Le Monde - 10.10.2019

(vip2019) #1
0123
JEUDI 10 OCTOBRE 2019 management| 17

CARNET  DE  BUREAU 
PAR  ANNE  RODIER

Juste un clic


pour se former?


LES NOUVEAUX MONSTRES


LE LIVRE


E


scroqueries bancaires,
scandales pharmaceuti­
ques, nappes noires
meurtrières des compa­
gnies pétrolières, « dieselgate »...
bien des entreprises sont sur le
banc des accusés depuis quelques
années, et la colère gronde : on dé­
plore l’augmentation des suicides,
on s’interroge sur le sens du vrai
travail. Mais à force de ne voir que
les scandales médiatiques, de ne
scruter que l’ombre de Monsanto
et de ses experts manœuvrant
dans les couloirs de Bruxelles, on
ne parle guère des travailleurs de
Monsanto, ces gens dont le travail
consiste pourtant à produire dans
la pénombre des usines le fameux
glyphosate et autres produits
toxiques.
Comment peut­on à la fois être
un bon comptable, un bon ingé­
nieur, un bon médecin, une per­
sonne correcte, et mettre son
éthique de travail au service
d’une monstruosité? Comment
le chef de projet d’une multinatio­
nale pétrolière britannique res­
sent­il la pollution marine qui
sera, pour quelques jours, sur
tous les écrans de télévision et
d’ordinateurs et qui stigmatisera,
à travers le nom de son entre­
prise, son propre travail? « Ces
questions sont à la fois banales et
capitales, car elles font surgir l’am­
bivalence de la culpabilité mo­
derne, et l’ampleur de la contribu­
tion de chacun à des œuvres de

destruction ou d’amoindrisse­
ment », estime David Courpasson
dans Cannibales en costume. En­
quête sur les travailleurs du
XXIe siècle (François Bourin).
L’ouvrage enquête sur le fil qui
relie, « symboliquement et concrè­
tement, les troupeaux des usines,
écrasés par le bruit, épuisés par la
chaleur ou le froid, aux troupeaux
individualistes de l’entreprise ac­
tuelle, étourdis par leur propre dé­
sir de réussite, abîmés par la vi­
tesse, ensevelis sous l’excès des
missions ». Ces points communs
sont à chercher dans les récits du
travail quotidien.

« Je n’en peux plus »
C’est ainsi le témoignage de
George, cadre dans une entreprise
pharmaceutique européenne, qui
donne au livre sa trame : « Je suis
un cannibale, habillé en costume
ou avec une blouse blanche. Je fa­
brique des traitements pour des
gens plutôt riches avec la matière
corporelle des gens pauvres, vous
appelez ça comment? » Son his­
toire fait remonter des dizaines
de destinées singulières croisées
au fil des années dans les enquê­
tes de l’auteur, sociologue et pro­
fesseur à l’EM Lyon Business
School et à l’université de Cardiff,
sur les gens au travail.
Le livre raconte les trajectoires
de travailleurs déchirés par d’in­
sondables dilemmes. La plus
marquante est celle de Gérard, in­
génieur dans le nucléaire, qui en­
verra, quelques heures avant son

suicide, un message à certains de
ses collègues : « Mes amis je n’en
peux plus, je dois partir, ce travail
me tue et nous tuera tous. Je pré­
fère prendre les devants plutôt que
de continuer à me faire bouffer de
l’intérieur par ce travail dans une
centrale qui fuit sans le dire, par
ces petits chefs et leurs procédures
tatillonnes, et leurs sourires mes­
quins. Désolé, mais je m’en vais. Je
vous laisse seuls, devant le choix de
continuer à vivre, mais sans doute
de faire autre chose. »
Qui n’a pas, une fois dans sa vie,
fermé les yeux sur une sanction,
un licenciement, un harcèlement
affectant un collègue? Cette ac­
ceptation tacite vaut participa­
tion au « cannibalisme en cos­
tume », cette ingénierie collective
qui pourrait « réduire l’entreprise
vivante et bienheureuse à une nou­
velle usine anthropophage à la
gueule souriante ».
margherita nasi

CANNIBALES  EN  COSTUME
de David Courpasson,
François Bourin, 248 pages,
20 euros

Les PME sont incitées à développer


l’épargne salariale


D’ici à la fin de 2020, Bercy souhaite doubler le nombre des bénéficiaires dans les TPE et PME


L


e gouvernement a pour
ambition de doubler le
nombre de salariés bé­
néficiaires d’un disposi­
tif d’épargne salariale dans les
petites et moyennes entreprises
(PME) et les très petites entrepri­
ses (TPE) d’ici à fin 2020, en le
portant à 3 millions, contre
1,4 million actuellement.
L’objectif est réaliste, estime
Christophe Eglizeau. Pour le di­
recteur général de Natixis Interé­
pargne, filiale de Natixis spéciali­
sée dans l’épargne salariale, « l’or­
dre de grandeur est bon », à en
croire les résultats de sa propre
société : « Nous avons enregistré
une croissance de plus de 30 % de
nos nouveaux contrats signés par
des PME depuis janvier. »
Benjamin Sanson, consultant
retraite et investissements au
sein du cabinet de conseil Mercer
France, ne partage pas son avis,
jugeant le chiffre très ambitieux.
« Les PME n’ont pas le réflexe de
l’épargne salariale. Elles préfèrent
les systèmes de primes et de bo­
nus », explique M. Sanson. « La
performance collective y est
moins valorisée que la perfor­

mance individuelle », précise ainsi
Stéphanie Pauzat, secrétaire con­
fédérale de la Confédération des
PME (CPME).
Les avis sont partagés car les
freins sont nombreux dans les
petites entreprises : quand il ne
s’agit pas de la faible disponibilité
voire de l’inexistence des services
de ressources humaines, les dis­
positifs d’épargne salariale sont
perçus comme particulièrement
complexes. Les chefs d’entreprise
eux­mêmes estiment manquer
d’informations. « Nous avons tout
un travail de pédagogie à faire, re­
connaît Dominique Dorchies, di­
rectrice générale déléguée de Na­
tixis Interépargne. Dans les gran­
des entreprises, les dispositifs
d’épargne salariale sont inclus
dans la politique de rémunération
globale. Les PME sont, quant à el­
les, sous­équipées. »

« Des mesures fortes »
Certaines incitations semblent
toutefois porter leurs fruits. Ainsi
pour Julien Niquet, cofondateur
d’Epsor, start­up spécialisée dans
l’épargne salariale, « l’objectif du
gouvernement est très optimiste,
mais accompagné de mesures for­
tes, dont le point majeur est la
suppression du forfait social ».
Cette contribution patronale de
20 % n’existe plus depuis le
1 er janvier sur les primes d’inté­
ressement versées par les entre­
prises de moins de 250 salariés,
ainsi que sur celles versées au ti­
tre de l’intéressement, de la parti­
cipation et de l’abondement de
l’employeur pour celles de moins
de 50 salariés.
Depuis le premier trimes­
tre 2019, les 25 salariés de Sipios,
une start­up spécialisée dans
le développement d’applications
pour les services financiers, créée
en 2017, bénéficient ainsi de l’in­
téressement. « Nous pensions déjà
à mettre en place de l’épargne sa­
lariale, explique Rodolphe Dar­

ves­Bornoz, son cofondateur. La
suppression du forfait social a été
indéniablement pour nous un élé­
ment déclencheur. »
Par ailleurs, le premier minis­
tre, Edouard Philippe, a égale­
ment conditionné la reconduc­
tion de la « prime Macron »
en 2020 à la mise en place d’un
accord d’intéressement dans
l’entreprise.
Enfin, la loi Pacte (Plan d’ac­
tion pour la croissance et la
transformation des entreprises)
a accompagné les mesures d’in­
citation en simplifiant les pro­
cédures. Des modèles d’accords
types sont mis à la disposition
des entreprises sur le site du mi­
nistère du travail. « C’est une
bonne mesure, car le coût d’un
conseil pour rédiger un tel accord
est un frein pour nombre de peti­
tes sociétés », apprécie Benjamin
Sanson.
Il reste toutefois sceptique sur
l’efficacité d’accords types négo­
ciés au niveau de la branche d’ac­
tivité, comme le prévoit la loi
Pacte. « Chaque société a ses pro­
pres critères. Je ne vois pas com­
ment il pourrait y avoir une har­
monisation au niveau des bran­
ches », remarque­t­il.
L’épargne salariale a pourtant
des atouts indéniables. Ce dispo­
sitif permet, selon la situation
économique, d’ajuster les mon­
tants distribués. Et ce mode de ré­
munération revient moins cher à
l’entreprise qu’une prime. Con­

crètement, lorsqu’une PME verse
1 000 euros d’intéressement à un
salarié, il perçoit 903 euros net.
Cependant, si elle lui attribue
1 000 euros de prime, elle devra y
ajouter quelque 500 euros de
charges patronales, et le salarié
ne recevra que 551 euros net après
impôts et charges sociales.

Outil de fidélisation
« Mais le sujet ne doit pas être vu
au travers du seul prisme finan­
cier, soulignent Julien Niquet et
Benjamin Pedrini, cofondateurs
d’Epsor. Il est indispensable de
mettre une casquette “RH” sur
l’épargne salariale car le sujet fait
partie de la marque employeur. »
Ce dispositif permet d’associer
les salariés à la performance de
l’entreprise. L’épargne salariale
est un outil de fidélisation et de
motivation.
De plus, elle renforce l’attracti­
vité sur un marché de l’emploi
tendu, où les PME ont bien du
mal à faire face à la concurrence
des grandes entreprises dans la
course aux compétences. Sipios
enregistre un turnover de ses ef­
fectifs de l’ordre de 15 %. « L’épar­
gne salariale est pour nous un su­
jet stratégique à fort enjeu RH, té­
moigne ainsi Rodolphe Darves­
Bornoz. Elle permet un gain en
termes d’attractivité, mais sans
hausse de charges. L’intéresse­
ment est un outil très puissant
pour impliquer les équipes projet,
recrutement et commerciales, car
chacun voit comment contribuer
à l’objectif fixé. Cela donne du
sens. »
« L’épargne salariale est un dis­
positif vertueux qui correspond
au mouvement de la société vers
un partage plus juste de la va­
leur », analyse Julien Niquet. Les
six premiers mois de 2020 per­
mettront de savoir si la réforme a
pris et si les réticences des pa­
trons de PME ont été levées.
myriam dubertrand

LES  CHIFFRES 


15  %
des salariés d’entreprises
de moins de 250 salariés
bénéficient d’un dispositif
d’épargne salariale, contre plus
de 86 % dans les entreprises
de 1 000 salariés ou plus.

11,2  %
des salariés d’entreprises de
moins de 10 salariés sont cou-
verts par au moins un dispositif
d’épargne salariale (statisti-
ques du ministère du travail).

AVIS  D’EXPERT |  GOUVERNANCE


Difficile contrôle de la responsabilité de l’entreprise


D


evenue une institution majeure de la
société contemporaine, l’entreprise a
vu s’élargir le champ de sa responsabi­
lité : d’abord économique et sociale, puis socié­
tale et environnementale, elle est désormais
morale. Il ne s’agit plus de constater a posteriori
les impacts qu’elle produit sur son écosystème,
mais d’attendre a priori que sa gestion se confor­
me aux exigences éthiques de la société.
Mais la mise en œuvre d’une telle responsabi­
lité demeure incertaine si on ne sait pas l’impu­
ter concrètement aux acteurs qui, en interne,
sont chargés de garantir les pratiques accepta­
bles et d’empêcher les dérives. Or, il n’est pas aisé
de passer de l’idée générale aux processus effica­
ces, comme le montre l’affaire Renault­Nissan
sur le difficile contrôle du comportement d’un
grand dirigeant.
Dans une entreprise « responsable » comme
Renault, les malversations dont est soupçonné
l’ancien PDG Carlos Ghosn auraient­elles pu être
empêchées, et par qui? En théorie, de telles déri­
ves spolient les actionnaires en les privant d’une
part de profit et ils révoquent le dirigeant irres­
ponsable. La réalité est moins simpliste. Même
fraudeur, un dirigeant peut présenter de bons ré­
sultats aux investisseurs, comme le fit M. Ghosn
chez Renault, car dans les grandes entreprises
des malversations limitées n’entament pas les
bénéfices. Ainsi, les profits réalisés grâce aux ef­
forts de productivité des salariés peuvent per­
mettre aux dirigeants de tirer des avantages pri­
vés, autant sous forme de bonus légaux que de
rétributions personnelles plus opaques.

Dérives et réussites spectaculaires
Le contrôle par les marchés étant approximatif,
il a fallu établir des superviseurs autorisés et lé­
gitimes, comme les commissaires aux comptes
(CAC). Ceux­ci ont le devoir de vérifier la confor­
mité des opérations comptables de l’entreprise
et ils engagent leur propre réputation. On peut

s’étonner que, malgré l’accumulation de fraudes
imputées à M. Ghosn, la responsabilité des CAC
successifs de Renault n’ait pas été beaucoup rele­
vée. Ils plaideront qu’il était difficile de déceler
des abus portant sur des montants faibles com­
parés aux flux financiers énormes que génère
une telle entreprise. Peut­être, mais cela laisse
planer un doute sur la fiabilité de leur contrôle.
Le conseil d’administration est aussi supposé
exercer une vigilance sur d’éventuelles dérives
du dirigeant. Celui de Renault est doté d’un co­
mité d’audit, d’un comité de la gouvernance et
des rémunérations, et d’un comité de l’éthique
et de la responsabilité sociale et environne­
mentale (RSE). Reste à
savoir ce que ces comités
peuvent contrôler. Leur
mission devient délicate
quand le président
du conseil d’administra­
tion qu’il s’agit de sur­
veiller est une personna­
lité charismatique et
performante comme
Carlos Ghosn. Ses excès
étaient couverts par les
réussites qui assuraient sa légitimité. Difficile de
le suspecter sans mettre en cause celle­ci.
Les multiples difficultés du contrôle doivent
être surmontées si on veut que la responsabilité
éthique des entreprises ne soit pas réduite à une
abstraction complaisante et constitue, de ce fait,
une source de frustration et de défiance publi­
que accrue. Les obligations et les moyens néces­
saires pour exercer efficacement le pouvoir de
veiller aux engagements des grandes entrepri­
ses seront au cœur des prochaines réformes de
leur gouvernance. On pourra ainsi éviter que
leur responsabilité ne soit discutée qu’à l’occa­
sion de sordides scandales.

Pierre­Yves Gomez est professeur à l’EM Lyon

MÊME FRAUDEUR, 


UN DIRIGEANT 


PEUT PRÉSENTER 


DE BONS 


RÉSULTATS AUX 


INVESTISSEURS


C


omme un mantra, le « juste un clic » est censé incar­
ner la simplification pour réformer la formation.
Pour aider les actifs à prendre en main leur em­
ployabilité, le gouvernement s’apprête à lancer l’ap­
plication CPF (compte personnel de formation) avant la fin de
l’année. Le 21 novembre, la formation deviendra « une place
de marché », selon les termes de la Caisse des dépôts, qui fina­
lise l’opération avec le ministère du travail, sous la forme d’un
site Internet d’abord, avant le lancement de l’application mo­
bile proprement dite, prévue « le 1er décembre au plus tard »,
indique le ministère. Les 29 millions d’actifs sont invités à
croire au monde de la Petite poucette de Michel Serres, dans
lequel les nouvelles technologies libèrent les citoyens d’un
simple clic. « C’est une révolution, notre machin », annonce le
cabinet de Muriel Pénicaud.
Le pari de ce CPF rénové? Les salariés pourront s’acheter une
formation sur leur téléphone aussi facilement qu’ils twittent, ils
vont donc enfin se former. Une simple application résoudrait
ainsi ce que des années de réformes n’ont
pas réussi à mettre en œuvre? Dans les en­
treprises, les DRH sont moins enthousiastes
que les organismes de formation. Sur l’adé­
quation des demandes au marché du tra­
vail : qui va empêcher les salariés de choisir
des formations hors de leur parcours profes­
sionnel ?, interpelle l’Association nationale
des DRH (ANDRH).
Sur le financement aussi. Juste en un clic, l’application CPF
met fin à l’intermédiation des organismes paritaires. Chargés
jusqu’alors de collecter les fonds, ils validaient l’éligibilité des
formations pour s’assurer de l’intérêt du salarié et des be­
soins du bassin d’emploi, et abondaient leur financement
quand les sommes disponibles sur le CPF étaient insuffisan­
tes. C’est le cas des formations longues ou très qualifiantes.
Désormais, l’Urssaf encaissera auprès des entreprises et
transmettra à la Caisse des dépôts, qui paiera les organismes
de formation directement. Quant à l’abondement? « Il arri­
vera d’ici à avril 2020 », indique le ministère. L’ANDRH es­
time que cette réforme dépossède les entreprises et réduit
leur contribution à une taxe. Les DRH espèrent pouvoir im­
poser au salarié d’utiliser ses droits au CPF en offrant le
complément de financement de projets coconstruits.
Encore faudrait­il que les salariés s’y intéressent. Bien qu’il
soit entré en vigueur en janvier 2015, le CPF n’est toujours
connu que d’un tiers (8,3 millions) des actifs. Et seuls
4,18 millions ont enregistré leurs droits (DIF) acquis, dit la
CDC. Les autres les perdront s’ils ne font rien d’ici au 31 dé­
cembre 2020. « Jusqu’alors, c’est l’entreprise qui était à l’initia­
tive de la formation professionnelle, avec le CPF, elle perd ce
rôle d’aiguillon », explique David Mahé, président du cabinet
de conseil Stimulus. Pas sûr qu’une application, si révolution­
naire soit­elle, suffise à faire passer les salariés à l’action.

LE CPF N’EST 


TOUJOURS CONNU 


QUE D’UN TIERS 


DES ACTIFS


Ce dispositif
permet d’ajuster
les montants
distribués et
revient moins
cher à l’entreprise
qu’une prime
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