Le Monde - 10.10.2019

(vip2019) #1
0123
JEUDI 10 OCTOBRE 2019

styles


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le palais


des découvertes


Au début des années


1930, le maharajah


d’Indore met


à contribution


une vingtaine


de jeunes créateurs,


la plupart français,


pour construire


et meubler son


palais moderniste,


érigé dans


le Madhya Pradesh,


en Inde. Une


épopée artistique,


retracée au Musée


des arts décoratifs


DESIGN


Q


u’ont en commun
une enfilade en ébè­
ne de Macassar de
Jacques­Emile Ruhl­
mann, un fauteuil
Transat en cuir d’Eileen Gray et
un service en céramique de Jean
Luce, sinon d’être des pièces Art
déco aujourd’hui très prisées?
D’avoir rejoint en bateau, il y a
près d’un siècle, l’improbable pa­
lais Manik Bagh (1930­1933) – pre­
mière construction moderniste
en Inde, érigée dans l’un des plus
riches de ses Etats, le Madhya Pra­
desh. L’exposition « Moderne Ma­
harajah » retrace, jusqu’au 12 jan­
vier 2020 au Musée des arts déco­
ratifs (MAD), l’épopée de ce palais
indien et du jeune couple éclairé
qui l’a bâti et décoré en faisant ap­
pel à des créateurs d’avant­garde.
Plus de 500 pièces – objets, pho­
tos, films amateurs, tableaux... –
et jusqu’à la reconstitution de
certains décors redonnent vie,
sous la nef du MAD Paris, à cette
demeure palatiale. Ainsi naît la
plus divertissante des nombreu­
ses expositions sur les an­
nées 1930, embarquant le visiteur
sur les traces d’un souverain in­
dien, tantôt en queue­de­pie, tan­
tôt à dos d’éléphant, à mi­chemin
entre Occident moderniste et
Asie fantasmée. « J’ai découvert
cette figure fascinante en 2009,
lors de la vente de la collection
d’Yves Saint Laurent et Pierre
Bergé, car ces esthètes avaient
acheté les plus belles pièces du ma­
harajah, souligne Olivier Gabet,
directeur du MAD et commis­
saire général de l’exposition avec
Raphaëlle Billé et Louise Curtis.
Ce jeune prince, le plus important
mécène de la modernité, nous
permet de montrer un design
incarné, comme nous
l’avions fait avec l’ex­
position Gio Ponti
de 2018. »
Eduqué dans
les années 1920
au Christ Church Col­
lege d’Oxford en Angleterre,
le maharajah d’Indore – Yesh­
want Rao Holkar II (1908­1961) de
son vrai nom – est introduit très
tôt dans le milieu culturel euro­

péen, notamment grâce à son
précepteur francophone, le Belge
Marcel Hardy. Ensemble, ils sé­
journent en Allemagne ou en
France et sillonnent salons, expo­
sitions et ateliers d’artiste. A Pa­
ris, l’éphèbe aux cheveux gomi­
nés et sa jeune épouse, Sanyogita
Devi, sont entraînés dans un
tourbillon artistique et mondain.
Le photographe surréaliste Man
Ray immortalise dès 1927 ce cou­
ple à l’exotique beauté, dans son
studio du quartier de Montpar­
nasse, ce dont témoignent dans
l’exposition des planches­con­
tacts jamais diffusées. Et tandis
que la jeune maharani se rend
dans les maisons de couture de
Madeleine Vionnet ou Elsa Schia­
parelli, son mari est reçu par le
couturier Jacques Doucet, qui lui
fait visiter son studio et l’initie à
ses collections d’art et de mobi­
lier contemporain.

Un client providentiel
En 1929, le maharajah décide de se
faire construire à Indore un palais
qui conjuguerait luxe, confort et
modernité. Pour bâtir cette uto­
pie moderniste, il fait appel à l’ar­
chitecte berlinois Eckart Muthe­
sius (1904­1989), à peine plus âgé
que lui et rencontré à Oxford.
Pour le meubler, il se tourne vers
l’écrivain et marchand d’art Hen­
ri­Pierre Roché, rencontré à Paris.
Ce dernier lui envoie des pho­
tos d’objets qu’il a repérés et le
maharajah les lui retourne anno­
tées au dos, s’impliquant person­
nellement dans la conception
des œuvres. Ainsi il acquiert le
Transat d’Eileen Gray, mais ré­

clame une version chromée, plus
brillante que l’originale, qui était
nickelée. Quant à la célèbre chaise
longue basculante de Le Corbu­
sier, Charlotte Perriand et Pierre
Jeanneret, il la retend d’une peau
de léopard, mariant modernisme
occidental et tradition locale.
Dans le contexte de la crise de
1929, les décorateurs se ruent sur
ce client potentiel, développant
des prototypes susceptibles de lui
« taper dans l’œil ». Le plus en vue
d’entre eux, Jacques­Emile Ruhl­
mann, présente au Salon des ar­
tistes décorateurs de Paris le Stu­
dio pour un prince héritier des In­
des, avec une carte de l’Inde au
mur. Banco : le maharajah lui de­
mandera d’aménager son cabinet
de travail, avec bureau, canapé,
fauteuils en cuir, bibliothèque... Il
n’est pas le seul. Quand le palais
sort de terre, une vingtaine de
jeunes créateurs, pour la plupart
français, ont concouru à meubler
son intérieur épuré, aux lignes
géométriques.
Les tapis du peintre français
d’origine brésilienne Ivan Da
Silva Bruhns, fabriqués dans une
manufacture de Savigny­sur­
Orge, dans l’Essonne, réchauffent
les sols, comme de vastes ta­
bleaux colorés abstraits. Dans les
chambres respectives du couple
royal – reconstituées sous la nef
du musée – trônent les lampes et
les spectaculaires lits en métal et
verre du duo Charlotte Alix et
Louis Sognot, conçus entre 1928
et 1935 (dans des tons bleu­vert
pour la maharani, en rouge, ocre
et noir pour le maharajah). Outre
la chaise longue en tubes d’acier
du Parisien René Herbst, le maha­
rajah s’est doté, auprès d’Eckart
Muthesius, d’une paire de fau­
teuils en cuir synthétique rouge,

un matériau novateur à l’époque,
munie de lampes intégrées afin
de lire commodément le soir.
L’art de la table n’est pas oublié :
couverts, service à thé et plateaux
sont gravés en creux du mono­
gramme que l’orfèvre et graphiste
français Jean Puiforcat a imaginé
pour les jeunes souverains. On le
retrouve sur un papier à lettres et
sur la façade de leur palais. Le
prince d’Indore peut être consi­
déré comme « comme l’un des
grands mécènes du design mo­
derne », insiste Amin Jaffer, le di­
recteur international du départe­
ment des arts asiatiques de Chris­
tie’s. Contrairement à Charles et
Marie­Laure de Noailles, qui font,
à la même époque, dans leurs de­
meures, à Hyères et à Paris, « la
promotion de tous les arts, jus­
qu’au cinéma ou la musique, les
souverains d’Indore ont très peu
de tableaux au mur, remarque Ra­
phaëlle Billé. Ils ont cette envie de
vivre avec leur temps, de la petite
cuiller aux lits, jusqu’à leurs por­
traits officiels confiés là encore à
un moderniste : Bernard Boutet de
Monvel, qui peignait des gratte­
ciel new­yorkais ».
Le maharajah a certes com­
mandé un Temple de l’amour au
sculpteur Constantin Brancusi, à
qui il avait acheté trois Oiseau
dans l’espace, mais il n’a ja­
mais vu le jour. La mort sou­
daine de la maharani, à l’âge de
23 ans, a eu raison de ce nouveau
rêve à deux.
véronique lorelle

Moderne Maharajah,
un mécène des années 1930,
au Musée des arts décoratifs,
107, rue de Rivoli, Paris 1er.
Tarif : 11 euros. Jusqu’au
12 janvier 2020.

YESHWANT RAO 


HOLKAR II ACQUIERT 


LE TRANSAT 


D’EILEEN GRAY, MAIS 


RÉCLAME UNE 


VERSION CHROMÉE, 


PLUS BRILLANTE QUE 


L’ORIGINALE, QUI 


ÉTAIT NICKELÉE


Hall d’entrée du palais Manik Bagh, construit par Eckart Muthesius (vers 1933). COLLECTION VERA MUTHESIUS/ADAGP, PARIS, 2019

Le maharajah d’Indore (1933 ­1934), par Bernard Boutet
de Monvel. PRUDENCE CUMING/ COLLECTION AL THANI 2019/ADAGP, PARIS, 2019

Lampe à poser de Paul McCobb,
par Fritz Hansen (2019). FRITZ HANSEN

Paul McCobb,


de l’oubli


à la réédition


Les pièces élégantes
et simples du designer
américain des années
1950 suscitent l’intérêt

S


tar du design américain des années
1950­1960, Paul McCobb (1917­
1969) était tombé dans l’oubli. Le
voilà qui retrouve la lumière grâce à des
rééditions de ses créations élégantes et
dépouillées, telle cette irrésistible lampe
à poser, aux trois petits pieds de laiton
supportant un verre soufflé effilé. Elle est
commercialisée en 2019 par le danois Re­
public of Fritz Hansen, ainsi que les étagè­
res et tables épurées Planner Group, un
miroir sur pieds et un porte­revues. Un
autre danois, Karakter Copenhagen, re­
donne vie à une console­table­bureau
minimaliste, pourvue de deux minus­
cules tiroirs à gauche, comme une ponc­
tuation graphique. Tandis que l’italien De
Padova ressuscite le confortable fauteuil
à oreilles Wingback dessiné par Paul Mc­
Cobb, le danois Made a Mano, fondé
en 2001, relance ses carrelages, et le quin­
caillier américain Schwinn Originals, ses
poignées de portes...
Juste retour des choses pour ce designer
autodidacte, dont les créations avaient
cessé d’être éditées à sa mort précoce, il y
a cinquante ans tout juste. Lauréat cinq
fois du MoMas’ Good Design Award –
probablement la plus ancienne récom­
pense en design d’excellence, créée
en 1950 à Chicago avec le soutien des re­
nommés Charles and Ray Eames, Russel
Wright, George Nelson et Eero Saarinen –,
Paul McCobb était aussi l’un des rares
créateurs de sa génération à avoir lancé
une marque à son nom, incluant meu­
bles, accessoires, textiles... Professeur de
design à l’université des arts de Philadel­
phie, journaliste et consultant, il était
aussi le créateur de postes de radio, de té­
lévision et de consoles hi­fi.

L’art du petit détail
Ses formes géométriques dépourvues
d’ornements lui ont été inspirées par son
enfance en Nouvelle­Angleterre ainsi que
par le mobilier des Shakers, dont le style
utilitaire, voire austère, préfigure le fonc­
tionnalisme du XXe siècle. Outre l’en­
gouement de notre époque pour les an­
nées 1950, le succès posthume de Paul
McCobb doit beaucoup à la simplicité de
ses lignes, au recours à des savoir­faire ar­
tisanaux, à de belles matières et à son art
du petit détail qui fait toute la différence.
Rien d’étonnant à ce que le célèbre gale­
riste new­yorkais Ralph Pucci se soit aussi
intéressé à lui. Il réédite, cet automne,
quelques­unes des plus belles pièces du
designer américain : de sculpturaux sofas
aux contours symétriques et aux jambes
fuselées, des chaises en bois d’inspiration
japonaise et une table basse sinueuse en
noyer et cuir. Ralph Pucci a tendu les assi­
ses de velours côtelé dans des couleurs
flashy : « Je ne voulais pas rabâcher le
passé, je voulais marier l’esprit de Pucci
avec l’âme de McCobb », explique­t­il.
L’exposition dans sa galerie new­yorkaise
jusqu’à mi­octobre passera ensuite l’hiver
dans son showroom de Los Angeles.
v. l.

Chaise longue basculante,
Le Corbusier, Charlotte Perriand
et Pierre Jeanneret, modèle B306
(édition Thonet, vers 1931). SOTHEBY’S
/ART DIGITAL STUDIO/F.L.C./ADAGP, PARIS, 2019
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