Le Monde - 10.10.2019

(vip2019) #1
0123
JEUDI 10 OCTOBRE 2019 culture| 21

« Elephant Man » et « Les Justes », un combat inégal


Les rappeurs JoeyStarr et Abd Al Malik sont en vedette aux Folies Bergère et au Théâtre du Châtelet


THÉÂTRE


J


oeyStarr aux Folies Bergère,
Abd Al Malik au Châtelet : en
ce mois d’octobre, le théâtre
donne la vedette à des rap­
peurs, qui franchissent les
frontières de leur discipline. Pour
Abd Al Malik, c’est une grande
première : il signe la mise en
scène des Justes, d’Albert Camus
(1913­1960), dans une version
musicale. JoeyStarr, lui, poursuit
la carrière de comédien qu’il a
commencée il y a une quinzaine
d’années, au cinéma, mais il en­
dosse son premier grand rôle sur
scène en jouant le rôle­titre d’Ele­
phant Man, de Bernard Pome­
rance (1940­2017), adapté et mis
en scène par David Bobée, avec
Béatrice Dalle dans le rôle de
Madge Kendal.
Elephant Man et Les Justes se
fondent sur des histoires vraies.
Elephant Man s’inspire de la vie
du Britannique Joseph Merrick
(1862­1890), exhibé dans les foires
à cause des difformités physiques
qui lui valurent son surnom,
avant d’être pris en charge par un
médecin, Frederick Treves. Les
Justes reviennent sur les circons­
tances de l’assassinat du grand­
duc Serge par un groupe de socia­
listes­révolutionnaires, à Mos­
cou, en 1905. Trente ans et deux
traditions, l’une américaine,
l’autre française, séparent les
deux pièces – Les Justes ont été
créés à Paris en 1949, Elephant
Man a triomphé à New York
en 1979 –, mais Albert Camus et
Bernard Pomerance font le même
choix d’un théâtre engagé qui
s’empare de thèmes lourds, l’in­
justice et la révolution.
En France, c’est par le film­culte
de David Lynch, sorti en 1980,
que l’on connaît Elephant Man :
jusqu’à aujourd’hui, la pièce n’a
jamais été représentée, en tout
cas sur une grande scène. Quand
on la voit, aux Folies Bergère, on
comprend que David Lynch s’en
soit scrupuleusement démar­
qué : appuyée, puritaine, cor­
recte, cette pièce n’a aucune des
qualités du film. David Bobée, le

directeur du centre dramatique
national de Normandie­Rouen,
l’a choisie parce qu’elle pose la
question du « refus de l’altérité ».
Il s’en explique longuement dans
le dossier de présentation du
spectacle.
Comme le voulait l’auteur – et
comme l’a joué David Bowie, à
Broadway, en 1980 –, il n’a pas dé­
formé le visage et le corps de
JoeyStarr, qui se déplace volontai­
rement d’une manière empê­
chée, bancale, mais sans les pro­
thèses qui rappelleraient l’aspect
de Joseph Merrick, l’homme­éle­
phant, prénommé John dans la
pièce : le monstre est dans le re­
gard de l’autre, qui le rejette en
raison de sa différence. Cela, on l’a
compris dès les premières scènes,
mais on nous l’assène pendant
trois heures, à grands coups de
marteau sur la conscience, et avec
des répliques coulées dans le bé­
ton, à l’image de l’affreux décor.

Un chœur de jeunes amateurs
Le reste est à l’avenant. Ainsi,
John Merrick est toujours situé
plus bas que les autres personna­
ges, le médecin en premier, qui le
regardent de haut et se retrou­
vent acculés à se repentir de ce
qu’ils pensent être de bons senti­
ments, et n’est que du mépris so­
cial. La mise en scène se réduit à
des intentions de ce genre et,
faute d’être dirigés, les comé­
diens outrent leurs personnages.
JoeyStarr a beau offrir sa pré­
sence physique impression­
nante, sa voix rauque, sa colère,

et se blottir dans les bras inter­
dits de Béatrice Dalle en madone
sensuelle, rien n’y fait : cet Ele­
phant Man est plombé par un
parti pris qui voudrait faire réflé­
chir, et se déploie comme une
machine à culpabiliser.
Rien de tel au Théâtre du Châte­
let. On y tue certes un grand­duc,
on s’empoigne sur la nécessité et
les limites de l’action violente, on
débat sur la liberté et la mort, le
repentir et la trahison, on se dé­
chire sur l’amour et la révolution,
mais on le fait avec l’enthou­
siasme de gens emportés par leur
sujet, et entraînés par la musique
qui l’accompagne. Car, Abd Al
Malik le précise bien, Les Justes
sont ici vus comme « une tragédie

musicale ». Soit un spectacle où
rap, slam, électro... interviennent
pour humaniser un propos, en
somme, et donner au texte une
autre dimension, fondée sur le re­
cul du temps.
Albert Camus, qui était pour la
révolte mais contre le totalita­
risme, envisage, dans Les Justes, la
révolution comme une cause.
Abd Al Malik, lui, oriente la pièce
sur le terrain de l’utopie. Ce déca­
lage induit un mouvement de la
croyance vers la foi, des idées vers
une dimension qui les dépasse,
de la pensée sèche vers une forme
de spiritualité. Pourquoi pas? Ces
débats agitent notre époque. Au
Théâtre du Châtelet, ils ont pour
cadre le beau décor d’un immeu­

ble en coupe, qui permet des ac­
tions conjointes du grenier noc­
turne au trottoir enneigé. Les co­
médiens sont vêtus de costumes
d’époque et, entre les actes, un
chœur de jeunes amateurs de Sei­
ne­Saint­Denis dit des textes
d’Abd Al Malik.
Tous y vont, à fond. Ils décla­
ment très fort leur partition, cha­
que mot claque, et cela fait res­
sortir encore plus le côté « disser­
tation » de la pièce : on ne compte
pas les répliques qui pourraient
servir de sujets de philosophie au
baccalauréat, et l’omniprésence
de la musique accuse cette ten­
dance, en soutenant la diction...
Bref, ces Justes ne sont pas cousus
dans la dentelle, c’est le moins

que l’on puisse dire, mais leur sin­
cérité les rend chaleureux – c’est
déjà ça.
brigitte salino

Elephant Man, de Bernard
Pomerance, adaptation et mise en
scène : David Bobée. Folies Bergère,
Paris 9e. Jusqu’au 20 octobre, du
mercredi au vendredi à 20 heures ;
samedi à 15 heures et 20 heures ;
dimanche à 15 heures. De 19 euros
à 85 euros. Durée : 3 heures.
Les Justes, d’Albert Camus,
adaptation et mise en scène :
Abd Al Malik. Musique : Bilal et
Wallen. Théâtre du Châtelet, Paris
1 er. Jusqu’au 19, du mardi au samedi
à 20 heures ; dimanche à 15 heures.
De 9 euros à 79 euros. Durée : 2 h 15.

L’« Homme de Vitruve » bloqué en Italie


Un jugement empêche le célèbre dessin de Léonard de Vinci d’être prêté au Louvre


rome ­ correspondant

U


ne décision incompré­
hensible. » C’est par cette
déclaration incrédule
que le ministère italien des biens
culturels a réagi, mardi 8 octobre
dans l’après­midi, à une décision
du tribunal administratif régio­
nal de Vénétie, qui remet en cause
des années d’efforts diplomati­
ques entre Paris et Rome.
Pour les magistrats, saisis quel­
ques jours plus tôt par une asso­
ciation de défense du patrimoine,
Italia Nostra, le célébrissime
Homme de Vitruve de Léonard de
Vinci – un dessin à la plume de
34 centimètres par 25, annoté, re­
présentant les proportions idéa­
les du corps masculin inscrites
dans un cercle et un carré – n’est
pas autorisé à quitter les collec­
tions du Musée de l’Académie de
Venise, qui en a la garde, en raison
d’un vice de procédure : le minis­
tère des biens culturels n’avait
tout simplement pas le droit de
s’engager à ce prêt.
Le dessin, très fragile, devait re­
joindre le Louvre pour être pré­
senté lors de l’exposition célé­
brant les 500 ans de la disparition
de Léonard de Vinci, qui ouvrira
ses portes le 24 octobre. Une nou­
velle audience a bien été fixée au
16 octobre, mais, d’ici à cette date,
le dessin est bloqué.

Ce énième coup de théâtre
intervient alors que les différends
franco­italiens sur les commé­
morations de la mort du génie
florentin semblaient enfin apla­
nis. Entre Paris et Rome, le « cas »
Léonard n’a jamais été simple.

« Italianité » indiscutable
Mort au Clos Lucé près d’Amboise
(Indre­et­Loire), en 1519, non loin
de la demeure de François Ier, le
peintre florentin avait vendu à la
Couronne les œuvres majeures
avec lesquelles il avait traversé les
Alpes (La Belle Ferronnière, La
Vierge aux rochers, Saint Jean­
Baptiste, La Vierge, l’Enfant Jésus
et sainte Anne et surtout La
Joconde), dont la droite nationa­
liste italienne a longtemps ré­
clamé la restitution, au nom de
leur « italianité » indiscutable.
Depuis la fin de la seconde
guerre mondiale, ces revendica­
tions n’ont plus cours, mais
subsiste en Italie le soupçon – pas
toujours infondé – que la France
cherche à s’approprier l’héritage
de Léonard de Vinci, au point
d’évacuer un peu vite ses racines
italiennes. L’exposition qui
s’ouvre au Louvre fin octobre n’a
pas fait exception : au plus fort des
tensions entre Paris et Rome, en
novembre 2018, la sous­secrétaire
d’Etat italienne aux biens et activi­
tés culturelles, Lucia Borgonzoni

(Ligue, extrême droite), avait
réclamé la révision de l’accord de
prêt conclu en 2017 entre Paris et
Rome, au prétexte que « Léonard
est italien, il est seulement mort en
France ». A l’époque, il n’était pas
même question de l’Homme de
Vitruve.
Après des mois d’intense travail
diplomatique, la situation sem­
blait enfin apaisée. La visite du
président italien de la République
Sergio Mattarella, pour les célé­
brations de l’anniversaire de la
mort de Léonard, avait été l’occa­
sion de fortes manifestations
d’amitié entre les chefs d’Etat
français et italien, malgré la per­
sistance des tensions entre les
gouvernements. Durant l’été, la
chute du premier gouvernement
Conte et le départ des affaires du
ministre d’extrême droite
Matteo Salvini, bientôt suivi du
retour au ministère des biens

culturels du très francophile Da­
rio Franceschini, donnaient l’im­
pression que plus rien ne pouvait
faire obstacle à la réalisation des
accords de prêt.
Mardi matin, lors d’une audi­
tion au Sénat, Dario Franceschini
avait eu l’occasion d’exposer les
raisons qui avaient permis d’auto­
riser le prêt de l’Homme de
Vitruve : « C’est une évaluation
scientifique qui détermine si une
œuvre est transportable ou pas.
C’est ainsi que nous avons travaillé
sur l’Homme de Vitruve, qui a eu
un jugement favorable, tandis que,
pour d’autres œuvres, il y a eu des
jugements négatifs. » En effet, cer­
tains tableaux comme L’Adoration
des mages ou L’Annonciation ne
passeront pas les Alpes en raison
de leur état de conservation.
Pour l’heure, le Louvre n’a fait
aucun commentaire, et le minis­
tère italien des biens culturels
semble chercher la parade à la dé­
cision du tribunal administratif
régional. L’affaire est d’autant plus
sensible que l’annulation du prêt
entraînerait mécaniquement celle
de la contrepartie : en 2020, le mu­
sée parisien devait prêter à l’Italie
ses peintures de Raphaël, mort
en 1520, pour une autre exposi­
tion commémorative qui doit se
tenir cette fois à Rome, dans les
écuries du Quirinal.
jérôme gautheret

En 2020,
le musée
parisien devait
prêter à l’Italie
ses peintures
de Raphaël,
mort en 1520

« Les Justes », d’après Albert Camus, mise en scène d’Abd Al Malik. JULIEN MIGNOT

Camus et
Pomerance font
le même choix
d’un théâtre
engagé qui
s’empare de
thèmes lourds,
l’injustice et
la révolution

LA NOUVELLE CRÉATION MONDIALE DE

BENJAMIN MILLEPIED


du 29 mai au 6 juin 2020
7 représentations exceptionnelles

Photo: ©J.Rose.

avec leL.A. Dance Project
Musique de Sergueï Prokofiev

Réservations sur :
laseinemusicale.com, fnac.com
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