Payer3,40 euros le café, c’est unpeucher,mêmepour
Paris, mais,pour uneréunion qui durequatre-vingt-dix
minutes,cela restebien plusrentable que les 300 euros
mensuelsréclamésparWeWork, le leader des espaces de
coworking àParis,pour un«postedetravail non attribué ».
ÀlabrasserieLe Select,boulevard du Montparnasse,des
gens très influents dans des milieux enpert ed’influencese
donnentrendez-vous pour fairelepoint, défendredenou-
veaux projets, élaborer des stratégiespolitiques.Le lieu, le
matin, devientune vastesalle de travail. Un réalisateur
pitcheune idée de fiction catastropheàlaprésidente
d’Ar te,une responsable de castingfait glisser des photos
d’actrices sur satablette –elle encherchequi pourraient
«incarner le déclassementsocial »–, un écrivain demande
àune amie de l’appuyerpour sa candidature àl’Académie
française. Des journalistesyconduisentdes interviews,on
yfilme des vidéos. Labande d’ÉdouardLouisfait le
point.«Ici,c’est mon nouveau bureau,dit un vieux profes-
seur.Lemien esttellementsinistre... »Commechez
WeWork,LeSelect est entrédans l’èredubureaunomade :
au fond de la salle, le candidatàlaMairie deParis Gaspard
Gantzerydonnerendez-vous aux membres de son mou-
vement,Parisiennes,Parisiens (troisbanquettes suffisent).
Encore plus efficace, l’éditeurManuel Carcassonne (direc-
teur généralchez Stock) n’aqu’à retourner sachaisepour
passer d’une discussion sur des idées depodcasts dans
l’éditionàunnouveau projet de livreavecPierreHaski
(chroniqueuràFranceInter et àL’Obs).
Au Select,comme dans les espaces decoworking, on est en
confiance. Denis Olivennes tientses petits déjeunersconfi-
dentiels dans la vitrine.Quand elle se lève pour faireuntour,
l’auteureConstanceDebrélaisse son blouson de cuir sur sa
chaise et sonMacBooksur unetable. Le Select estpolitique-
menttolérant:Lorrain de SaintAffrique, l’ancienconseiller
de Jean-MarieLe Pen, ydonne sesrendez-vous, etFranck
Louvrier,l’ex-conseiller encom’ de Sarkozy,yévoque àvoix
hauteles remarques qu’ilafaitesàStanislasGuerini, lepatron
de LRM. Enrevanche,àcôtédes promesses d’accèsillimitéà
tout de la génération WeWork,les travailleursduSelect
savent qu’ilsterminerontleur passage auxtoilettesdans le
noir,une minuterie ultrastricterestantlasignature d’un éta-
blissementqui ne jette pasl’électricitépar lesfenêtres.
leurs signes distinctifs
Tous ou presque dans leur seconde moitié de vie, les tra-
vailleursduSelect ontlasilhouette un peuplus ronde que
celle du serveur marathonien qui leur apporte leurpetit
déjeuner.Chez eux, levelourscôtelé ne s’est jamaistota le-
mentdémodé. Ils sontblancs maisn’hésitentpas àdiscuter
des problèmes de diversitédans leur milieu. Ils sontplutôt
carnetMoleskine qu’agenda électronique.Nésbien avantles
«digital natives»,ils sortent de leurssacs leursordinateurs,
qui ne sontpas toujoursdedernièregénération.Au Select,
on voit l’écrivain Emmanuel Carrèretaper ses manuscrits
ENTRE-SOI
TexteGuillemetteFAURE
avec deux doigts.On reconnaît les journalistesàcequ’ils par-
lentgénéralementplus fort que leursinterviewés. Quantaux
entretiens d’embauche informels, c’est lapersonne quiporte
une vestequi est généralementcelle qui candidate.
leurfaçondeparler
L’observation des travailleursduSelect demande de s’instal-
ler plusieurssemainesàune table, avec unevesteenvelours
côtelé pour nepaséveiller l’attention.Voilà ce qu’on y
entend :«Hollande était méprisé mais pas détesté,Macron est
détestémais pas méprisé.»«Bosseravec Arte, c’est trop long,
avecles plateformes Amazon etNetflix, c’est tropcompliqué,
alorsjevais travailler avec TF1.»«J’ai vu la bande-annonce
et tout est dans la bande-annonce.»«Je voudrais me libérer de
toutescespetiteschoses qui me parasitent...»«Duflot au pro-
cèsBaupin, elle était divineavecles larmes ettout...Actors
Studio!Maintenant, on va croirequ’elle est sensible.»«Aufait,
si tu veux me propulseràlatêtedelaFondation Nicolas Hulot,
tu me dis...»«Lesgens ne veulentplus passer sous lesfourches
Caudines dece modèle mondialisé.»«L’avantage du Venezuela,
c’est qu’avectous lesgens partis et plus d’essenceiln’y aplus
d’embouteillage...»«Unarticle duNouvel Obsavaitdit de moi
“il pourrait êtrenotreBernanos”...»«VousaviezDarcos avec
vous pour l’Académiefrançaise, c’était bien parti,qu’est-cequi
s’est passé?»«TuasvulefilmVice?»«Ah, c’est dommage
quejen’aiepas su avantque vousétiez(sic)de Vierzon, je
collaboreàZadiget j’aurais adoréfaireuntruc surVierzon.»
«NatachaPolony, c’est pasce qu’on imagine...»«Le dernier
livredeGuainorappelleMalraux, mais sans lecôté drôle
qu’avaitMalraux...»«Tume dis si jete l’ai déjàraconté...»
leursponcifs
Leslivresnesevendentplus. Latélé, ça nepaie plus. Ce
jeunisme ambiantest fatigant.On ne peut pasreprocher aux
gens sans travail defairedes ménages.On peut rendreses
manuscrits enretard tant qu’onrestevisible.
leurs questionsexistentielles
Faut-ilchercher àtrava iller avec Netflix?Les «gilets jaunes»
vont-ils revenir?Doit-onpardonneràYannMoix?Peut-on
aussi déjeuner auSelect?
leur graal
Avoir satable,comme l’a eueHenry Chapier.Écrireun
ouvrage sur laFranced’enbas, et trouverlaphotocopie d’un
articleàsagloireenhaut du mur du café,comme la journa-
listeAnneNivat. Avoir un serveur du caféqui apparaît dans
une vidéo devotrepiècedethéâtre,comme le sociologue
Didier Eribon.
la faute de goût
Tourner latêteet dire:«Regarde, ilyaDepardieu.»
Demanderàbrancherson ordinateur ou sontéléphone (on
arrive chargé).Payerchacun sapart et prendrelanote.
la fine fleurduSelect.
àlarencontre de cesParisiens qui ontfait de la célèbre brasserie leur bureau.
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