Courrier international — no 1508 du 26 septembre au 2 octobre 2019 360 o. 45
ça y est, le moment était
venu pour moi de me faire
déchiqueter. Hourra!
ma cage thoracique s’est contractée, j’ai eu peur. Avant
même d’avoir pu prendre une décision, mon interrup-
teur intérieur a basculé pour la deuxième fois de la jour-
née : j’ai lâché prise. J’avais envie d’être percuté par des
rochers. J’étais assis sur une selle de vélo en plein ciel,
aussi vulnérable qu’un nouveau-né, nu comme un ver
sous mes vêtements, et ça y est, le moment était venu
pour moi de me faire déchiqueter. Hourra!C
e lâcher-prise enthousiaste et soudain, ai-je
songé plus tard, avait sans doute une explica-
tion géographique dans mon cas. J’ai pensé au
récit de Peter Rosegger sur sa découverte du
chemin de fer. C’est un texte qui revient un
nombre de fois incalculable dans l’enfance de
tous les natifs de Styrie [une région du sud de l’Autriche,
dont était originaire le poète autrichien (1843-1918)]. Je
suis sûr qu’il m’avait déjà été lu avant même que j’aie vu
une voie ferrée de près. Après avoir hésité longuement,
le jeune Peter grimpe dans le train avec son parrain,
Jochem. Tout s’entremêle dans cette nouvelle réalité
virtuelle pour produire quelque chose de surréaliste et
de nouveau : “En même temps, une cloche sonna et j’entendis
Jochem murmurer : ‘On sonne mon glas !’ Il y avait des bancs
dans le wagon, presque comme dans une église, et quand mon
parrain regarda par la fenêtre : ‘Jésus! Marie! cria-t-il,
un mur qui vole !’ Tout à coup, l’obscurité se fit autour de
nous et notre maison roulante ne fut plus éclairée que par
une lampe appliquée contre le mur. Au dehors, dans la nuit
noire, des grondements et des mugissements : on aurait dit
une puissante cataracte – et à chaque instant des sifflements
lugubres. Nous voyagions sous terre.”
Puis, tandis qu’ils franchissent un tunnel, “le temps de dix
Pater”, Jochem dit : “Que la volonté de Dieu soit faite. Je suis
résigné à tout.” Il m’aura fallu attendre trente-six ans maisSourCeDie Zeit
Hambourg, Allemagne
Hebdomadaire, 492 000 ex. (2018)
http://www.zeit.de
C’est la publication allemande
de référence, une autorité outre-Rhin.
Ce (très) grand journal d’information
et d’analyse politique, pointu et exigeant,
se distingue aussi par sa maquette
et son iconographie très recherchées.
Tolérant et libéral, il paraît tous les jeudis.
Créé en 1946 par la force d’occupation
britannique, établi à Hambourg,
il appartient au groupe Holtzbrinck.je sais aujourd’hui ce que voulait dire le pauvre Jochem.
Et ce n’est pas aussi grave, loin de là, que ça en a l’air.
Après ces deux expériences profondes de réalité vir-
tuelle, j’ai eu ma dose d’aventure pour la journée et j’ai
quitté le complexe. J’ai retrouvé la lumière du soleil,
le ciel, mes frères humains. J’ai découvert quelques
pièces dans la poche de mon pantalon, je les ai regar-
dées, les ai présentées au soleil comme si ces petites
tranches de métal étaient ses filles. Je ne sais pas ce
que les passants dans la rue ont pensé de ce drôle de
touriste qui brandissait une poignée de piécettes en
l’air pour rendre louange au ciel.
Ce numéro a duré une dizaine de minutes. Puis les
détails du monde réel me sont revenus. Le grondement
du métro qui passait sur le pont. Les passages piétons,
les écrans, les distributeurs de boissons. Une petite fille
qui promenait un énorme lion en peluche. Sur le palais,
j’avais la courbure de la Terre. Et j’ai commencé à per-
cevoir les interstices étroits qui séparaient les gratte-
ciel, une particularité de Tokyo. J’ai pénétré dans un
de ces passages d’une largeur d’épaule et m’y suis fau-
filé sans effleurer les murs, ramassé comme un cur-
seur, jusqu’à la prochaine rue où, encore marqué par
la sensation de tenir ce chat en peluche dans le creux
de la main, j’ai confondu une parabole à demi tour-
née sur le faîte d’un toit avec la Lune se présentant
avec un peu d’avance dans le ciel du soir, et l’ai saluée
comme il se doit.
—Clemens J. Setz
Publié le 18 juin* Dans cet essai, paru en 1908 et disponible en français aux
éditions Première Partie, l’écrivain, polémiste et philosophe
anglais (1874-1936) décrit le chemin intellectuel qui l’a mené
vers la foi catholique, à laquelle il va se convertir en 1922.
Esprit original et paradoxal, il affirme, à l’ère du rationalisme
et du positivisme triomphants, que l’homme est naturellement
religieux et que le matérialisme le conduit à la déraison.
“Le fou n’est pas un homme qui a perdu la raison. Le fou est
un homme qui a tout perdu sauf sa raison”, écrit-il notamment.Portrait
CLEMENS J. SETZ
Il est né en 1982 à Graz, en Autriche, ville
où il a étudié les mathématiques et la littérature
allemande. Pianiste de jazz à ses heures perdues,
ce féru d’informatique exerce les activités
de traducteur et d’écrivain. Il est souvent présenté
comme le jeune prodige des lettres autrichiennes.
Certaines de ses œuvres ont été traduites en français
aux éditions Jacqueline Chambon : L’Amour au
temps de l’enfant de Mahlstadt, Le Syndrome indigo
et Les femmes sont des guitares (dont on ne devrait
pas jouer). En 2018, il a publié outre-Rhin Bot,
un livre d’entretiens au principe aussi curieux
qu’original : il avait mis au point un programme
informatique capable d’exploiter les données
de son ordinateur et de répondre à sa place aux
questions qui lui seraient posées.↖ Illustration d’Ale + Ale
pour Courrier international,
Italie.freie universität berlin