Le Monde - 10.10.2019

(vip2019) #1

14 |économie & entreprise JEUDI 10 OCTOBRE 2019


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Nucléaire : le coût de l’EPR dérape encore


EDF réévalue à 12,4 milliards d’euros le budget de son réacteur de Flamanville, soit 1,5 milliard supplémentaire


L


e groupe EDF va­t­il un
jour se sortir de la malé­
diction de Flamanville?
Mercredi 9 octobre, il a
annoncé par communiqué que
les travaux sur les soudures dé­
fectueuses allaient occasionner
de nouveaux surcoûts : 1,5 mil­
liard d’euros supplémentaires, ce
qui porte à plus de 12,4 milliards
le budget total du projet. Amor­
cée en 2007, la construction du
réacteur EPR de Flamanville,
dans la Manche, devait initiale­
ment être connecté au réseau
électrique en 2012, et coûter envi­
ron 3,5 milliards d’euros. En prati­
que, il ne démarrera pas avant
2023 – au plus tôt.
L’origine de ce nouveau retard
est identifiée depuis plus d’un an :
en avril 2018, l’électricien a an­
noncé que plusieurs défauts
avaient été repérés sur une
soixantaine de soudures. Plu­
sieurs mois plus tard, il est ap­
paru que, parmi les soudures con­
cernées, huit d’entre elles étaient
situées à un endroit crucial : elles
traversent la double enceinte en
béton du bâtiment réacteur.
Pendant plusieurs mois, au dé­
but de l’année 2019, la société a
tenté de convaincre l’Autorité de
sûreté nucléaire (ASN) qu’elle
pouvait s’abstenir de refaire ces
soudures non conformes et con­
server peu ou prou son calen­
drier de démarrage du réacteur.
Mais l’ASN a jugé, au printemps,
qu’elles ne correspondaient pas
au cahier des charges présenté
par EDF à l’origine et a demandé
à l’électricien de les reprendre
entièrement.
Le président de l’ASN, Bernard
Doroszczuk, entendu par les par­
lementaires sur ce dossier au
mois de juillet, avait déploré l’atti­
tude du groupe public, estimant
qu’il avait cherché à « se justifier
techniquement (...) plutôt que de
réaliser la réparation de ces équi­

pements ». A l’inverse, au sein de
l’entreprise, si on affirme respec­
ter les décisions du gendarme du
nucléaire, on ne cache pas son
agacement. « Elle ne gère plus la
sûreté, elle gère des procédures »,
pestait, il y a peu, un cadre diri­
geant excédé.

Un « Etat dans l’Etat »
Pour réparer les soudures concer­
nées, EDF a retenu un scénario
qui s’appuie sur l’utilisation de
robots opérés à distance. Une
technologie déjà utilisée sur le
parc nucléaire existant, mais que
l’ASN doit valider pour cette pro­
cédure nouvelle. Une décision
qui ne devrait pas intervenir
avant l’automne 2020. C’est uni­
quement à cette date que l’entre­
prise pourra engager les travaux.
L’utilisation de cette technologie
permettrait de ne pas détruire le
béton qui entoure les conduites
concernées.
Si le « gendarme » du nucléaire
ne validait pas l’utilisation des ro­
bots, la société prévoit un plan B,
qui conduirait à un surcoût de
400 millions d’euros et à un re­
tard supplémentaire d’un an. Une
stratégie validée mardi par le con­
seil d’administration de la so­
ciété, qui a approuvé la poursuite
du chantier.
Ce dossier des soudures n’est
pas la première difficulté techni­
que à laquelle est confrontée la
construction de l’EPR de Flaman­
ville. Des anomalies ont ainsi été
découvertes en 2014 sur la com­

position de l’acier du fond et du
couvercle de la cuve. A la de­
mande de l’ASN, celui­ci devra être
remplacé, avant la fin 2024 – soit
peu de temps après la date espé­
rée de mise en service du réacteur.
Plus récemment, début septem­
bre, l’entreprise publique a an­
noncé des défauts de fabrication
« sur certaines soudures de généra­
teurs de vapeur », des composants
cruciaux des centrales, lors de
leur fabrication. Les quatre géné­
rateurs du réacteur EPR sont con­
cernés – l’ASN n’a pas encore
rendu son verdict sur d’éventuels
travaux supplémentaires.
Ce nouveau retard n’a pas pour
seule conséquence de repousser

le démarrage de l’EPR de Flaman­
ville : il complique l’avenir de la
filière nucléaire française dans
son ensemble.
L’électricien doit présenter au
président de la République à la
mi­2021 un dossier complet pour
la construction de nouveaux
réacteurs de troisième généra­
tion en France.
Mais cette échéance semble de
moins en moins réaliste. Elle avait
justement été fixée pour que ce
chantier soit lancé après le dé­
marrage de la nouvelle centrale.
Or le gouvernement ne souhaite
pas s’engager plus loin tant que le
réacteur de Flamanville n’a pas
démarré. Ce retard repousse dans

les faits toute décision à l’après­
présidentielle de 2022. Et risque
de compliquer la tâche de la fi­
lière : quel candidat souhaitera
porter dans son programme la
construction de nouveaux réac­
teurs, si Flamanville est encore
loin de démarrer?
Le groupe public doit par
ailleurs répondre à une autre de­
mande de l’exécutif : Bruno Le
Maire, a demandé en juillet un
rapport à l’ancien président de
PSA, Jean­Martin Folz, pour faire
la lumière sur Flamanville, qui
doit être rendu fin octobre. Le mi­
nistre de l’économie, le soutien le
plus actif du nucléaire au sein du
gouvernement, n’a pas mâché ses

mots, fin septembre, estimant
que « toutes ces dérives sont inac­
ceptables » et que EDF ne doit pas
se comporter en « Etat dans
l’Etat ». « Il a le sentiment qu’on ne
lui dit pas la vérité sur ce dossier, il
est exaspéré », décrypte­t­on dans
son entourage.
Ces difficultés interviennent
alors que l’électricien a également
annoncé un surcoût de 3,3 mil­
liards d’euros pour les deux réac­
teurs EPR qu’il construit sur le site
de Hinkley Point C au Royaume­
Uni. A ce jour, seules les deux cen­
trales de dernière génération de
Taïshan, en Chine, ont été mises
en service.
nabil wakim

L’OMC voit dans les services le « nouveau


moteur de la mondialisation »


Selon le rapport annuel de l’institution, les pays développés sont les grands gagnants
de l’essor de ce secteur, qui représente 20 % du commerce mondial, contre 9 % en 1970

L’


avenir de la mondialisa­
tion passe par les servi­
ces. « C’est le secteur le plus
dynamique du commerce mon­
dial sans que cela soit reconnu ou
bien compris », affirme l’Organi­
sation mondiale du commerce
(OMC) dans son rapport annuel
publié mercredi 8 octobre.
L’institution, basée à Genève,
observe que la valeur des échan­
ges dans ce secteur a augmenté
plus rapidement que celle des
biens, à un rythme annuel de
5,4 %, entre 2005 et 2017. Les servi­
ces, qui ne pesaient que 9 % du
commerce mondial en 1970, re­
présentent désormais 20 % et ce
niveau pourrait grimper à 33 %
d’ici à 2040, selon les projections
de l’OMC.
Ces derniers jouent un rôle
croissant, mais discret, dans le dé­
veloppement du commerce
mondial. « Les exportations de
services font travailler un nombre
incroyable de personnes dans le
monde, et il reste encore un
énorme potentiel inexploré »,
avance Roberto Azevêdo, le direc­
teur général de l’OMC.
Un potentiel inexploré car, con­
trairement au commerce de mar­
chandises, il était jusque­là diffi­
cile à cerner et à mesurer. Certains
services, telles les productions
audiovisuelles, franchissent la
frontière pour être consommés à
l’étranger. Parfois c’est le consom­
mateur qui se déplace à l’étranger,

comme c’est le cas avec le tou­
risme. Le fournisseur peut aussi
s’installer de manière temporaire
ou permanente hors de son pays
pour vendre ses services, comme
le font les sociétés informatiques
indiennes qui envoient leurs con­
sultants chez des clients aux
Etats­Unis.
L’affaire se complique encore
davantage si l’on prend en
compte la part des services dans
la valeur ajoutée des produits in­
dustriels, que ce soit lors de leur
conception ou de leur transport.
L’OMC a ainsi calculé que les
échanges de services pourraient
augmenter de 50 % d’ici les vingt
prochaines années.

Création d’emplois qualifiés
Les services se mondialisent dans
le sillage des échanges de mar­
chandises et grâce à la technolo­
gie. Ils peuvent désormais être ex­
portés facilement en raison de la
baisse du coût des télécommuni­
cations et de la numérisation de
pans entiers de l’économie mon­
diale. Un processus à l’œuvre
dans les secteurs de l’éducation et
de la santé...
A en juger par le volume des
échanges, les gagnants sont ma­
joritairement les pays dévelop­
pés, et quelques pays émergents
qui les rattrapent. Les perdants
sont les pays pauvres si l’on re­
garde leur contribution quasi
nulle aux exportations et aux im­

portations de services dans le
monde. « L’importation de servi­
ces liés aux infrastructures por­
tuaires ou à la logistique peut tou­
tefois aider leurs industries à être
plus compétitives », nuance toute­
fois John Drummond, chef de la
division des échanges de services
à l’Organisation de coopération
et de développement économi­
ques (OCDE).
L’OMC estime que les entrepri­
ses de services offrent plusieurs
avantages par rapport aux indus­
tries manufacturières dans les
pays en développement : elles ré­
clament généralement moins
d’investissements, font travailler
davantage de femmes et sont
opérationnelles plus rapidement.
Encore faut­il que ces pays possè­
dent des institutions et des régle­
mentations solides et une
main­d’œuvre qualifiée. Car les
services créent surtout des em­
plois qualifiés.
Si le commerce des services est
en passe de devenir le « moteur de
la mondialisation du XXIe siècle »,
selon l’OMC, il est bien moins li­
béralisé que celui des biens, les
mesures de protection de ce sec­
teur étant « bien plus complexes et
sensibles politiquement ».
Leur libéralisation passerait par
l’octroi de visas de travail, la déré­
glementation de professions pro­
tégées comme celle des avocats
ou des experts­comptables et la
standardisation des qualifica­

tions. « Elle s’effectue principale­
ment par des changements de ré­
glementation intérieure alors que
cela passe par des baisses tarifai­
res pour le commerce de marchan­
dises », analyse John Drummond.
Avec leur poids croissant dans le
commerce mondial, le secteur des
services risque de se retrouver au
cœur des prochaines batailles
commerciales. Dans le conflit qui
oppose Washington à Pékin, le
président américain, Donald
Trump, n’a­t­il pas imposé des
hausses de droits de douane aux
importations en provenance de
Chine, qu’il accuse de « transferts
technologiques forcés » et de non­
respect de la propriété intellec­
tuelle? Son administration a placé
sur liste noire, mardi, plusieurs so­
ciétés chinoises de vidéosur­
veillance et spécialisées dans l’in­
telligence artificielle, qui viennent
s’ajouter à Huawei, le numéro
deux mondial des smartphones.
Elles ne sont plus autorisées à im­
porter des produits américains.
Les Etats­Unis accusent réguliè­
rement l’OMC de protéger des
pays comme la Chine qui bénéfi­
cient de conditions favorables
dans le commerce des services
grâce à leur statut de « pays en dé­
veloppement. » Face à la nouvelle
donne de ce secteur dans le com­
merce mondial, nul doute que
l’institution devra adapter ses rè­
gles.
julien bouissou

Ce nouveau
retard complique
l’avenir de la
filière dans
son ensemble,
en France

A la Banque mondiale, on aime le
vélo. C’est pratique pour se rendre
au travail et c’est bon pour la pla­
nète. L’institution en a donc fait,
cette année, la métaphore de tous
les bienfaits que peut apporter la
mondialisation. Le cadre et les
roues sont produits en Chine et
au Vietnam, le pédalier au Japon,
la selle en Italie, les freins en Ma­
laisie, tout cela dans une im­
mense chaîne de valeur mondia­
lisée. Celle­ci conduit à faire bais­
ser les prix, à augmenter le
marché potentiel et la producti­
vité et, in fine, à créer de l’emploi
et de la prospérité.
Cette mondialisation de la fabri­
cation d’un même bien a accom­
pagné la croissance économique
de la planète sur les vingt derniè­
res années, contribuant à élever la
condition de nombreux pays
comme le Vietnam, le Mexique, le
Bangladesh, l’Ethiopie ou le Ke­
nya. Pour l’économiste en chef de
la Banque mondiale, Pinelopi
Koujianou Goldberg, une aug­
mentation de 1 % de la participa­
tion d’un pays à cette chaîne de
valeur se traduit par un gain de
1 % du revenu par habitant, deux
fois plus que dans le commerce
traditionnel.
Aussi l’institution s’inquiète­t­
elle de voir s’effriter une architec­
ture si efficace. Si les guerres com­
merciales actuelles se poursui­
vent, et avec elles le déclin des
échanges, près de 30 millions de
personnes pourraient retomber

sous le seuil de pauvreté, souligne
la Banque mondiale. Mais l’éco­
nomie ne suffit pas à faire le bon­
heur des peuples, surtout quand
la distribution de ses fruits est
aussi inégalitaire. Dans les pays
développés surtout, où le revenu
médian a stagné durant les an­
nées 2000 (Europe), voire dimi­
nué (Etats­Unis), accompagnant
un mouvement de désindustriali­
sation et de paupérisation.

Retour au chacun pour soi
D’où le choix des électeurs améri­
cains pour la politique protection­
niste de Donald Trump, ou celui
des sujets britanniques pour le re­
trait de l’Union européenne.
L’Amérique se replie sur sa zone,
comme la Chine, grande ga­
gnante de la mondialisation, est
en train de le faire en se concen­
trant sur l’échelon asiatique.
Même la vertueuse Europe, ré­
gion la plus ouverte du monde,
s’interroge. La très libérale com­
missaire au commerce, Cecilia
Malmström, plaide désormais
ouvertement pour une Europe
plus ferme vis­à­vis de ses parte­
naires chinois ou américains.
La mondialisation rétropédale
et s’accompagne d’un retour au
chacun pour soi et du ralentisse­
ment économique. Les cyclistes
européens adeptes du local appré­
cieront, leurs homologues afri­
cains un peu moins et tout le
monde paiera son vélo beaucoup
plus cher.

PERTES & PROFITS|BANQUE MONDIALE
p a r p h i l i p p e e s c a n d e

La mondialisation


rétropédale


Sur le site
de l’EPR de
Flamanville,
dans la
Manche, le
16 novembre
2016.
BENOIT
TESSIER/REUTERS
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