Le Monde - 10.10.2019

(vip2019) #1
0123
JEUDI 10 OCTOBRE 2019

CULTURE

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Marina Hands, actrice organique


L’héroïne de la nouvelle série d’Arte raconte son parcours façonné par des rencontres


RENCONTRE


M


arina Hands a mille
milliards de re­
grets. « Les gens qui
n’en ont pas ont de
la chance... J’ai pris plein de mau­
vaises routes. Mais c’est ainsi, je
n’aime pas avoir de contrôle sur les
choses. Je suis un peu claustro­
phobe. Je n’aime pas l’idée d’être
destinée, de savoir ce que va être
ma vie dans dix ans. Pour cela, j’ai
un sens de l’engagement très mo­
déré. Mais je m’offre ce luxe de re­
gretter. » Regretter quoi? Son Cé­
sar pour Lady Chatterley (2006), de
Pascale Ferran, et d’avoir joué pour
Claude Miller, Guillaume Canet ou
Pascal Thomas? Son Molière pour
Actrice, de Pascal Rambert, et
d’avoir été dirigée par Klaus
Michael Grüber, Patrice Chéreau
ou Luc Bondy? Son prix d’inter­
prétation féminine au festival Sé­
ries Mania pour Mytho, écrite par
Anne Berest et Fabrice Gobert (sur
Arte, à partir du 10 octobre), tout
en étant cette année sur France 2
(avec Zone blanche, où elle fait une
arrivée remarquée en deuxième
saison) et sur France 3, dans un
épisode de Capitaine Marleau avec
Corinne Masiero. Non, bien sûr,
son regret, c’est de n’avoir pas eu
« les épaules pour la rébellion ». Pas
assez tôt, pas assez vite. « D’avoir
été une enfant sage, d’avoir voulu
être une bonne fille... »
Elle raconte une enfance
joyeuse, « crédule et naïve... Mes
copines m’appelaient “la poire” ».
Sa mère, Ludmila Mikaël, socié­
taire de la Comédie­Française, par­
court les scènes. Son père, Terry
Hands, longtemps à la tête de la
Royal Shakespeare Company, est
reparti au Royaume­Uni alors
qu’elle n’a qu’un an. C’est sa grand­
mère maternelle, accompagna­
trice de piano, qui s’occupe d’elle,
l’emmène partout, aux spectacles,
aux concerts. Il y a toujours de la
musique chez elle. Et un mur où la
petite est invitée à dessiner. Trois
chats dont un sur l’épaule, la
grand­mère fume le cigare, ne met
pas sa ceinture de sécurité... At­
teinte d’Alzheimer, elle est morte
dans ses bras il y a une dizaine
d’années : « Un cataclysme. »
Lorsqu’elle réfléchit, Marina
Hands frotte le bout de son nez.
Elle se livre sans manière, cherche
l’échange, espère la confiance,
même si on sent bien, quelque
part tout au fond, un petit coin
inatteignable, fermé à double tour.
Question de survie. « Méchant », le
mot est venu tout seul, en parlant
de son père, « qui m’a toujours cen­
surée » : lorsqu’elle a voulu faire de
la danse, puis du cirque, du théâtre
ou devenir cavalière de haut ni­
veau – « Ce n’était jamais assez
bien. » Ou encore quand elle a eu

quelques velléités de se faire belle
et coquette – « Il détestait ça. »
En 2009, elle a accepté de jouer
sous sa direction Marie Stuart, de
Schiller, au Pays de Galles. L’expé­
rience fut un cauchemar. Pendant
quatre ans, elle n’a pas pu remon­
ter sur les planches, raconte­t­elle.
Depuis, ils s’évitent.

Syndrome d’abandon
A 44 ans, elle suit seule les
chemins qu’elle veut prendre. « J’ai
toujours été attirée par des gens
qui avaient la force de leur désir, de
leur identité. Et, dans mon périple,
j’ai la chance de toujours rencon­
trer quelqu’un qui débarque, à qui
j’ai envie de tout donner, avec qui
faire un bout de chemin. » Si,
en 2007, elle quitte la Comédie­
Française, un an seulement après
y être entrée, ce n’est pas sur un
coup de tête, mais parce que
Marcel Bozonnet, son directeur au
Conservatoire, qui l’y a fait entrer,
a été remplacé : « Un déchirement.
Quand il est parti, je me suis sentie
orpheline. » Syndrome d’abandon,
qu’elle travaille comme le paysan
son sillon. « Je suis mes intuitions.

Je fuis les systèmes un peu creux,
dirigistes ou autoritaires. J’aime les
rencontres amoureuses. Cela me
rend infidèle. »
2019, année des séries pour
Marina Hands? « J’ai recherché ça.
J’avais envie d’immersion dans la
durée – ce que le théâtre permet,
avec les répétitions, les tournées,
alors que, au cinéma, c’est frus­
trant, quand le tournage est ter­
miné, je me dis toujours : “Ah ça
commence à être vibrant”, et j’ai en­
vie de recommencer. Alors j’ai passé
des castings. Ça a mis du temps ».
« Pour incarner un personnage de
série, explique Fabrice Gobert, le
réalisateur de Mytho, il faut avoir
une espèce d’aura, un mystère. Le
spectateur doit pouvoir imaginer
un personnage multiple, qui le sur­
prenne et en même temps avec le­
quel il soit en empathie. Marina a
cette qualité d’héroïne romanes­
que. Quelque part entre James
Stewart et Cary Grant, entre Audrey
Hepburn et Katharine Hepburn... »
On lui a tout dit sur son physi­
que, ses épaules larges, son corps
solide, planté dans le sol. Il fut un
temps où elle le prenait mal,

aujourd’hui... « Pffff! Du moment
que ce que je fais sert à quelque
chose, cela me suffit. » Elle ne cor­
respond pas aux codes, défie le ca­
dre, manie avec la même intelli­
gence l’introspection et l’auto­iro­
nie. « Je n’ai pas beaucoup lu. J’ai du
mal à me concentrer, c’est mon ta­
lon d’Achille. Je suis une laborieuse.
J’ai grandi avec la télé, une culture
pop, les gros films... » Tout juste ad­
met­elle un goût pour George
Sand, un temps, et Maupassant :
« Les nouvelles, les fables macabres,
les contes grinçants... Peut­être
aussi parce que ce sont des formats
courts. Comme la poésie. » La poé­
sie? « Hypérion, d’Hölderlin. » On
rit : pas franchement de la pop cul­
ture. Pourquoi pas Nietzsche tant

qu’elle y est? Elle rit, elle aussi :
« J’ai failli, mais c’était trop gros. »
Son chien, Miki, gambade. Elle le
siffle. « J’ai longtemps eu du mal
avec les représentations de la
femme que je trouvais caricatura­
les : la pleureuse, la rigolote... la fille
sexy, qui est le truc le plus bizarre du
monde. » Elle a mis du temps à gé­
rer ça. Aujourd’hui, elle avale les
séries « comme une ado » : « Girls,
Russian Doll, Crazy Ex­Girlfriend,
Big Little Lies... J’y vois mon adoles­
cence, je me sens de la bande. » Et il
y a In Treatment, dont elle regarde
en boucle les deux saisons, avec
Gabriel Byrne dans le rôle du psy
qu’on a tous envie d’avoir. Son psy
à elle, celui qui lui a permis de tra­
verser ses périodes d’angoisse et
ses crises de panique, est mort il y
a deux ans. Nouveau cataclysme.

Plus organique que cérébrale
Alors qu’elle préparait Hommes au
bord de la crise de nerfs, d’Audrey
Dana, où elle interprète une coach
dans le Vercors, elle a découvert le
chamanisme. Le « voyage » qu’elle
a fait l’a surprise. Et la voilà s’inté­
ressant aux « états de conscience

Avec son
chien Miki,
le 23 septembre,
à Paris.
REMY ARTIGES
POUR « LE MONDE »

« Je suis
mes intuitions.
Je fuis
les systèmes
creux, dirigistes
ou autoritaires »

modifiés », cette part d’inconnu de
soi, qui est aussi ce qui se joue lors­
qu’on joue. « Je crois de plus en plus
à ça. Il faut accepter l’indéfinissa­
ble, ces choses sur lesquelles on n’a
pas de contrôle », affirme l’actrice,
toujours « plus organique que céré­
brale », pour reprendre les mots
d’Yves Angelo, qui l’a dirigée dans
Sur le bout des doigts (2002) et Les
Ames grises (2005) : « Fécondée par
la tragédie, elle est musicale... La
même intensité que l’on ressent
lorsque l’on voit un musicien sur
scène. » Mais, dès qu’elle le peut,
elle s’échappe. Direction le haras
de Bory, vers Rambouillet, pour
monter son cheval de 9 ans, Copy,
un belge blanc. C’est son autre vie.
Cavalière. Son rêve d’enfance, avec
lequel elle a renoué dans Sport de
filles (2012), de Patricia Mazuy.
« Avec un cheval, on est à l’écoute de
l’autre. On essaye de communiquer.
C’est ça, la tentative sans fin. Mettre
un peu de merveilleux dans la vie.
Du vrai merveilleux. »
D’elle, Pascal Rambert tente d’ex­
pliquer : « C’est un animal, ce n’est
pas vraiment une femme. Tout
comme Béart ou Podalydès. Elle a
un merveilleux naturaliste. Elle
parle sans nécessairement parler. »
Actrice jusqu’au bout des ongles.
« Je ne sais rien de Marina, réfléchit
le metteur en scène. Je ne connais
d’elle que la personne réinventée
sur le plateau, cette folie de l’amour
absolu de notre métier. »
Pas de velléité chez elle de passer
derrière la caméra, sauf une fois
pour un documentaire – jamais
réalisé – sur les figurants : « J’ai été
marquée par une fille qui devait
ouvrir une porte devant moi. Je
voyais sa main trembler. A chaque
fois, elle était mal placée. Elle a
passé la journée à se faire engueu­
ler. Je me suis demandé : “Pourquoi
elle est là? Qu’a­t­elle dans la tête ?”
Et, du coup, ça m’a posé la même
question : “Qu’est­ce qu’on vient
chercher ici ?” La réponse, je ne l’ai
toujours pas, si ce n’est que je suis
accro. Jouer me donne un senti­
ment d’hypervie. Comme les toxi­
cos. » Au réalisateur de Mytho, elle
a demandé : « Saison 2, vous ne me
faites pas mourir, hein? Il m’a
rassurée : “A l’épisode 3, tu es tou­
jours vivante.” »
laurent carpentier

anne berest, romancière, et Fabrice
Gobert, cinéaste et showrunner, ont
tendu leur piège sur le plus familier des
terrains : un lotissement de banlieue, ni
trop cossu ni trop sordide, où vit une fa­
mille si moyenne qu’elle en apparaît
presque médiocre. Jusqu’au jour où la
cheville ouvrière, pierre angulaire, pou­
tre maîtresse, enfin, bref, la mère de cette
tribu, Elvira (Marina Hands), commet
une transgression si incongrue, si
énorme qu’elle déclenche une réaction
familiale nucléaire violente qui projet­
tera le petit clan dans tous les champs de
la fiction, de la comédie burlesque aux
confins du fantastique.
Elvira a annoncé à sa famille qu’elle
était atteinte d’un cancer, juste après que
son médecin l’eut assurée du contraire.
Marina Hands négocie ce premier obsta­
cle avec sûreté et finesse : elle fait d’Elvira
l’archétype familier et convaincant de
l’épouse et mère écrasée par la charge
mentale (dont le poids fait jaillir ce men­
songe spontané) tout en préservant, loin
à l’intérieur de son personnage, une étin­

celle d’étrangeté qui justifie ce prénom
partagé avec une héroïne gothique et do­
minatrice des comics américains.
Les deux premiers épisodes de Mytho
mettent en œuvre un comique noir et ju­
bilatoire : autour de la malade imagi­
naire, la famille fissurée fait à nouveau
bloc. Patrick (Mathieu Demy), pauvre pa­
triarche, doit s’extirper de son mensonge
à lui – une liaison avec la pharmacienne
(Linh­Dan Pham) dont l’officine voisine
son atelier de photographe. Ses deux
aînées, Carole (Marie Drion), qui joue un
remix XXIe siècle de la rébellion punk, et
Sam (Jérémy Gillet), née dans un corps de
garçon, redécouvrent les vertus de la
piété filiale pendant que Virginie, la ben­
jamine (Zélie Rixhon) que tout le monde
essaie de préserver, gère le traumatisme
comme on le fait aujourd’hui, en ligne.

Territoires de l’étrange
Dans l’alignement des pavillons, Fabrice
Gobert s’amuse à creuser les courbes, à
provoquer des collisions entre trajectoi­
res qui auraient dû rester parallèles. Peu à

peu se constitue une petite légion de per­
sonnages secondaires qui semblent ap­
partenir chacun à un registre différent de
la fiction : le père d’Elvira, pizzaïolo issu
du cinéma populaire des années 1970 et
1980 ; l’amie new age qui fait mine de pré­
dire et de guérir ; le patron d’Elvira (car la
malheureuse, en plus de nourrir et vêtir
les siens, fait aussi bouillir la marmite
grâce à son emploi dans une société d’as­
surances) et ses collègues. Au premier
rang se détache la silhouette inquiétante
de la voisine (Catherine Mouchet), pleine
de sollicitude, toujours prête à ouvrir son
pavillon où s’agitent des adultes que l’on
dirait privés de volonté.
C’est que, passé le moment du renverse­
ment de situation, Mytho cherche son
chemin pendant deux épisodes pour le
trouver dans les territoires de l’étrange.
Une fois épuisés les charmes de la récon­
ciliation fallacieuse, la série examine les
mythos des personnages, de l’adultère de
Patrick aux promesses de bonheur de la
secte de la voisine (dont l’une des figures
de proue est un acteur américain pas très

grand, au visage souvent dissimulé par
des Ray­Ban) en passant par l’institution
de l’assurance des risques, qui, elle aussi,
repose sur la manipulation de la vérité,
d’un côté comme de l’autre de la police.
Cette transition alourdit les épisodes
centraux, avant que Marina Hands, dont
le personnage a échappé, contre son gré,
à son destin pavillonnaire, n’emmène
Mytho au cœur de l’incertitude. C’est qu’il
y aura une deuxième saison et qu’aucun
des nœuds de l’enchevêtrement savam­
ment tissé par Anne Berest, Fabrice
Gobert et leur tribu d’acteurs n’a été dé­
fait. C’est un peu frustrant, tout comme
les atermoiements qui ont ralenti le récit.
Reste l’essentiel : l’impatience de retrou­
ver Elvira et les siens une fois déroulé le
générique du sixième épisode.
thomas sotinel

Mytho, d’Anne Berest et Fabrice Gobert.
Avec Marina Hands, Mathieu Demy,
Catherine Mouchet, Linh­Dan Pham
(6 x 45 min). Les 10 et 17 à 20 h 55,
sur Arte, en replay jusqu’au 31 octobre.

Avec « Mytho », bienvenue dans le lotissement des illusions

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