Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1

4 |prix pour l'intelligence de la main SAMEDI 5 OCTOBRE 2019


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« Le métal est un


matériau intemporel


et écologique »


L’Ifram, distingué par le prix Parcours,
promeut depuis près de vingt ans
les métiers du métal, en France et à l’étranger,
explique son directeur Stéphane Robert

L’


Institut de formation et
de recherche pour les
artisanats des métaux
(Ifram), installé à Villers­
Ecalles, en Seine­Maritime, est
lauréat du prix Parcours 2019. Il
est né en 2001 du besoin des pro­
fessionnels de fédérer un secteur
sinistré, relate Stéphane Robert,
son directeur.

Qu’avez­vous choisi de
montrer au public dans l’expo­
sition du Palais de Tokyo?
L’Ifram propose des formations
très spécifiques qui n’existent pas
ou très peu ailleurs. L’exposition
présentera surtout le repoussage,
qui consiste à donner une forme
voulue à une feuille de métal, à
l’aide d’outils et de contre­formes.
Cette technique est très utilisée
dans l’ornementation pour réa­
liser, entre autres, des feuilles
d’acanthe ou des
fleurs de lys. Tou­
tes les ornemen­
tations des grilles
du château de
Versailles sont fai­
tes de cette façon.
Nous proposons
également des
formations de dé­
billardage – con­
sistant à donner à
une rampe la
courbure de l’es­
calier –, de colora­
tion des patines
et de dinanderie, soit la mise en
forme d’ustensiles de cuisine ou
de vases au moyen de différents
outils, principalement les mar­
teaux.

Qui sont ces artisans
que vous fédérez?
Forgerons, serruriers, fondeurs
d’art, taillandiers, couteliers,
maréchaux­ferrants... Leurs pro­
fils sont divers, mais ils ont tous
en commun cette passion du mé­
tal. Beaucoup s’imaginent qu’il
s’agit d’un monde exclusivement
masculin, mais cela change et on
trouve aujourd’hui de plus en
plus de femmes dans les ateliers.
Elles apportent une approche et
une sensibilité différentes par
rapport à la matière.
Pour défendre la diversité de
ces savoir­faire, l’Ifram rayonne
au niveau national et entretient

aussi des relations avec ses alter
ego européens et internatio­
naux. Le travail du métal re­
monte à l’âge du fer, et, depuis, il
n’a cessé d’accompagner l’évolu­
tion humaine.
Ses caractéristiques techniques
permettent de créer une large
variété d’objets, du portail au
mobilier, de la vaisselle aux
bijoux, des cloches d’église aux
canifs de poche. Le métal est in­
temporel et, aujourd’hui, dans un
monde fragilisé, il s’impose
comme une matière écologique,
puisque recyclable à l’infini.

Sur votre site Internet,
vous appelez aux dons afin
de « sauver l’Ifram ».
Ce prix Parcours vient donc
à point nommé...
Effectivement, ces deux derniè­
res années ont été difficiles pour
l’Ifram, comme
pour toutes les
associations.
Des suppres­
sions de subven­
tions nous ont
poussés à revoir
notre modèle
économique.
Cela nous a
obligés à suspen­
dre temporaire­
ment certaines
activités comme
l’organisation de
salons et la publi­
cation de notre magazine, le bien
nommé Fèvres (du latin faber,
désignant l’ouvrier travaillant le
fer). Nous avons, depuis quelques
mois, sorti la tête de l’eau, mais la
route est encore longue avant de
pouvoir relancer pleinement
toutes nos activités.
Le prix Liliane Bettencourt pour
l’intelligence de la main va nous
permettre de gagner plusieurs
années et de relancer très rapi­
dement les activités suspendues.
Nous reprenons la publication
de notre magazine à partir
d’avril 2020. Nos abonnés atten­
dent cela avec impatience, et nous
travaillons avec la Fondation
Bettencourt Schueller à l’organisa­
tion du prochain salon européen
Les Fèvres pour 2021, qui coïnci­
dera avec une fête anniversaire :
les 20 ans de l’Ifram.
propos recueillis par v. l.

« ARGO », TROIS HOMMES 


ET UN BERCEAU


Cette pièce, conçue par deux designers et un ébéniste et récompensée
par le prix Dialogues, protège le nouveau­né des ondes électromagnétiques

D


ans l’atelier d’ébénisterie
Ludwig & Dominique, perché
près du Sacré­Cœur à Paris,
Guillaume, meilleur ouvrier de
France 2019 dans la catégorie restauration
de meubles anciens, polit délicatement la
peau de galuchat qui orne l’abattant d’un
petit secrétaire précieux. Non loin, la
jeune diplômée de l’Ecole Boulle, Marie,
24 ans, ponce à la main une pièce de bois
qui va rejoindre la com­
mode sur mesure que
Yannick, compagnon du
Tour de France, assemble
dans un chêne des
marais, vieux de mille
ans. Pour faire briller les
surfaces et « faire chanter
les matières », on peut
aussi compter sur Franck,
trente­sept ans de métier
dans l’atelier comme « fi­
nisseur ».
On pourrait être dans
une fabrique du XIXe siè­
cle. Sauf qu’au centre de
la pièce, sous la lumière
zénithale d’un vasistas,
trône un drôle de berceau
de bois à la fois sculptural
et futuriste. Un air de navette spatiale, un
peu d’un cockpit d’avion, mais aussi les al­
lures généreuses et galbées d’une com­
mode Louis XV... Cette pièce a été couron­
née par le prix Dialogues de l’intelligence
de la main 2019. Baptisée Argo – en réfé­
rence au navire de la mythologie grecque,
construit sous les directives d’Athéna
pour protéger l’équipage en quête de la
Toison d’or –, elle préserve les nouveau­
nés des ondes électromagnétiques.

« Parler de et à l’époque »
« Nous n’affirmons pas totalement que
ces ondes sont dangereuses, remarque
Guillaume Lehoux, cofondateur, avec
André Fontes, du studio parisien Noir Vif,
qui a imaginé cette œuvre avec l’ébéniste
et maître d’art Ludwig Vogelgesang. Notre
propos est de parler de l’époque mais aussi
à l’époque. Interpeller le public avec cette

question : où en est­on de notre développe­
ment technologique? A un stade où il faut
protéger les enfants! Nous sommes entrés
dans une logique de l’abri... contre les on­
des, le bruit, la pollution de l’air. Une aber­
ration. » Question pertinente à l’heure où
la France s’apprête à accueillir en 2020 la
5G, dix fois plus puissante que la 4G.
Le berceau, où se mêlent les reflets miel
du bois de noyer et du fil de cuivre qui
sert d’isolant, cache un
concentré de savoir­faire
et d’ingénierie. Trois élé­
ments – traités comme
autant de meubles pré­
cieux, souligne l’ébéniste
et maître d’art Ludwig
Vogelgesang – le consti­
tuent : une nacelle dou­
blée d’un tissage de cui­
vre très fin, un cadre avec
un tissu de cuivre et une
coque avec du cuivre pro­
jeté sur le bois. Cette
dernière technologie a
nécessité l’intervention
de l’Ecole des Mines et
des ingénieurs de Saint­
Gobain pour déposer à
chaud le métal. Résultat :
quand on ferme le berceau, à la façon
d’un landau en temps de pluie, et que
toutes les parties sont connectées entre
elles, le nouveau­né est bel et bien pro­
tégé des ondes.
Les tests réalisés attestent une atténua­
tion du signal de l’ordre de 60 à 90 %, se­
lon les fréquences. Le Wi­Fi est quant à
lui filtré à 90 %, et « c’est une bonne nou­
velle », s’enorgueillit Guillaume Lehoux.
Avec André Fontes, ils ont pris le pli d’in­
venter des objets qui améliorent la qua­
lité de vie. Les fontaines à eau de Paris
faisant l’impasse sur les bouteilles en
plastique – en distribuant de l’eau plate, à
bulles, mais aussi de la brume en cas de
canicule –, c’est eux.
Les draisiennes du domaine de Chama­
rande (Essonne), conçues pour que les vi­
siteurs parcourent ce centre d’art, du parc
jusqu’au château sans trop de fatigue – le

poids du corps est porté par la selle
même s’ils continuent de marcher –,
c’est encore eux. Le chocolat gourmand
« Petits Carreaux de Paris », développé en
hommage aux faïences du métro pari­
sien avec le chocolatier Jacques Bockel,
c’est aussi une de leurs idées, aujour­
d’hui développée par l’épouse d’André,
par une start­up.
Au Japon, où ils ont travaillé avec des
artisans d’art à plusieurs reprises, ils ra­
content avoir appris le plaisir du « temps
long » pour travailler en symbiose avec
des artisans. Avec Ludwig, ils ont eu tout
le loisir de se connaître, avec plus de
35 rencontres autour du projet Argo.

Et le bébé s’endort
« Ludwig nous a dit qu’il voulait renouve­
ler l’image de son atelier spécialisé dans la
restauration du mobilier d’art par une créa­
tion contemporaine sortant de l’ordinaire.
Il a lui­même évoqué quelque chose de l’or­
dre de la soucoupe volante et cela nous a
donné, à tous, des ailes », résume André.
Pour Ludwig, Allemand né au Brésil et
arrivé à Paris en 1974, à 18 ans, fasciné par
la Ville Lumière, la rencontre avec des
designers est une grande première.
Cet ébéniste – orfèvre en la matière qui a
ouvert son entreprise en 1980 et déve­
loppé un savoir­faire inégalé dans la mar­
queterie de charbon de bois, de paille ou de
mica – « ne regrette pas » sa démarche : « Je
suis allé dans le studio de Noir Vif et j’ai été
émerveillé par leurs draisiennes, puis
après, en travaillant avec eux, par leur
faculté d’analyse et cette méthodologie
qui conduit à créer, pas à pas, un objet qui
n’existait pas avant. »
Le berceau Argo en a enthousiasmé plus
d’un. Il a été exposé par l’Ecole des Mines,
puis fin mai, dans le cadre du salon Révé­
lations, sous la nef du Grand Palais, sur le
stand des métiers d’art. Au cours de l’ex­
position, un bébé s’y était endormi tout
de suite, les poings fermés levés au­dessus
de la tête. Ludwig, André et Guillaume ont
chacun conservé une photo de la scène
dans leur téléphone portable.
véronique lorelle

« LE TRAVAIL
DU MÉTAL
REMONTE À
L’ÂGE DU FER,
ET DEPUIS
IL N’A CESSÉ
DE SUIVRE
L’ÉVOLUTION
HUMAINE »

« NOUS
SOMMES
ENTRÉS DANS
UNE LOGIQUE
DE L’ABRI...
CONTRE
LES ONDES,
LE BRUIT,
LA POLLUTION
DE L’AIR »
GUILLAUME LEHOUX
coconcepteur du berceau

Le berceau « Argo », réalisé par Guillaume Lehoux, André Fontes et Ludwig Vogelgesang. JACQUES PEPION

Formation de repoussage à La Forge de Peter,
près d’Angers. SOPHIE ZÉNON
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