Le Monde - 10.10.2019

(vip2019) #1

18 |horizons JEUDI 10 OCTOBRE 2019


0123


Turquie La prison


en héritage


Les frères Altan, fils du premier député


communiste du pays, ont été accusés par


le régime du président Recep Tayyip Erdogan


d’avoir participé au putsch de 2016. L’aîné,


Ahmet, toujours en détention, est englué


dans un parcours judiciaire kafkaïen


istanbul (turquie) ­ envoyé spécial

C’


est son frère Ahmet qui l’a
appelé. « Mehmet, on a de
la visite, ouvre ta porte. »
Sur le palier, une dizaine
de policiers de la brigade
antiterroriste, en tenue
d’intervention, sont sur le pied de guerre. Il
est 6 heures, ce matin de septembre 2016, et
leurs visages ne disent rien de bon. Ils vien­
nent de débarquer dans cet immeuble stam­
bouliote pour l’arrêter lui et son frère. « Man­
dat de perquisition et d’arrestation », ont­ils
lancé en arrivant chez Ahmet. Pour Mehmet,
logé dans un autre appartement du même
immeuble, ils se sont d’abord trompés de
porte. Et quand ils se présentent enfin chez
lui, il refuse de leur ouvrir. « Quitte à m’arrê­
ter, faites­le dans les règles, avec les bons
papiers et le bon numéro de porte », leur lâche­
t­il sans sourciller. Pareil aplomb suscite l’ire
du procureur qui, joint par téléphone, envoie
sur­le­champ un deuxième mandat.
Mehmet est menotté. Sur le seuil de la
porte grande ouverte, il croise son frère, lui
sourit encore une fois. Ils se disent adieu
avant de monter séparément dans les four­
gonnettes des policiers. Les frères Altan,
comme on les appelle, ces deux figures in­
tellectuelles connues de tous à Istanbul, Ah­
met l’écrivain­journaliste et Mehmet l’es­
sayiste­professeur, 66 ans et 63 ans, tous
deux membres à part entière de la commu­
nauté des experts de la politique turque,
sont accusés de « terrorisme » et d’avoir par­
ticipé au putsch manqué survenu deux
mois auparavant, le 15 juillet 2016.
Etranges instants. Comme la répétition
d’une même réalité. Quarante­cinq ans plus
tôt, un matin encore, la force publique avait
fait irruption chez eux, dans ce même
immeuble, pour arrêter, sous leurs yeux, leur
père, Çetin Altan. Ce père, auteur prolixe,
tribun célèbre de la gauche turque à la voix
grave inoubliable, premier député commu­
niste du pays, élu en 1965 avec quatorze
autres membres du Türkiye Isçi Partisi
(« Parti des travailleurs ») au Parlement. Il
passera deux ans et demi en prison, connaî­
tra la torture, affrontera la folie et les tumul­
tes de plus de 300 procès pour ses écrits et
prises de parole. Déjà.

« MESSAGE SUBLIMINAL DE COUP D’ETAT »
Avant d’être embarqué, Ahmet a proposé aux
policiers un verre de thé, comme le fit leur
père en son temps, ajoutant cette pique : « Ce
n’est pas un pot­de­vin, vous pouvez en
boire! » Mehmet, lui, se répète la phrase que
ce même père avait érigée en mantra jusqu’à
sa mort, en 2015, tel un formidable pied de
nez citoyen à n’importe quelle dérive autori­
taire du pouvoir turc : « Moi aussi, je suis le
propriétaire de ce pays! »
Trois ans ont passé depuis l’arrestation des
deux frères. Incarcérés, puis inculpés et
condamnés à perpétuité, Ahmet et Mehmet
Altan ont goûté au plus près le tournant
ultra­autoritaire et népotique que le prési­
dent Recep Tayyip Erdogan a fait prendre au
régime. Depuis 2016, plus de 55 000 person­
nes ont été mises aux arrêts, près de
160 000 fonctionnaires limogés, 160 médias
interdits. C’est plus qu’à l’époque du père,
quand le pays était sous la férule des militai­
res. Le duo a été condamné par la 26e cham­
bre pénale d’Istanbul, une juridiction à juge
unique dont le collège fut renouvelé en 2014,
un an après le mouvement de protestation
autour du parc Gezi, à Istanbul.
Le parquet a d’abord reproché aux frères
Altan d’avoir fait passer « un message subli­
minal de coup d’Etat » lors d’un débat télévisé
diffusé la veille du putsch de juillet 2016. L’ac­
cusation les a fait rire. Ils avaient simplement

pointé, sur le plateau d’une émission de la
chaîne Can Erzincan TV à laquelle ils partici­
paient chaque semaine, les tensions que tra­
versait la Turquie et les risques d’éventuels
troubles. Le constat banal, en somme, d’ob­
servateurs aguerris. Puis la nature de la
charge a changé : « participation à une tenta­
tive de coup d’Etat », mais « sans être mem­
bres d’une organisation terroriste », tel était
désormais le motif de leur condamnation.
Lorsque les frères Altan demandent au juge
Kemal Selçuk pourquoi le chef d’inculpation
du « message subliminal » a disparu, celui­ci
répond, avec un large sourire ironique : « Di­
sons que nos procureurs aiment employer des
termes qu’ils ne comprennent pas. » Il se
tourne vers Ahmet : « Si seulement vous aviez
continué à écrire des romans au lieu de vous
mêler de politique. » Tout est dit.
Les deux frères font appel. Mehmet saisit la
Cour européenne des droits de l’homme et la
Cour constitutionnelle turque. Cette der­
nière casse, le 11 janvier 2018, l’acte d’accusa­
tion, affirmant que les charges du dossier ne
permettent pas de poursuivre la procédure.
La réaction du gouvernement est immédiate.
Le soir même, l’avocat Mehmet Uçum,
conseiller de l’ombre d’Erdogan, s’invite sur
les plateaux de la chaîne CNN Türk pour affir­
mer qu’une telle décision ne sera pas appli­
quée. La 26e chambre d’Istanbul suit et refuse
l’injonction de la Cour constitutionnelle, une
première dans l’histoire nationale. Il faudra
attendre vingt et un mois pour que la Cour
suprême annule les condamnations à perpé­
tuité des frères Altan.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Mehmet est
libéré le 27 juin 2018, avec interdiction de sor­
tie de territoire. Un recours a été déposé par le
parquet. Ahmet, lui, n’a pas cette chance. Il est
maintenu en détention, ce qui instaure une
situation aussi inique qu’ubuesque. Contrai­
rement au cas de son frère, la Cour constitu­
tionnelle ne s’est pas saisie immédiatement
de son dossier. La haute juridiction a préféré
attendre un an, le temps de remplacer trois de
ses juges, partis à la retraite. Elle s’est ensuite
prononcée, à dix voix contre cinq, pour la
poursuite de la procédure. Encore hier, mardi
8 octobre, la 26e chambre pénale a décidé le
maintien d’Ahmet en prison, en vue d’un
nouveau procès dont le verdict devrait être
rendu le 4 novembre. Il risque désormais
entre cinq et dix ans de prison.
Dans le livre qu’il a rédigé dans sa cellule, Je
ne reverrai plus le monde. Textes de prison
(Actes Sud, 224 pages, 18,50 euros), Ahmet
écrit : « Comme ce pays ne se déplace que très
lentement dans le cours de sa propre histoire,
le temps n’y fait jamais marche arrière ; il se
retourne pour s’appesantir sur lui­même. » Et
d’ajouter, quelques pages plus loin : « Si “tout
change” sur cette terre, la connerie et la
lâcheté, elles, ne prennent jamais une ride. »
Mehmet sourit. Assis au bord de la mer de
Marmara, à la terrasse d’un restaurant de pois­
sons, il ne peut s’empêcher de tourner la tête
et de laisser vagabonder son regard noir au
loin. Il essaie de rendre visite à son frère le plus
souvent possible : « Je suis inquiet pour lui »,
admet­il. Et puis ceci : « Il a été à la tête du jour­
nal Taraf, ce quotidien qui avait relayé de nom­
breuses affaires mettant en cause des généraux
et dont certains se sont rapprochés du pouvoir.
Il est devenu une des premières cibles d’Erdo­
gan et de son entourage. » Lui dit avoir maigri
de 20 kilos en détention, mais n’avoir rien
changé à ses habitudes. « Si on a peur, si on se
renferme, si on pense être suivi, surveillé, épié,
on perd. » Des cauchemars? « J’essaie de faire
en sorte que ce soient les autres qui en aient. »
L’homme ne se plaint pas. C’est à peine s’il
évoque les conditions « difficiles » des douze
jours de garde à vue avant son incarcération,
« à cinq dans un minuscule cachot, avec trois
paillasses pour dormir et un sandwich froid le
soir ». Chaque jour, les geôliers l’envoyaient à

l’infirmerie pour obtenir un certificat de
bonne santé. Un sésame pour se prémunir de
toute accusation de torture.
Lorsqu’il se retrouve pour la première fois au
palais de justice, il passe une nuit entière à
attendre la décision du juge sur un banc, au
côté de son frère. Devant le procureur Can
Tuncay – un homme de 35 ans, nerveux au
possible, n’arrêtant pas de faire les cent pas
dans son bureau –, il aperçoit des mouchoirs
ensanglantés sur la table. Juste avant, au cours
de l’interrogatoire de son frère, le magistrat
s’est mis à saigner de l’oreille. Les deux entre­
tiens se sont achevés au milieu d’une pile de
mouchoirs tachés de rouge, sans que le procu­
reur ait posé la moindre question sur le coup
d’Etat. « Un fanatique, assure aujourd’hui
Mehmet. Il n’avait rien, il cherchait même des
preuves au fil de la conversation. Il a sorti des
articles que j’avais écrits en 2010. Vous imagi­
nez? J’en suis à mon 41e livre, j’ai toujours milité
contre les militaires et l’usage de la force, et
voilà ce procureur qui commence à m’accuser
d’être islamiste, proche des gülenistes, ceux­là
mêmes que le gouvernement accuse d’avoir fo­
menté le coup d’Etat! Güleniste, moi! Depuis
des années je n’ai cessé de publier des articles
critiques à l’égard de l’islam politique! »

« OUI, ON S’EST TROMPÉS »
Il partage une cellule avec deux autres déte­
nus, des islamistes. Hasard carcéral? Mehmet
sourit à nouveau : « L’un d’eux priait cinq fois
par jour, l’autre a arrêté peu de temps après
mon arrivée. » Tous deux écoperont de six ans
et demi de prison. Comme son frère, et
comme nombre de détenus, Mehmet
demande des livres à la bibliothèque. « Vous
savez quel ouvrage est le plus emprunté? 1984,
d’Orwell. » Chaque matin, il débute sa journée
par le même rituel, comme pour mieux
conjurer le sort. Dans la petite cour au ciel
grillagé, il crie à tue­tête : « Je n’ai pas peur de la
vie, que ce soit elle qui ait peur de moi! »

Un jour, on le conduit menotté vers un autre
tribunal. Il doit témoigner contre un juge
accusé d’appartenance au mouvement güle­
niste. Par un singulier retournement de l’his­
toire, ce magistrat était l’un de ceux qui,
en 2008, avaient illégalement autorisé sa mise
sur écoute. Mehmet avait alors déposé une
plainte en 2012, mais la procédure n’avait rien
donné. « Quelle folie! J’étais accusé d’être güle­
niste et utilisé en même temps comme témoin
à charge pour condamner un güleniste avec
ma plainte comme pièce à conviction! »
Par deux fois, Mehmet tente devant le juge
de dénoncer avec ses mots et sa faconde les
ressorts kafkaïens de sa détention. Il argu­
mente, rappelle les étapes de son parcours
professionnel, ses prises de position en faveur
de la laïcité et contre l’autoritarisme, pointe
les incohérences de l’acte d’accusation, soit
247 pages « purement et simplement recopiées
sur un autre dossier » et dont deux pages seule­
ment le concernent. Son plaidoyer final dure
trois heures. « Ce procès n’avait rien d’un pro­
cès, mais j’ai toujours compté sur le droit,
même lorsqu’il est invisible. »
Un dernier regard sur la mer. « Oui, on s’est
trompés », lâche­t­il. Comme tant d’autres
intellectuels, il reconnaît avoir soutenu Erdo­
gan au moment de sa prise du pouvoir
en 2003. Lui aussi a cru dans sa lutte contre les
militaires et sa campagne en faveur d’un rap­
prochement avec l’Europe. Et puis, il y a eu la
rupture : « A partir de 2008, Erdogan et les siens
ont dit publiquement qu’ils avaient un autre
plan. Beaucoup d’entre nous l’ont quitté. Mais il
était trop tard. » A voix soudainement basse :
« Je n’aurais jamais cru qu’il changerait ainsi. »
La prison? « Elle m’a fait comprendre qu’en
Turquie la voie entre les militaires et les isla­
mistes est terriblement étroite, quelle que soit
l’époque. Quand on a un mot à dire, on risque
toujours d’y revenir. » Même quand on est le
« propriétaire du pays ».
nicolas bourcier

Mehmet Altan, à Istanbul, le 1er octobre. FURKAN TEMIR POUR « LE MONDE »

« CE PROCÈS 


N’AVAIT RIEN 


D’UN  PROCÈS, MAIS 


J’AI TOUJOURS 


COMPTÉ SUR 


LE  DROIT, MÊME 


LORSQU’IL 


EST  INVISIBLE »
MEHMET ALTAN
essayiste
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