Courrier International - 26.09.2019

(Tina Sui) #1

  1. 360 o Courrier international — no 1508 du 26 septembre au 2 octobre 2019


plein écran.


Le Mossad revu et


corrigé par Netflix


La plateforme de streaming a coproduit une
minisérie sur Eli Cohen, un espion israélien
infiltré en Syrie dans les années 1960.
Un biopic manichéen à la gloire de l’agence
de renseignements, juge ce journaliste libanais.

—Daraj Beyrouth

R


aafat Al-Haggan [un espion égyp-
tien qui a été infiltré en Israël dans
les années 1960-1970] a son équi-
valent israélien : l’agent Eli Cohen, exé-
cuté en 1965 en Syrie. Et, tout comme
le feuilleton qui a été consacré à Raafat
Al-Haggan en Égypte [un programme très
populaire dans les années 1980] a donné
une image déformée du premier, le feuil-
leton consacré à Eli Cohen par Netflix
donne une image déformée du second.
En regardant les six épisodes de la série
The Spy consacrée à Cohen, on a l’impres-
sion de croiser la figure d’Al-Haggan en
permanence. Dans un cas comme dans
l’autre, la principale préoccupation des
producteurs semble avoir été d’humani-
ser le travail des services secrets. Résultat,
beaucoup de scènes ne tiennent pas la
route, et les prétentions documentaires
de la série [coproduite par Canal + et dif-
fusée en France depuis le 7 septembre sur
OCS] tombent à plat.
The Spy est l’adaptation du livre français
L’espion qui venait d’Israël, coécrit par Ouri
Dan et Yechayahou Ben Porat [Fayard,

histoire entourant d’un halo de roman-
tisme un service de renseignements pour-
tant trempé jusqu’au cou dans des affaires
qui n’ont rien de romantique.
Ce biais est perceptible dans le fossé
existant entre la vie de l’agent secret telle
qu’elle est racontée par la production de
Netflix et la version qu’en donne la veuve
[toujours en vie] de celui-ci. Netflix présente
Eli Cohen comme quelqu’un qui se montre
encore plus empressé que ses supérieurs à
accomplir sa tâche, au point de les inquié-
ter, puisqu’ils considèrent qu’un
bon espion devrait quand même
avoir un peu peur. Cela alors que la veuve
de Cohen, une Juive irakienne, a raconté
dans de nombreux entretiens télévisés que
son mari avait en réalité peur et hésitait.
Lors du dernier voyage qu’il avait pu effec-
tuer en Israël, il se serait même montré
désespéré. Si ses supérieurs ne l’avaient
pas contraint à retourner en Syrie, il aurait
[selon elle] arrêté sa mission.
Je ne tombe pas dans le piège de la théo-
rie du complot. Mais tout de même, il y a
comme une histoire d’amour entre Netflix
et le Mossad. The Spy est en effet la troi-
sième production que la plateforme propose
sur les services secrets israéliens [après
avoir acheté les droits de diffusion dans
certains pays de deux films israéliens sur
le sujet]. La première de ces productions,
le thriller L’Ange du Mossad, relatait les
liens du Mossad avec le gendre de l’ancien
président égyptien Gamal Abdel Nasser,
Ashraf Marwan [qui aurait espionné pour
le compte d’Israël]. La deuxième était un
documentaire intitulé Inside the Mossad
[un film de l’Israélien Duki Dror, adapté
de sa minisérie Mossad : des agents israé-
liens parlent]. C’était le meilleur des trois
du point de vue de la réalisation et de la
précision, mais le film était malgré tout
partial, les auteurs ayant du mal à cacher
qu’ils étaient pleins d’admiration et subju-
gués par l’efficacité des agents israéliens.
Or cette fameuse efficacité est celle-
là même qui a servi à accomplir de sales
besognes. Comme aider les services maro-
cains à assassiner l’opposant Mehdi Ben
Barka à Paris [en 1965], un épisode que [la
série Inside the Mossad] relate de manière
factuelle, en présentant l’assassinat d’un
opposant politique pacifique comme
un succès valorisant le Mossad, sans la
moindre nuance morale. Quel est donc
le secret de cette admiration que la plate-
forme américaine nourrit non seulement
pour Israël, mais plus précisément pour
ses services de renseignements?
Cette admiration constitue probable-
ment le point faible de The Spy, puisqu’elle
semble avoir rendu les réalisateurs aveugles
devant la médiocrité de la plupart des
scènes. Le Damas qu’on voit à l’écran ne
ressemble en rien à Damas, et la classe
politique syrienne qui y est dépeinte ne
correspond pas à la réalité de l’époque.

1967 ; une réédition doit paraître chez le
même éditeur le 16 octobre prochain]. Elle
est signée d’un metteur en scène israélien
réputé, Gideon Raff, avec Sacha Baron
Cohen dans le rôle principal. Cet acteur,
un Britannique juif, était surtout connu
jusqu’à présent pour ses rôles dans des
films tels que Borat (2006) ou pour sa par-
ticipation à Who Is America [une émission
satirique faite d’interviews piégées], dans
laquelle il se faisait passer, entre autres,
pour un ex-officier du Mossad afin de se
moquer des valeurs de la droite améri-
caine concernant les armes, les réfugiés et
la torture. En Israël, cette série avait valu
à Sacha Baron Cohen de sévères critiques
pour son interprétation [jugée stéréoty-
pée] de l’ancien agent des services secrets.
Or cet acteur, qui est un Juif libéral,
tombe avec The Spy dans le piège du
Mossad, puisqu’il se met au service d’une

séRie

Le pire moment, de ce point de vue,
est tout ce qui suit la séquence où Cohen
gagne la confiance d’un officier syrien
au cours d’une soirée. Le lendemain, les
deux hommes s’en vont, à bord d’une voi-
ture de sport rutilante, vers la frontière
pour voir Israël qui s’offre à leurs yeux
de l’autre côté des barbelés. Là, Cohen
se saisit de jumelles pour regarder des
familles d’Israéliens qui travaillent dans
des champs au bord du lac de Tibériade. Le
message est : d’un côté, il y a des familles
avec femmes et enfants, de l’autre
des soldats et des officiers véreux.
Autrement dit, il s’agit de protéger ces
femmes et enfants-là, en luttant contre
ces militaires et corrompus-ci.
Cette série dit autre chose d’Israël.
Car nous pensions que c’était la men-
talité des perdants que nous sommes,
nous les Arabes, qui [nous pousse à idéa-
liser des figures du passé et] à inventer
un Raafat Al-Haggan de fiction. Or voilà
qu’on découvre que les Israéliens font de
même avec un Eli Cohen revu et corrigé
par la fiction.

Pourtant, la littérature et l’historiogra-
phie israéliennes ont déjà puissamment
interrogé la “morale” dont se targue l’État
hébreu, et sont allées jusqu’à mettre en
cause l’existence même de cet État [sous
sa forme actuelle]. C’est là que Netflix
s’inscrit dans une évolution profonde d’Is-
raël. Car il semble ne plus y avoir de place
aujourd’hui, dans l’Israël de Benyamin
Nétanyahou [Premier ministre depuis
2009], pour des cinéastes, des historiens
et des romanciers qui dérangent.
Ainsi, The Spy est une œuvre d’une
grande complaisance avec le Mossad.
Car selon Netflix, si celui-ci provoque
des drames en dehors des frontières, il ne
le fait que pour éviter aux Juifs un deu-
xième génocide. Cette idée, loin d’être
accessoire, est soulignée dans une scène
où un officier du Mossad entre dans le
bureau de son supérieur et le surprend
en train d’écouter une émission de radio
au cours de laquelle sont énumérés les
noms de survivants de l’Holocauste qui
viennent d’être retrouvés. Parmi ces
noms, il espère toujours entendre ceux
de ses deux sœurs dont il avait perdu la
trace depuis la Seconde Guerre mon-
diale. Et voilà que le Mossad devient une
organisation humanitaire, et non plus
un service de renseignements qui a sévi
jusqu’au Maroc.
—Hazem el Amin
Publié le 10 septembre

↙ L’acteur britannique Sacha
Baron Cohen dans The Spy.
Photo Netflix

Il n’y a plus de place,
en Israël, pour des
cinéastes, des historiens
et des romanciers
qui dérangent.

La préoccupation
des producteurs
semble avoir été
d’humaniser le travail
des services secrets.
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