Le Monde - 10.10.2019

(vip2019) #1
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JEUDI 10 OCTOBRE 2019

ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE

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L’OCDE dévoile les contours de la « taxe GAFA »


Le projet présenté sera soumis aux ministres des finances du G20, réunis les 17 et 18 octobre à Washington


C’


est la réforme fiscale
la plus ambitieuse et
la plus difficile ja­
mais tentée au plan
mondial, qui devra mettre d’ac­
cord aussi bien Donald Trump que
Xi Jinping, Emmanuel Macron que
Boris Johnson, Angela Merkel que
Narendra Modi. Mercredi 9 octo­
bre, l’Organisation de coopération
et de développement économi­
ques (OCDE) devait dévoiler sa pro­
position détaillée de taxation des
géants du numérique et, au­delà,
des multinationales actives dans
de nombreux marchés sans y
avoir de présence physique impo­
sable – autant d’entreprises ultra­
prospères, dont les profits échap­
pent aujourd’hui massivement à
l’impôt du fait de règles fiscales dé­
passées, privant ainsi les Etats de
ressources capitales.
Très attendue par les Etats et les
ONG militant pour plus de justice
fiscale, la proposition de l’OCDE
sera soumise à la validation politi­
que des ministres des finances du
G20 – les dix­neuf pays les plus ri­
ches et l’Union européenne –, lors
de leur réunion des 17 et 18 octobre,
à Washington. Puis, si le texte est
approuvé, il sera discuté et adapté
au sein du comité des affaires fis­
cales de l’OCDE, cette instance qui
compte désormais à son bord pays
riches et pays en développement,
avec 134 Etats membres.

Une petite révolution fiscale
« On espère que va s’ouvrir une
vraie négociation, avec une vraie
chance d’aboutir », déclare au
Monde Pascal Saint­Amans, le di­
recteur du Centre de politique et
d’administration fiscales de
l’OCDE. Le revirement des Etats­
Unis, qui ont fait leur propre ré­
forme fiscale et sont prêts à recon­
naître de nouveaux droits à taxer
hors de leurs frontières, a levé un
important point de blocage.
S’il est complexe, le texte vise un
but simple : remplacer un modèle
d’imposition vieux de plus d’un
siècle, qui ne permet pas de taxer
correctement les bénéfices des en­
treprises mondialisées et « digita­
lisées », c’est­à­dire en contact avec
leurs clients par Internet, par « un
nouveau modèle de taxation taillé
pour le XXIe siècle », selon les ter­
mes de l’OCDE. Il s’agit pour la
communauté internationale, de
lever plus d’impôts et de les répar­
tir de manière plus équitable, en­
tre les pays où se trouvent les siè­
ges sociaux des entreprises et
ceux où elles ont leurs marchés et
leurs clients, entre pays du Nord et
pays du Sud. Le tout en neutrali­
sant les stratégies d’optimisation

fiscale agressives des grands grou­
pes dans les paradis fiscaux. Rien
de moins, donc, qu’une petite ré­
volution fiscale, pour cette ré­
forme que les médias ont baptisé
du nom explicite de « taxe GAFA »


  • l’acronyme pour Google, Apple,
    Facebook et Amazon.
    Résumée, la proposition de
    l’OCDE tient en deux piliers. Le
    premier vise à organiser une nou­
    velle allocation des droits à impo­
    ser. Il détermine quel pays pourra
    imposer quoi, et selon quelles rè­
    gles. Alors qu’aujourd’hui ces
    droits vont aux pays dans lesquels
    se trouvent le siège ou les droits de
    propriété intellectuelle des entre­
    prises, l’OCDE propose de partager
    ces droits, demain, avec les pays
    dits « de marché », où se trouvent
    les clients des entreprises et grâce
    auxquels elles font des bénéfices :
    en Europe, en Amérique, en Asie,
    en Afrique... Les clients étant, à la
    différence des flux financiers, une
    donnée difficilement manipula­


ble, une telle option compromet­
trait les stratégies de transferts ar­
tificiels de profits dans les paradis
fiscaux.
L’OCDE tranche la question du
champ d’application de la ré­
forme. Jusqu’ici, les pays s’étaient
affrontés dans un débat stérile : le
Royaume­Uni voulait limiter la ré­
forme aux entreprises hautement
« digitalisées » (opérant sur Inter­
net et monétisant les données des
clients, tels Google), la France dé­
fendait une imposition plus large,
mais différenciant le numérique,
les Etats­Unis prônaient la taxa­
tion de tous (de Google à Nike)...
Or, l’OCDE propose une « appro­
che unifiée », et fait glisser dans le
champ de la réforme, au­delà des
géants du numérique, toutes les
entreprises qui interagissent avec
un marché sans y posséder « d’éta­
blissement stable » (de présence
physique significative), mais sont
en contact avec les consommateurs
locaux (marketing, vente, etc.). Et

ce, y compris par l’entremise de
distributeurs. Ce périmètre englo­
berait aussi bien Google qu’Apple
et Facebook, mais exclurait les en­
treprises industrielles (telles Va­
leo) ou les compagnies minières. Il
serait efficace sans être trop large.
Dans ces pays de marché, les en­
treprises visées par la réforme se­
raient imposées selon une règle à
définir, au­delà d’un certain ni­
veau de chiffre d’affaires (ou d’un
certain montant de publicité).
Quant aux modalités de réparti­
tion des droits à imposer, l’OCDE
propose plusieurs pistes, comme
d’accorder aux pays de marché un
pourcentage des profits mon­
diaux des entreprises concernées,
dits « résiduels » car situés au­delà
d’un seuil de rentabilité considéré
comme normal.
Le second pilier profite de ces
nouvelles règles pour créer un
taux minimum d’imposition des
géants du Web et des multinatio­
nales « numérisées ». Exit les poli­

tiques de planification fiscale
agressives, qui délocalisent le
maximum de profits dans les pa­
radis fiscaux. Tout Etat récupére­
rait la différence entre l’impôt ac­
quitté à l’étranger par ses entrepri­
ses nationales et l’impôt qu’elles
auraient dû acquitter sur son terri­
toire... comme l’ont récemment
décidé les Etats­Unis, avec un im­
pôt minimum fixé à 13 % des reve­
nus mondiaux d’un groupe.
Selon l’OCDE, s’il est trop tôt
pour mesurer l’impact financier
pour chaque Etat, le système fiscal
mondial en ressortirait moder­

Prudente, la Fed agit comme si l’économie se retournait


Jerome Powell, le président de la banque centrale américaine, a annoncé la reprise des rachats d’actifs bancaires


new york ­ correspondant

A


près le retour de la baisse
des taux, celui des ra­
chats d’actifs bancaires.
Bien sûr, Jerome Powell, le prési­
dent de la banque centrale améri­
caine, a assuré qu’il ne s’agissait
nullement de soutenir à bout de
bras le système financier bancaire
comme l’avait fait la Fed entre
2008 et 2014 pour pallier les effets
de la terrible crise financière. Il
n’empêche : il va falloir injecter
des liquidités dans le système fi­
nancier depuis que s’est déclen­
chée, de manière totalement im­
prévue, la crise dite des « repo »
(repurchase rate) mi­septembre.
Lundi 16 septembre, les banques
se sont trouvées à court de dollars
pour passer la nuit. On a invoqué
mille raisons techniques : les en­
treprises venaient de payer leurs

impôts, le Trésor avait émis des
obligations asséchant le marché.
La Fed a assuré la liquidité du mar­
ché en proposant aux banques
75 milliards de dollars (soit 68 mil­
liards d’euros) le lendemain, mais
cela n’a pas suffi. Elle a dû recom­
mencer les jours suivants et assu­
rer des financements à plus long
terme à la fin de la semaine.
Parmi les interrogations, beau­
coup ont estimé que la Réserve fé­
dérale, qui avait financé les ban­
ques sans limitation jus­
qu’en 2014, en avait peut­être trop
fait depuis un an en réduisant la
voilure : la taille de son bilan (c’est­
à­dire les titres qu’elle a achetés
aux banques) s’est divisée par
deux entre 2014 et aujourd’hui,
passant de 2 800 milliards de dol­
lars à 1 400 milliards environ. Ac­
tuellement, la banque fait ma­
chine arrière pour éviter toute

crise de liquidités. « Mes collègues
et moi­même allons annoncer pro­
chainement des mesures pour aug­
menter l’offre de réserves » finan­
cières pour les banques, a déclaré
M. Powell lors d’un discours pro­
noncé mardi 8 octobre, à Denver.
De même le président a­t­il con­
forté les opérateurs financiers qui
estiment que la Fed baissera, pour
la troisième fois consécutive de­
puis juillet, ses taux directeurs à
l’occasion de sa prochaine réu­
nion des 29 et 30 octobre – ils sont
actuellement compris entre 1,75 %
et 2 %. Certes, M. Powell ne cède
pas aux discours alarmistes qui
prévalent sur toute la planète à
propos du ralentissement écono­
mique et de la récession qui s’an­
noncerait. « Actuellement, l’em­
ploi et l’inflation se présentent
sous un jour favorable », a expli­
qué M. Powell, qui se réjouit que

les salaires bas progressent plus
que les autres, et prévoit « une
croissance durable de l’activité
économique ».

Trois questions
Cependant, il a répété qu’il agirait
« comme nécessaire pour soutenir
une croissance durable, un marché
de l’emploi fort et une inflation qui
retourne dans notre fourchette
autour de 2 % ». Parmi les risques
extérieurs, M. Powell a cité les
guerres commerciales et le Brexit,
et s’est aussi interrogé sur trois
questions apparemment techni­
ques, mais qui révèlent l’état d’es­
prit de la banque.
D’abord, quel serait l’impact
d’un choc pétrolier? Réponse :
neutre, les pertes des consomma­
teurs américains étant compen­
sées par les gains de l’industrie
pétrolière américaine et de leurs

salariés dans un pays devenu pre­
mier producteur au monde.
Ensuite, le marché du travail
est­il en surchauffe, ce qui devrait
être le cas avec un chômage au
plus bas depuis cinquante ans?
Sur ce point, M. Powell a été plus
mitigé, notant que les créations
d’emplois avaient été revues à la
baisse (elles n’étaient pas de
210 000 par mois début 2019 mais
de 170 000). Les chiffres actuels
pourraient aussi être moins bons
qu’annoncé. Surtout, il a cité le cas
de 2008, où la Fed a mis du temps
à prendre la mesure des destruc­
tions d’emplois. Pas de surchauffe
qui exigerait une politique moné­
taire plus dure, mais au contraire
une inquiétude sur le ralentisse­
ment économique, même si les
outils de mesure – c’était l’objet du
discours – se sont améliorés de­
puis la crise financière.

Enfin, troisième question tech­
nique : mesure­t­on mal les gains
de productivité? Jerome Powell a
répondu qu’il n’en était pas sûr,
mais s’est réjoui du récent rebond
de cet indicateur. Il a cité son pré­
décesseur, Alan Greenspan, qui
pensait, dans les années 1990,
qu’ils étaient sous­estimés et que
l’on pouvait donc maintenir des
taux bas sans risquer la sur­
chauffe.
Bref, trois arguments qui, mine
de rien, plaident pour une politi­
que monétaire accommodante,
comme s’il s’agissait de donner
un coup de pouce pour s’assurer
que rien ne change après dix ans
de croissance. En réalité, une
autre lecture est possible. La Fed
n’annonce pas la récession, mais
elle se comporte comme si elle
était déjà là.
arnaud leparmentier

Le texte vise
à remplacer
un modèle
d’imposition
vieux de plus
d’un siècle

nisé. Cette réforme multilatérale
se substituerait, en outre, aux
taxes GAFA unilatérales déjà adop­
tées par certains pays, comme la
France ou le Royaume­Uni. Elle
contribuerait donc à plus d’har­
monisation et de stabilité fiscales.
Mi­septembre, sans attendre la
mouture finale du projet, la Com­
mission indépendante pour la ré­
forme de l’impôt international
(ICRICT), un groupe d’économistes
parmi lesquels figurent Thomas
Piketty et le Prix Nobel Joseph Sti­
glitz, en a critiqué le manque d’en­
vergure prônant un big­bang fiscal
plutôt qu’un compromis politique
pragmatique. « Les discussions qui
ont commencé à l’OCDE sont inté­
ressantes, mais extrêmement in­
suffisantes », a déclaré M. Piketty,
craignant que celles­ci n’aboutis­
sent à « remettre des profits locali­
sés actuellement dans les paradis
fiscaux pour les transférer dans les
pays riches ».
anne michel
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