens du par­
tage... », résume le souffleur de verre.
véronique lorelle


« les cinq mois que j’ai passés en
résidence d’artistes à Kyoto, en 2015 au
Japon, ont changé ma vie. Le prix Liliane
Bettencourt pour l’intelligence de la
main, dans la catégorie Talents d’excep­
tion, que j’ai remporté en 2013, m’a
ouvert les portes de la Villa Kujoyama,
résidence d’artistes gérée par l’Institut
de France et dont la Fondation Betten­
court Schueller est le mécène principal.
Je me suis retrouvée soudain loin de
mes amis, de mes habitudes... Et, avec le
recul, c’était une vraie chance.
A la Villa Kujoyama, j’ai découvert
qu’il n’y avait pas de machines, pas de
tours mécaniques. Or, en tant que
maître d’art, diplômée de l’Ensaama
Olivier­de­Serres – où j’avais opté pour
l’atelier métal –, on a l’obsession de
l’excellence. J’ai l’habitude de répéter,
répéter, le même geste jusqu’à ce que
je le maîtrise à la perfection. Et voilà
qu’au Japon, en l’absence d’outils,
j’étais prise au dépourvu.

Débris végétaux
Ce vide, cette pause obligatoire, a
transformé ma manière de penser ou
de créer. J’ai commencé à récolter en
forêt, autour de la villa, des débris
végétaux pour réaliser des objets. J’ai
acheté dans les magasins nippons
des matériaux étranges, dont je ne
connaissais pas même l’usage. Et j’ai
travaillé avec mes voisins en rési­
dence : l’un était écrivain, l’autre mu­
sicien. Je n’avais jamais eu l’occasion
de rencontrer ce type de métiers.
Je me suis mise à réaliser de petites
maquettes d’objets, en travaillant la
terre. Je me suis formée à des techni­
ques nouvelles pour moi. Au Palais de
Tokyo, les objets que je montre ont
tous quelque chose à voir avec cette
époque où j’ai fait un pas de côté. L’un
est composé de brindilles ramassées

dans le jardin en 2015, un autre entiè­
rement en métal a été réalisé depuis,
après un travail très répétitif de plus
d’un millier d’heures, inspiré d’une
maquette que j’avais imaginée là­bas.
La troisième pièce, récente, fait le lien
entre usinage et modelage, entre
laiton et résine.
Kyoto a aussi changé ma vie person­
nelle. La villa plantée sur le flanc d’une
colline m’a appris le silence. Aussi,
quand je suis revenue en France, ai­je
transféré mon atelier de Montreuil
(Seine­Saint­Denis) à Brest, dans cette
Bretagne où je suis née en 1982.
Peut­être parce que ma mère est bre­
tonne et mon père vietnamien, j’ai le
goût du métissage, et même de la ren­
contre des contraires. J’adore prati­
quer le tournage sur métaux cuivreux,
une technique qui permet d’ordinaire
de réaliser des pièces de mécanique

pour les moteurs automobiles ou
l’horlogerie, et que j’utilise pour ses
qualités plastiques. Mais cette passion
pour l’usinage, je la marie à l’art de
l’aiguille, car je suis aussi diplômée des
métiers d’art en broderie de l’ESAA
Duperré. Rien ne m’amuse plus que
d’obtenir, comme une brodeuse, les
formes les plus aériennes et légères
avec le matériau le plus dense possible.
Le Japon ne me quitte plus. Il a trans­
formé ma pratique artistique. J’y ai
gardé des amis. Depuis mon retour en
Bretagne, je travaille avec un ingé­
nieur du son et nous réalisons des
sculptures sonores. Elles seront pré­
sentées à Kyoto, le 5 octobre, pour la
Nuit blanche. Elles chuchotent ce que
nous avons récolté micro au vent, en
France et au pays du Soleil­Levant : des
secrets intimes. »
propos recueillis par v. l.

« Le prix a changé ma vie »


Mylinh Nguyen, tourneuse sur métal, a découvert d’autres pratiques
artistiques lors de son séjour à la Villa Kujoyama, au Japon

DE LA SCIENCE
À L’ARTISANAT

La fondation Bettencourt
Schueller est née en 1987,
à l’initiative de Liliane
Bettencourt, de son époux,
André Bettencourt, et de leur
fille, Françoise Bettencourt
Meyers, pour promouvoir
les sciences de la vie. Eugène
Schueller, le père de Liliane
Bettencourt, était en effet
chimiste, fondateur entre
autres de la Société française
de teintures inoffensives pour
cheveux, devenue depuis
le groupe L’Oréal. En 1990
sont créés le Prix pour
le chant choral et celui pour
les jeunes chercheurs.
L’héritière de L’Oréal, dispa-
rue en 2017, instaure en 1999
le Prix pour l’intelligence
de la main, convaincue que
« comme le chercheur, l’artisan
avance vers l’inconnu. Tous
deux sont des aventuriers.
Des tenaces. Des créatifs qui
bouleversent l’ordre des
choses et réveillent l’émotion,
la passion ».
Au fil du temps, ce prix s’est
scindé en trois récompenses :
Talents d’exception, Dialo-
gues (en 2010), qui associe
dans un acte de cocréation
artisans et designers, et
Parcours (dès 2014), pour
encourager les institutions
ou personnalités qui œuvrent
au service des métiers d’art
français. Depuis 2015, la fon-
dation ne se contente pas de
célébrer les vainqueurs, elle
les accompagne dans leur
projet de développement.
Le montant total des soutiens
aux métiers d’art sur ces
vingt ans vient de dépasser
les 30 millions d’euros, dont
3,5 millions pour la seule
année 2018. Dans le même
temps, le concours pour
l’intelligence de la main a
récompensé 128 lauréats.

« Nid 4 »,
de Mylinh
Nguyen.
SOPHIE ZÉNON

Mylinh
Nguyen pose
avec son
œuvre
« Méduses »,
en juin 2013.
SOPHIE ZÉNON

Claude Aïelo
et l’une des
cinq jarres
constitutives
de « L’Age
du monde ».
SOPHIE ZÉNON

« Avec les designers, on apprend toujours »


En 2010, le céramiste Claude Aïello a remporté, avec Mathieu Lehanneur,
le premier prix Dialogues pour une œuvre a priori impossible à réaliser

« je suis la troisième génération de
potiers dans ma famille, mais peut­être
que tout seul, sans l’aiguillon des desi­
gners, je n’en serais jamais arrivé là, à
ce point d’expertise. Ce que le designer
Mathieu Lehanneur m’a demandé de
réaliser? Il m’a fallu beaucoup d’au­
dace pour le faire. Il voulait cinq jarres
en argile émaillées noires, illustrant la
croissance démographique de cinq
pays : la France, les Etats­Unis, l’Egypte,
la Russie et le Japon. Autrement dit, il
exigeait que je manipule 100 kg de
matière à chaque fois.
Là, je me suis affolé. Comment arri­
ver à malaxer autant de terre? Il faut
entre 1 kg et 1,5 kg de terre pour fa­
çonner un plat. Et si j’avais déjà fait de
grandes pièces, jamais je n’avais ma­
nié plus de 30 kg à la fois. « Je vais
essayer quelque chose d’un peu petit,
une maquette pour pouvoir juger des
difficultés », ai­je d’abord répondu à
Mathieu Lehanneur. Je l’ai faite et il l’a
gardée.

Accompagner la pièce
Après quoi, j’ai attaqué la première
jarre, la plus difficile à faire, celle du
Japon, qui est en forme de champi­
gnon. Cette première réalisation


  • l’équivalent d’un mois de travail avec
    la centaine de stries que j’ai dû creuser
    dans la terre, indiquant les variations
    de la population – a cassé. J’ouvre le
    four et elle était là, brisée en deux.
    La refaire? Ça fait partie de notre
    métier. Mais le découragement m’a
    saisi. Je suis allé au bord de la mer et
    j’ai réfléchi : pourquoi cet échec? La
    céramique n’a pas cassé en montant
    en température. Elle s’est brisée au re­
    froidissement. Je l’ai compris, car le
    cœur était très chaud. Il a fallu que je
    m’adapte, que j’accompagne la pièce.
    Je suis passé à vingt­six heures de


cuisson, un jour et demi au four. Et j’ai
réussi à trouver la bonne argile, la
bonne température... Après, tu es pris
dans l’engrenage, tu ne fais pas autre
chose à côté. J’ai réussi celle­là, je vais
essayer une autre, pensai­je. Et c’est
comme ça qu’est née la collection
« L’âge du monde ».
Cette série avec Mathieu Lehanneur
restera l’œuvre de ma vie. Rester dans
son atelier, c’est camper sur ses
acquis. Chaque designer avec lequel
j’ai travaillé, à commencer par Ronan
Bouroullec, avec qui j’ai réalisé une
patère­miroir en faïence émaillée, m’a
apporté quelque chose.
Un jour, l’architecte parisien Frédéric
Ruyant m’a dit : « On va faire ensemble
des céramiques utiles. » Il voulait deux
fonctions en une pièce : une assiette
et une cloche qui, une fois retournée,
devient saladier. L’idée de cette pièce
double, polyvalente, m’a beaucoup

plu. On apprend toujours. Avec le
designer Olivier Gagnère, c’est com­
me si tu échangeais avec un autre cé­
ramiste : il a tant de métier... Ses vases
paraissent simples à réaliser, avec des
lignes pures, mais les ornements, en
forme de boules ou de boucles so­
phistiquées, réclament une grande
précision.
Ce qui m’amuse le plus, c’est l’atti­
tude des designers dans mon atelier
de Vallauris (Alpes­Maritimes). Quand
ils travaillent avec un industriel, ils
envoient un croquis et ne revoient
leur création qu’une fois usinée. Là,
on dirait des gosses : ils sont fascinés
par l’objet que je tourne à la main, pre­
nant forme sous leurs yeux. Parfois
l’un d’eux me crie : « arrête, arrête »,
car il a changé soudain d’idée. Et, en­
semble, on s’écarte du projet initial.
On s’en va ailleurs... »
propos recueillis par v. l.
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