Le Monde - 10.10.2019

(vip2019) #1
0123
JEUDI 10 OCTOBRE 2019 planète & science| 11

Rouen : les zones d’ombre de Normandie Logistique


L’administration n’a « jamais » connu les quantités de produits stockées par l’entreprise voisine de Lubrizol


C’


est un aveu qui ne
devrait pas apaiser
la colère des Rouen­
nais, dont plusieurs
centaines ont une nouvelle fois
manifesté, mardi 8 octobre, de­
vant le palais de justice, aux mots
d’ordre de « transparence » et de
« vérité ». Les services de l’Etat
n’ont « jamais » su quelles quanti­
tés de « matières combustibles »
stockait Normandie Logistique,
entreprise mitoyenne de l’usine
Seveso Lubrizol et dont les
entrepôts ont également brûlé
jeudi 26 septembre.
« L’exploitant de ces entrepôts n’a
jamais indiqué clairement à l’ad­
ministration les quantités stoc­
kées », indique une note interne
que s’est procurée Le Monde. Ce
document émane de la direction
générale de la prévention des
risques (DGPR), rattachée au mi­
nistère de la transition écologi­
que et solidaire. Il a été envoyé
lundi 7 octobre à la direction ré­
gionale de l’environnement, de
l’aménagement et du logement
(Dreal) de Normandie afin de lui
fournir des « EDL », comprendre
des « éléments de langage ».
Car, depuis que le préfet de Sei­
ne­Maritime, Pierre­André Du­
rand, a indiqué, le 4 octobre, lors
de sa désormais quotidienne
conférence de presse, que ce ne
sont pas seulement les 5 253 ton­
nes de substances chimiques du
site Seveso de Lubrizol (commu­
nication du 1er octobre) qui ont
brûlé, mais potentiellement le
double avec celles de Normandie
Logistique, les interrogations se
multiplient et les zones d’ombre
grandissent. D’autant que, parmi
les 9 050 tonnes de marchandises
stockées par Normandie Logisti­
que, selon l’inventaire de l’entre­

prise, 4 157 tonnes sont des « pro­
duits Lubrizol » conservés dans
« 12 700 fûts » et répartis dans les
trois entrepôts, dont un a brûlé
entièrement et les deux autres
partiellement. Contactée par Le
Monde, Normandie Logistique n’a
pas répondu à nos sollicitations.
Pourquoi Normandie Logisti­
que, pourtant imbriquée dans le
périmètre de Lubrizol, n’est­elle
pas une installation classée pour
la protection de l’environnement
(ICPE) à la différence de Lubrizol,
rangée dans la catégorie Seveso
seuil haut, la plus surveillée en rai­
son de la quantité de produits
dangereux qu’elle manipule?
« Les entrepôts de Normandie Lo­
gistique étaient connus de l’admi­
nistration et bénéficiaient de l’an­
tériorité au regard de la réglemen­
tation des ICPE, ils préexistaient à
la loi de 1976 et au classement de
l’ensemble des entrepôts de plus de
500 tonnes de matières combusti­
bles dans la nomenclature des ICPE
en 1992 », répond la DGPR dans la
note consultée par Le Monde.

« Une incroyable lacune »
Le même document indique ce­
pendant de façon assez contradic­
toire que l’exploitant « était connu
sous le régime de déclaration alors
même qu’il est vraisemblable qu’il
relevait, en fait, du régime de l’en­
registrement ». Une manière cu­
rieuse de reconnaître que le site
était « assimilé » à une ICPE sans
en être tout à fait une (Normandie
Logistique est inconnue des bases
de données des ICPE et de la
Dreal), mais qu’il aurait dû relever
d’un régime plus contraignant. A
la différence de l’« enregistre­
ment », dans le cadre de la « décla­
ration », un site n’est pas soumis à
une étude d’impact environne­

mental ou de danger ni à la même
fréquence d’inspections, pour
pouvoir fonctionner. En outre, les
installations relevant du régime
de la déclaration ne sont pas sur­
veillées par les Dreal, sauf en cas
de plaintes ou de signalements. Et
elles ne sont soumises à des visi­
tes que tous les cinq à dix ans.
Jacky Bonnemains, le président
de Robin des Bois, association en
pointe sur les questions de pollu­
tion, y voit « une incroyable la­
cune ». « Une surveillance aussi
allégée est inacceptable à quelques
mètres d’une usine Seveso seuil
haut », dénonce M. Bonnemains.
Pourquoi le site de Normandie
Logistique ne relevait­il pas du ré­
gime le plus contraignant, celui de
l’« autorisation », qui impose des
études d’impact systématiques et
des contrôles renforcés comme
pour les installations Seveso?
Réponse de la DGPR : « L’examen
des listes fournies ne fait pas appa­

raître en première analyse de pro­
duits et tonnages relevant manifes­
tement de l’autorisation. Néan­
moins, une inspection est en cours
pour clarifier cette question. » Une
enquête administrative est en
cours. Elle vise également à lever
le voile sur une autre zone d’om­
bre persistante : quelles sont la
quantité et la dangerosité des pro­
duits stockés à Normandie Logisti­
que? Les résultats de cette enquête
pourraient être communiqués
mercredi, lors d’un nouveau point
presse organisé par la préfecture.
L’enquête devra en outre résou­
dre cette énigme : pourquoi le fa­
bricant de lubrifiant Lubrizol
avait­il besoin de stocker 4 157
tonnes de « matières premières »
et des « produits finis » (comme
les a définis la préfecture sans
plus de précision) chez son voisin,
alors même qu’en janvier, puis en
juin, l’entreprise avait obtenu de
la préfecture d’augmenter ses

capacités de stockage de plus de
2 000 tonnes pour des « substan­
ces inflammables » ou à la « toxi­
cité aiguë ». Une autorisation
accordée sans soumettre au préa­
lable les demandes d’extension à
une évaluation des risques
environnementaux. Pourquoi en
avait­il le droit?
Dans un appel diffusé mardi,
plusieurs médecins et scientifi­

ques des collectifs Air­Santé­Cli­
mat, Réseau Environnement
Santé et Association Santé Envi­
ronnement France réclament,
« au nom de la sécurité sanitaire,
une refonte du système de contrôle
des sites et installations classés ».
Malgré les promesses de « trans­
parence totale » du premier mi­
nistre, Edouard Philippe, treize
jours après l’incendie de Lubrizol,
d’autres interrogations demeu­
rent. A commencer par l’origine
de l’incendie, qui reste inconnue.
L’enquête de police n’a pas encore
permis de « déterminer les causes
de l’incendie ni de localiser avec
certitude l’origine du sinistre », a
admis, mardi, le procureur de la
République de Paris, Rémy Heitz.
Confiées aux juges du pôle santé
publique du tribunal de grande
instance de Paris, les investiga­
tions sur le site ont enfin pu
démarrer, mardi.
stéphane mandard

Cosmologie et planètes extrasolaires à l’honneur du Nobel de physique


Un Canado­Américain et deux Suisses ont été distingués pour des travaux qui ont modifié notre vision du cosmos


M


ardi 8 décembre, le
prix Nobel de physi­
que a récompensé
trois chercheurs qui font
regarder différemment notre
Univers. Le Canado­Américain
James Peebles est un théoricien
qui a posé les équations gouver­
nant son évolution, du Big Bang
à nos jours. Quant à Michel
Mayor et Didier Queloz, deux as­
tronomes suisses, ils ont décou­
vert la première des planètes
tournant autour d’une étoile
autre que notre Soleil.
Honneur à James Peebles, qui
empoche la moitié des
825 000 euros du prix, les deux
autres lauréats se partageant le
reste. Né en 1935 à Winnipeg, « Ja­
mes Peebles est le grand­père de la
cosmologie moderne. Il a contri­
bué à tous les bouts de ce do­
maine. Ce prix était attendu et mé­
rité », estime François Bouchet, à
l’institut d’astrophysique de Pa­
ris. Formé au Canada, à l’univer­
sité du Manitoba, James Peebles
part pour sa thèse à l’université
de Princeton, qu’il ne quittera
plus. Il s’y attaquera à de grandes
questions. Comment ont été
créés les noyaux de matière?
Pourquoi la densité de galaxies

n’est pas homogène? Pourquoi y
a­t­il de grands volumes vides
dans l’espace? L’Univers est­il
plat? « Quelles avancées particu­
lières ai­je faites? J’aurais beau­
coup de mal à le dire. C’est le tra­
vail d’une vie », a modestement
déclaré le lauréat par téléphone
lors de l’annonce du prix.

Café au lait sucré
En 1964, Arno Penzias et Robert
Woodrow Wilson découvrent
par hasard un rayonnement, reli­
que de ce qu’était l’Univers
400 000 ans après le Big Bang
survenu il y a près de 14 milliards
d’années. James Peebles, qui était
dans une équipe concurrente
pour découvrir ce fossile des pre­
miers âges de l’Univers, rate
donc le Nobel, attribué en 1978
pour cette découverte. Mais il se
jette dans les calculs et remonte
le temps grâce à ces mesures.
Il commence par en déduire la
recette primordiale qui a donné
naissance aux premiers noyaux
d’atomes, hélium et hydrogène
lourd. Il postule ensuite que le
rayonnement mesuré devrait
avoir d’infimes fluctuations,
comme autant de grumeaux de
matière qui donneront naissance

aux futurs amas de galaxies. Cela
ne sera observé qu’en 1992 avec le
satellite COBE, dont les responsa­
bles recevront le prix Nobel
en 2006. Sans lui. Mais ses équa­
tions montrent aussi que la ma­
tière ordinaire n’est pas la seule
dans l’Univers, qu’elle y est même
minoritaire. James Peebles ima­
gine donc un nouveau type de ma­
tière froide et sombre qu’il com­
plète par une énergie, dite noire.
Lors de l’annonce du prix, un
membre de l’académie suédoise
comparera la vision de Peebles, à
celle d’un café au lait sucré. Le café
serait l’énergie noire, 69 % de
l’Univers. Le lait, la matière noire,
26 %. Et le sucre la matière ordi­
naire de nos atomes, 5 %. Belle
image, sauf que la nature de
l’énergie noire et de la matière
sombre nous est encore totale­
ment inconnue. Le modèle de
l’Univers selon Peebles tient, mais
au prix de ces grands mystères. Là
encore, les observations donne­
ront raison au lauréat avec la dé­
couverte de l’accélération de l’ex­
pansion de l’Univers en 1998, sous
l’effet de l’énergie noire. Nouveau
Nobel en 2011. Toujours sans lui.
Après toutes ces occasions
ratées, c’est enfin au tour du

théoricien, déjà lauréat des prix
Crafoord et Shaw, d’être récom­
pensé. Sur sa page de l’université
Princeton, on lit ceci : « Que
pouvons­nous apprendre de re­
cherches qui sortent des sentiers
battus? Elles vérifient les idées ac­
ceptées, ce qui est toujours une
bonne chose, mais il y a une
chance que la nature nous ait pré­
paré une autre surprise. »

Scepticisme
L’art de la surprise cosmique, les
deux autres chercheurs que ré­
compense ce Nobel de physique
2019 le connaissent bien. Quand,
en 1995, Michel Mayor – né en 1942


  • et Didier Queloz – né en 1966 –,
    qui est alors son thésard à l’uni­
    versité de Genève, annoncent
    avoir détecté une planète géante
    tournant à proximité immédiate
    de l’étoile 51 de la constellation de
    Pégase, c’est la stupéfaction pour
    beaucoup. A l’époque, rappelle
    Jean Schneider, chercheur à l’Ob­
    servatoire de Paris et fondateur de
    l’encyclopédie des planètes extra­
    solaires qui compte aujourd’hui
    plus de 4 000 entrées, « un célèbre
    astronome américain, Alan Boss,
    avait dit que de telles planètes ne
    pouvaient pas exister »...


Après la publication de 51 Pe­
gasi b, les deux Suisses se heur­
tent au scepticisme. Ils n’ont pas
vu l’exoplanète, mais déduit sa
présence en analysant les chan­
gements de vitesse qu’elle im­
prime à son étoile. Et si ces
changements étaient simple­
ment dus à des oscillations de
l’étoile? La suite prouvera que
non mais l’histoire confirme
que, « quand la science se re­
trouve avec une donnée qu’elle est
incapable d’expliquer, on a un
gros moment de flottement »,
souligne Xavier Delfosse, astro­
nome à l’Institut de planétologie
et d’astrophysique de Grenoble.
Heureusement pour Michel
Mayor et Didier Queloz, d’autres
équipes, notamment celle, amé­
ricaine, de Geoff Marcy et Paul
Butler, ont aussi commencé à
collecter ces nouveaux mondes.
La découverte de la première
exoplanète, réalisée grâce à l’ins­
trument Elodie imaginé par Mi­
chel Mayor et installé à l’Observa­
toire de Haute­Provence, répond
tout d’abord, rappelle Jean
Schneider, « à la question de la
pluralité des mondes que les philo­
sophes se posent depuis l’Anti­
quité, depuis Epicure, et sur

laquelle Kant a beaucoup écrit ».
Ensuite, elle a provoqué l’éclosion
si ce n’est l’explosion d’une nou­
velle branche de l’astronomie,
l’exoplanétologie. Aujourd’hui,
dit Xavier Delfosse, « en France,
15 % des thèses en astronomie trai­
tent des exoplanètes ». La manière
même dont nous concevons
notre Système solaire et sa forma­
tion en a été profondément
remaniée. Enfin, on pense désor­
mais à l’étape suivante : la quête
d’autres planètes accueillant la
vie, qui passera par l’analyse des
atmosphères à la recherche de
cocktails de biomarqueurs.
A l’université de Genève, la pres­
sion montait, chaque début octo­
bre, depuis des années. Michel
Mayor et Didier Queloz faisaient
partie des favoris les plus évi­
dents mais n’étaient jamais cou­
ronnés. « Il est bizarre qu’il ait fallu
plus de vingt ans au Comité Nobel
pour le leur donner », souligne
Jean Schneider qui ajoute
néanmoins dans une jolie pi­
rouette : « Les exoplanètes c’est
tellement important que ce n’est
pas le prix Nobel qui les honore,
c’est l’inverse... »
pierre barthélémy
et david larousserie

Les entrepôts de Normandie Logistique qui ont brûlé lors de l’incendie de l’usine Lubrizol, le 26 septembre. La photo est prise
depuis les locaux de l’entreprise Triadis, jouxtant le site, le 7 octobre. JULIEN PAQUIN POUR « LE MONDE »

« Une surveillance
aussi allégée
est inacceptable
à quelques
mètres d’une
usine Seveso
seuil haut »
JACKY BONNEMAINS
président de Robin des Bois
Légère hausse de la pollution de l’air

Les résultats des analyses réalisées par l’observatoire de l’air des
Hauts-de-France, communiqués le 8 octobre, montrent « une lé-
gère augmentation » des concentrations de certains hydrocarbu-
res dont le benzo(a)pyrène, classé cancérogène. « La valeur maxi-
male enregistrée est dix fois inférieure au seuil de référence »,
précise l’organisme. Ces niveaux ont été mesurés à Isbergues
(Pas-de-Calais) et à Lille, après l’incendie de Lubrizol et de Nor-
mandie Logistique, le 26 septembre. Atmo Normandie indique
par ailleurs avoir retrouvé des traces de dioxines à des niveaux
« légèrement supérieurs » au seuil de détection dans des prélève-
ments de pluie effectués près de Rouen.
Free download pdf