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PLANÈTE
SAMEDI 5 OCTOBRE 2019
0123
Lubrizol : les contrôles affaiblis des sites à risques
La préfecture a autorisé en 2019 l’extension des capacités de stockage de l’usine Seveso, sans étude d’impact
L’
incendie de l’usine Lu
brizol, le 26 septembre
à Rouen, a rappelé avec
fracas, dixhuit ans
après la catastrophe d’AZF
(31 morts, le 21 septembre 2001, à
Toulouse), que les Français
n’étaient pas à l’abri d’un accident
industriel majeur et que le terri
toire français restait constellé
d’établissements à risque. Environ
500 000 installations sont « clas
sées pour la protection de l’envi
ronnement » (ICPE). Et 1 379 ICPE
présentant des « risques d’acci
dents majeurs impliquant des subs
tances dangereuses » sont rangées
dans la catégorie Seveso. Parmi ces
sites Seveso, 744 sont estampillés
« seuil haut », en raison de la quan
tité très importante de matières
dangereuses qu’ils exploitent.
C’est le cas de l’usine Lubrizol.
A l’instar des autres sites Seveso,
Lubrizol est censée être très sur
veillé. Or, depuis une dizaine d’an
nées, la simplification de la régle
mentation sur les ICPE a conduit à
desserrer les contraintes qui pè
sent sur les industriels. Dernier
assouplissement en date, la loi dite
Essoc, « pour un Etat au service
d’une société de confiance »,
d’août 2018. Elle permet au préfet
d’autoriser un exploitant à modi
fier son établissement sans passer
par une autorité environnemen
tale indépendante et une étude
d’impact systématique. Ainsi, la
préfecture de SeineMaritime a
donné son feu vert à Lubrizol, en
janvier puis en juin, pour deux de
mandes d’extension de ses capaci
tés de stockage de produits dange
reux, sans les soumettre au préala
ble à une évaluation des risques.
La première demande por
tait sur une augmentation de
1 598 tonnes de produits stockés
sur le site, dont 1 436 tonnes de
« substances inflammables » et
36 tonnes à la « toxicité aiguë ».
Celle de juin concernait pas moins
de 240 conteneurs (des récipients
de stockage destinés à être ma
nutentionnés) d’une capacité de
4 800 m^3 , dont 600 tonnes de
substances inflammables et dan
gereuses pour l’environnement.
La préfecture n’a pas répondu aux
sollicitations du Monde.
Le régime de l’« enregistrement »
« C’est inacceptable. On est face à
une dégradation préjudiciable du
droit de l’environnement », réagit
Guillaume Blavette, administra
teur de France Nature Environ
nement (FNE) en Normandie.
M. Blavette siège au conseil dé
partemental de l’environnement
et des risques sanitaires et tech
nologiques (Coderst). « Il y a quel
ques années, ce type d’informa
tion essentielle aurait été soumis à
la consultation du Coderst. Mais
aujourd’hui, de plus en plus d’in
formations nous passent sous le
nez. Il ne faut pas s’étonner ensuite
de la défiance visàvis de la parole
publique, et que les gens ne croient
pas à la “transparence totale” du
gouvernement », témoigne le mi
litant écologiste, très actif dans la
mobilisation citoyenne à Rouen.
Directrice du Centre de recher
ches interdisciplinaires en droit
de l’environnement, de l’aména
gement et de l’urbanisme, à Li
moges, Jessica Makowiak est tout
aussi critique. Elle dénonce « une
multitude de régressions du droit
dangereuses pour la protection de
l’environnement et des popula
tions ». Pour la spécialiste, la pre
mière « régression » remonte à la
création en 2009 du régime de
l’« enregistrement », intermé
diaire entre la « déclaration »
(pour les installations les moins
dangereuses) et l’« autorisation »
(catégorie des sites Seveso). A la
différence de l’autorisation, dans
le cadre de l’enregistrement, une
usine n’est pas systématique
ment soumise à une étude
d’impact environnemental pour
pouvoir fonctionner.
Conséquence, le nombre d’ICPE
soumises au régime de l’autori
sation a chuté (de 32 200 en 2014 à
25 000 en 2018), tandis que celui
des installations relevant du ré
gime moins contraignant de l’en
registrement a grimpé (de 11 900
en 2014 à 16 000 en 2018).
Depuis une ordonnance de
2017, même les installations sou
mises à autorisation ne sont plus
systématiquement astreintes à
étude d’impact – seulement au
cas par cas. Le 16 septembre, Mati
gnon annonçait l’élargissement
du régime de l’enregistrement
aux entrepôts allant jusqu’à
900 000 m^3. Et trois jours avant
l’incendie de Lubrizol, Edouard
Philippe annonçait un nouveau
chantier de simplification. Un
projet de décret, dans les cartons
depuis un peu plus d’un an, pré
voit de transférer l’examen au cas
par cas des projets au préfet de ré
gion. Une prérogative qui incom
bait jusqu’ici aux missions régio
nales d’autorité environnemen
tale, des structures indépendan
tes. Dans un avis rendu en
juillet 2018, l’Autorité environne
mentale (AE) pointait « le risque
de divergences d’interprétation et
de postures (...) au regard de l’indé
pendance nécessaire à l’exercice
de la mission d’autorité environ
nementale » qui pourrait être con
fiée au préfet. « Le dispositif pro
posé apparaît très complexe, voire
illisible », concluait l’AE. « C’est un
bordel sans nom, avec des vrais ris
ques juridiques », résume un fin
connaisseur du dossier.
Cette vague de simplifications
était censée raccourcir les délais
d’instruction des dossiers pour
renforcer les contrôles des instal
lations classées, rappelle Jessica
Makowiak. « Mais à défaut de per
mettre un renforcement du con
trôle des ICPE, les réformes enga
gées depuis dix ans ont surtout con
tribué à simplifier la vie des exploi
tants au détriment de l’exigence de
protection de l’environnement et
des personnes », décrypte la profes
seure des universités. Le nombre
d’inspecteurs de l’environnement
a légèrement diminué entre 2016
(1 627) et 2018 (1 607). Celui des ins
pections a chuté, passant de
30 000 en 2006 à 18 196 en 2018
alors que le nombre d’ICPE est
resté le même. Les statistiques du
ministère de la transition écologi
que et solidaire ne précisent pas la
part de sites Seveso concernés par
cette baisse, seulement que la di
rective européenne impose au
moins une visite tous les trois ans.
Amende « dérisoire »
Contacté par Le Monde, le minis
tère assure que « le gouvernement
a entrepris des simplifications vi
sant à alléger certaines charges
procédurales qui n’étaient pas jus
tifiées et qui mobilisaient de ma
nière croissante les inspecteurs des
installations classées aux dépens
des contrôles ». Il rappelle « l’objec
tif d’une augmentation de 50 %
des contrôles d’ici 2022 » et indi
que qu’il n’y aura « pas de baisse
des effectifs l’an prochain ».
Au sujet de Lubrizol, « rien ne
peut laisser penser que le site
aurait manqué de contrôles », pré
ciseton de même source. Selon
le ministère, 39 inspections ont
ainsi eu lieu depuis le dernier acci
dent de 2013 – une fuite de mer
captan, un gaz très irritant, s’était
fait ressentir jusqu’en région pari
sienne –, dont dix depuis 2017. Les
plus récentes remontent à juin et
septembre. Le ministère relève
enfin que des sanctions ont été
prises « lorsqu’elles devaient être
prises », citant une mise en de
« On est face à
une dégradation
préjudiciable
du droit de
l’environnement »
GUILLAUME BLAVETTE
France Nature Environnement
meure en 2017, précisément sur le
risque incendie. Un risque que les
inspecteurs de la direction régio
nale de l’environnement, de
l’aménagement et du logement
(Dreal) de Normandie avaient es
timé à « au maximum une fois
tous les 10 000 ans ».
A l’échelon national, le nombre
d’arrêtés de mise en demeure est
en légère baisse (2 116 en 2018 con
tre 2280 en 2014). Seules les sanc
tions administratives ont pro
gressé : 433 en 2018, contre 250
quatre ans plus tôt. Mais, comme
le note Jessica Makowiak, leur
nombre reste « dérisoire ».
« Dérisoire », tout comme
l’amende de 4 000 euros à laquelle
Lubrizol avait été condamnée au
civil, après l’accident de 2013, es
time Gérald Le Corre. Inspecteur
du travail et responsable des ques
tions de santé et travail à la CGT de
SeineMaritime, il assure, avec ses
collègues, avoir « maintes fois
alerté le ministère du travail et la
préfecture des risques d’un nouvel
AZF sur des sites Seveso de la ré
gion ». Le slogan du syndicaliste
(« Lubrizol coupable, Etat com
plice! ») a été repris à toutes les ma
nifestations depuis l’incendie :
« Quand on donne des peines aussi
faibles, c’est comme si on accordait
un permis de polluer. Si le patron de
Lubrizol avait été poursuivi pour
mise en danger d’autrui et
condamné à une amende de
75 000 euros et à une peine de pri
son avec sursis, comme le prévoit la
loi, on n’aurait sans doute pas vécu
cette catastrophe aujourd’hui. »
stéphane mandard
« Les caravanes étaient noires, comme
si on les avait beurrées au charbon »
Les gens du voyage de l’aire du PetitQuevilly, qui accueille près de
douze caravanes, ont subi de plein fouet les retombées de l’incendie
REPORTAGE
le petitquévilly
(seinemaritime) envoyé spécial
L
a semaine dernière, Sa
muel Caseacsch a compris
qu’il vivait depuis seize
ans au centre d’une « bombe à re
tardement ». L’aire d’accueil des
gens du voyage du PetitQuevilly
(SeineMaritime), où il réside, est
située à environ 500 mètres du
foyer de l’incendie de l’usine de
produits chimiques Lubrizol. La
douzaine de caravanes, parmi les
plus proches habitations de l’en
droit où s’est déroulée la catastro
phe industrielle, le 26 septembre,
sont aussi les plus vulnérables.
Seul le vent a évité que le camp
ne soit recouvert de suie par le
nuage de fumée. Mais dans le
camp entouré de plusieurs sites
industriels classés Seveso « seuil
haut », depuis six jours l’odeur
persiste. « Tout le monde a la
gorge grippée, des maux de
crâne », explique M. Caseacsch.
« En voyant le feu, j’ai commencé à
pleurer, je me suis dit : “On va tous
mourir” », témoigne Vanessa Mo
reiraFernades, une autre habi
tante de l’aire d’accueil.
Relocalisations recommandées
« Les pompiers nous ont dit de ne
pas nous inquiéter, les policiers ont
refusé que l’on évacue le site avec les
caravanes. Mais si je pars sans, je
n’ai plus rien », déplore Mme Morei
raFernades. Dans le camp, les pa
rents n’ont pas remis leurs enfants
à l’école, dans l’attente d’un ren
dezvous chez le médecin. Dans
l’attente, surtout, d’une rencontre
avec la mairie ou Rouen Mé
tropole, qui n’ont communiqué
aucune information aux résidents
depuis la catastrophe industrielle.
L’aire d’accueil du PetitQuevilly
est pourtant située dans le péri
mètre du plan de prévention des
risques technologiques de la zone
industrielle près de laquelle se
trouve l’usine Lubrizol. Le docu
ment recommandait, en 2018,
l’installation de locaux de confi
nement pour tous les habitants du
secteur. « Nous n’avons aucun en
droit où nous réfugier, ni consignes
en cas d’accidents », rétorque Sa
muel Caseacsch.
« Les ordres d’évacuation et le
protocole de suivi ont été les mê
mes pour les gens du voyage
comme pour les autres habitants,
à proximité ou non de l’usine »,
tient à préciser Philippe Novel, di
recteur général adjoint de Rouen
Métropole, chargé, notamment,
de l’accompagnement des com
munautés de gens du voyage.
Tout en concédant que « si c’était
à refaire aujourd’hui », la Métro
pole n’installerait pas une aire
« aussi grande et aussi isolée
en plein tissu industriel ».
Dès 2011, le schéma d’accueil
des gens du voyage de SeineMa
ritime recommandait pour cer
taines aires des « relocalisations,
(...) car elles se trouvent sur des zo
nes à risques (Seveso, inondations,
glissements de sols) ». Une étude a
par ailleurs été commandée par
la métropole, il y a un an, pour
réaliser des équipements de con
finement. Ses résultats sont at
tendus avant la fin de l’année,
pour des travaux espérés
en 2020. Et un déménagement
n’est toujours pas à l’ordre du
jour. « Il est vrai que des préconi
sations ont été faites mais n’ont
pas encore été mises en place »,
admet M. Novel.
« On est vraiment mal vus »
Plus petite et plus moderne, l’aire
d’accueil de BoisGuillaume, au
nord de l’agglomération rouen
naise, a, elle, subi de plein fouet le
passage du nuage de fumée
d’hydrocarbures, de 6 kilomètres
de long. « Toutes les caravanes
étaient noires. C’est comme si on
les avait beurrées de charbon »,
explique Mme Siméon, arrivée sur
l’aire la veille de l’incendie de
l’usine Lubrizol.
Comme ses huit voisins, la tren
tenaire a nettoyé l’ensemble des
traces de suie à mains nues, pen
dant une journée. « Quand j’ai
frotté le toit, ma tête tanguait », dit
elle en montrant les joints de son
véhicule, incrustés de poussière
noire. « Je me suis dit que je n’allais
quand même pas mourir pour le
campingcar. Mais si lui meurt, on
perd tout. » Mme Siméon envisage,
comme plusieurs habitants de
l’aire du PetitQuevilly, de porter
plainte contre Lubrizol.
Comme de nombreux Rouen
nais, les gens du voyage se disent
autant touchés par l’incendie
que par l’absence d’informations
claires de la part des autorités.
Tout en se sentant, peutêtre plus
que d’habitude, marginalisés.
« Nous laisser comme ça... c’est
dire si on est vraiment mal vus »,
conclut dans un soupir Samuel
Caseacsch.
simon auffret
« J’ai frotté le toit,
ma tête tanguait.
Je n’allais quand
même pas mourir
pour le camping-car.
Mais si lui meurt,
on perd tout »,
témoigne
une habitante
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