Le Monde - 10.10.2019

(vip2019) #1

4 |international JEUDI 10 OCTOBRE 2019


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Le laborieux accouchement de la Commission von der Leyen


Riches en surprises, les auditions se sont achevées mardi, sauf pour la Française Sylvie Goulard, de nouveau convoquée par les eurodéputés


bruxelles ­ bureau européen

I


ls ont tous passé leur grand
oral devant les parlementaires
européens. Les uns après les
autres, les commissaires nommés
par l’Allemande Ursula von der
Leyen pour décliner son pro­
gramme ont répondu – trois heu­
res durant – à leurs questions.
Mardi 8 octobre, Margrethe
Vestager, Valdis Dombrovskis et
Frans Timmermans – les trois vi­
ce­présidents exécutifs de celle qui
doit remplacer Jean­Claude Junc­
ker le 1er novembre à la tête de la
Commission européenne – ont
fermé le bal. Avec succès.
Certes, Ursula von der Leyen a
d’ores et déjà perdu deux candi­
dats, le Hongrois Laszlo Trocsanyi,
pressenti à l’élargissement, et la
Roumaine Rovana Plumb, affec­
tée aux transports, que la commis­
sion des affaires juridiques du Par­
lement (commission JURI) a jugés
« inaptes » pour cause de conflit
d’intérêts. Certes, le sort de la Fran­
çaise Sylvie Goulard, placée au
marché intérieur, n’est pas encore
scellé. Mais elle a, jusqu’ici, évité le

pire pour être auditionnée une se­
conde fois jeudi. Il semble même
que les trois principaux groupes
politiques du Parlement – les con­
servateurs du Parti populaire
européen (PPE), l’Alliance progres­
siste des socialistes et démocrates
(S&D) et les libéraux de Renew –
soient finalement tentés par la
paix armée, plutôt que par une es­
calade qui leur causerait tous de
lourdes pertes. Mais alors que le
collège d’Ursula von der Leyen
doit se soumettre au vote de Stras­
bourg le 23 octobre, les équilibres
sont fragiles.

Opportunément blanchi
Le PPE et le S&D, qui régnaient en­
semble au Parlement européen
depuis 1979, n’ont pas, à eux deux,
obtenu la majorité aux élections
de mai. Ils doivent désormais
composer avec Renew, troisième
force politique de l’Assemblée lé­
gislative, dont Renaissance, la
liste de la majorité d’Emmanuel
Macron, est la principale forma­
tion. Dans ce contexte, à partir du
moment où la commission des
affaires juridiques avait écarté un

conservateur et une sociale­dé­
mocrate, les libéraux avaient du
souci à se faire. A commencer par
le Belge Didier Reynders, nommé
commissaire à la justice. Mais il a
été opportunément blanchi avant
son audition par le parquet de
Bruxelles des accusations de cor­
ruption lancées par un ex­agent
des services de renseignement de
son pays. Et il a réussi son oral.
Sylvie Goulard, elle, s’en est
moins bien tirée. Interpellée sur
les deux enquêtes en cours, l’une
en France et l’autre menée par
l’Office européen de lutte anti­
fraude (OLAF), sur les emplois pré­
sumés fictifs du MoDem, elle est
apparue crispée, voire agressive.
Elle n’a pas su convaincre quand
elle a tenté d’expliquer pourquoi
cette affaire l’avait conduite à dé­
missionner, en France, de son
poste de ministre des armées
d’Emmanuel Macron mais ne jus­
tifiait pas qu’elle décline l’offre
d’Ursula von der Leyen.
Mme Goulard a également dû ré­
pondre aux élus sur la nature de
son travail pour l’Institut Berg­
gruen qui lui a valu d’être payée

plus de 10 000 euros par mois en­
tre 2013 et 2015 quand elle était
eurodéputée. Enfin, sur le fond des
dossiers, ses arguments se sont ré­
vélés insuffisants sur certains su­
jets, comme l’audiovisuel et la cul­
ture ou encore l’économie soli­
daire. A tel point qu’au PPE
comme chez les S&D certains mi­
litent pour lui enlever une partie
de ses attributions.

Chausse-trapes
Et puis, il y a eu les imprévus. Les
auditions ratées. Ce fut le cas du
Polonais Janusz Wojciechowski
(Conservateurs et réformistes
européens, ECR) pressenti pour
l’agriculture : dans un anglais hé­
sitant, il a paru peu au fait des pro­
blèmes de la politique agricole
commune (PAC) ou du glypho­
sate. A la fin de sa prestation, les
eurodéputés ont refusé de l’ap­
plaudir... La Suédoise Ylva Johans­
son (S&D), affectée aux affaires
intérieures, a également fourni
une piètre prestation. Ces deux­là
ont été « rattrapés » mardi.
M. Wojciechowski est repassé de­
vant les eurodéputés ; cette fois, il

s’est exprimé en polonais et a ob­
tenu leur feu vert. Quant
à Mme Johansson, les élus ont jugé
satisfaisantes ses réponses aux
questions écrites qui lui avaient
été envoyées après son audition.
D’autres chausse­trapes ont été
évitées, qui montrent la volonté
des parlementaires de ne pas se
lancer dans une guerre fratricide.
Ainsi, Renew et les S&D ont
adoubé le Grec Margaritis Schinas
(PPE) sans réserve. Eux qui dénon­
çaient l’amalgame entre les mi­
grations et la nécessité de « proté­
ger notre mode de vie européen »
n’ont finalement pas fait un préa­
lable du changement de l’intitulé
de son portefeuille, si cher au PPE.
Ursula von der Leyen pourra, si
elle le souhaite en fin de course,
faire un geste. Elle le sait, il lui faut
se garder quelques munitions tant
que tout n’est pas réglé. C’est sans
doute aussi dans cette logique que,
pour l’instant, elle ne se prononce
pas sur le remplacement des com­
missaires hongrois et roumain.
Budapest a proposé Oliver
Varhelyi, ambassadeur auprès de
l’UE, et Bucarest a évoqué deux

noms, ceux de l’eurodéputé de
centre gauche Dan Nica et de la se­
crétaire d’Etat aux affaires euro­
péennes, Melania­Gabriela Ciot.
Une chose est sûre, Ursula von
der Leyen se bat pour sauver
Sylvie Goulard, qu’elle connaît
bien et qui avait sa préférence
quand l’Elysée hésitait encore en­
tre plusieurs possibilités en août.
Elle a plusieurs fois demandé à
Manfred Weber d’aider l’ex­euro­
députée. Le président du groupe
PPE au Parlement, qui se serait
bien vu à la place de l’ancienne
ministre allemande de la défense,
et qui voue une certaine rancœur
à Emmanuel Macron, a rencontré
Mme Goulard mardi.
Les Français ne ménagent pas
non plus leurs efforts pour sauver
leur candidate. L’eurodéputé
Stéphane Séjourné, un proche de
l’Elysée, multiplie les rendez­vous
à Bruxelles. Emmanuel Macron et
l’Italien David Sassoli, président
de l’assemblée strasbourgeoise,
qui se sont vus à Paris lundi, ont
sûrement évoqué le sujet.
jean­pierre stroobants
et virginie malingre

« Les verts veulent gouverner pour être utiles »


Yannick Jadot et le coprésident des Grünen, Robert Habeck, hésitent à soutenir la Commission von der Leyen


ENTRETIEN


L


es deux dirigeants écolo­
gistes, le Français Yan­
nick Jadot et l’Allemand
Robert Habeck, plaident
pour « verdir » au maximum les
politiques européennes, et veu­
lent accéder aux responsabilités.

Quelles leçons tirez­vous du
succès de vos idées, en particu­
lier lors des européennes?
Robert Habeck : Bien sûr, tout le
monde attend que nous plaidions
pour un agenda plus écologiste
entre nos deux pays et pour le
continent. Nous pouvons et nous
devons prendre la crise climati­
que comme une opportunité
pour reconstruire notre force éco­
nomique afin d’aller vers une tout
autre forme de croissance sans
détruire la nature et sans pétrole.
Yannick Jadot : Il existe une ur­
gence énorme en Europe. L’été l’a
rappelé de nouveau sur le plan cli­
matique. Le Brexit peut survenir
dans les pires conditions. Nous
sommes confrontés à une insta­
bilité internationale, avec Donald
Trump ou le Proche­Orient. Nous
devons orienter notre économie
vers un projet vert de civilisation :
il s’agit de construire un horizon
commun autour du climat, mais
aussi de la justice sociale, de la so­
lidarité, prenant en compte nos
terroirs, notre « Heimat » comme
on dit en Allemagne. Etre bien là
où on vit, en étant engagé pour
un monde ouvert.

Si Ursula von der Leyen est
prête à vous écouter, voterez­
vous pour sa Commission
le 23 octobre?
RH : Ursula von der Leyen a dis­
posé d’une coalition de trois par­
tis avec une petite majorité de
neuf voix, lors de son élection en
juillet par le Parlement européen.
Cela ne constitue pas une garan­
tie. Elle doit prendre une décision
stratégique pour élargir sa majo­
rité en y intégrant les Verts. Et
nous y sommes prêts s’il y a une
offre de dialogue.
YJ : Nous avons voté contre von
der Leyen en juillet. Nous voulons
toujours être constructifs mais
nous sommes exigeants. Nous
avons essayé de négocier une
feuille de route après les élec­
tions, qui serait un contrat pour la
nouvelle législature. Sans succès.
Nous avons dix ans pour changer

le système. Il faut donc agir dès
maintenant. Nous nous battrons
sur chaque dossier. Climat, agri­
culture, pollution, Etat de droit...
les dossiers ne manquent pas!

Qu’attendez­vous de la prési­
dente élue de la Commission?
RH : C’est un progrès de parler
d’un « Green New Deal ». Nous en
parlons depuis dix ans chez les
Verts. Ce titre figure désormais
sur le programme de la Commis­
sion, sans que cela soit très clair.
Pour nous, il s’agit d’investir plus
d’argent pour changer le système.
Arrêter par exemple de dépenser
pour une agriculture industriali­
sée ou veiller à ce que les accords
de libre­échange contiennent des
engagements clairs et fiables sur
l’application de l’Accord de Paris
de lutte contre le réchauffement
climatique.
YJ : Arrêter aussi de dépenser
pour des projets aussi coûteux et
inutiles que la ligne ferroviaire
Lyon­Turin! En revanche, nos pays
ont les capacités budgétaires ou
peuvent emprunter à des taux né­
gatifs ou très faibles à très long
terme. C’est une hérésie que de ne
pas saisir cette opportunité extra­
ordinaire pour investir partout en
Europe dans les transports collec­
tifs, la transition énergétique et
isoler les habitations. L’Allemagne
dépend trop du charbon, la France
du nucléaire. Nous pouvons por­
ter ensemble une politique clima­
tique fondée sur les économies
d’énergie, l’efficacité et les renou­
velables. On a sauvé les banques.
Nous avons les moyens de sauver
le climat. C’est ce que demandent
les citoyens.

Les Verts ont­ils remplacé la
social­démocratie en Europe?
YJ : Ces clivages sont dépassés.
Mais je me réjouis si les électeurs
sociaux­démocrates retrouvent
davantage leurs valeurs et leurs
combats historiques dans l’écolo­
gie que chez leurs dirigeants.

Ce n’est pas aimable pour
le travailliste néerlandais
Frans Timmermans, qui sera
chargé du climat dans
la prochaine Commission...
YJ : M. Timmermans a été en
faveur de la dérégulation, pour
tous les accords de libre­échange
sans contrainte. Il a fait partie de
ceux qui ont cherché à tuer la di­
rective sur l’économie circulaire
au sein de la Commission
sortante, après avoir été très dur
sur la crise grecque. Le sujet n’est
pas M. Timmermans, mais ce
que va être la politique de la
Commission.

Quelles sont les différences en­
tre les Grünen et les Verts?
YJ : La langue!
RH : Les débats politiques sont
plus centrés en France autour du
rôle de l’Etat pour relancer l’éco­
nomie. Les politiques budgétai­
res ont un rôle très important. En
Allemagne, il y a au contraire
une obligation par la loi d’avoir
un budget à l’équilibre, certes,
mais c’est aussi devenu une sorte
de dogme intouchable pour le
gouvernement actuel. Pourtant,
nous voulons créer des marges
de manœuvre plus grandes afin
d’investir davantage pour faire

avancer une transition écologi­
que et sociale de l’économie, c’est
urgent.
YJ : En France aussi, les Verts
veulent être constructifs, gouver­
ner pour être utiles. Nous devons
nous donner les moyens de ga­
gner les élections nationales.
Parce qu’un nouveau couple fran­
co­allemand écologiste serait un
formidable levier de transforma­
tion de l’Europe. En Allemagne,
les partis, représentés à la propor­
tionnelle, négocient et passent
des contrats devant les citoyens. Il
y a une tradition de coalition, qui
n’existe pas ici.

Le regrettez­vous?
YJ : Bien sûr! Dans le système
français, vous pouvez diriger le
pays avec 24 % des voix au pre­
mier tour de la présidentielle.
C’est impossible en Allemagne.
C’est la clé. On ne peut pas faire
bouger la société avec 24 %. Si
vous êtes dans une coalition, en
revanche, vous avez forcément
plus de 50 % des électeurs avec
vous. C’est la plus grande diffé­
rence. On a cette culture du con­
trat localement.

Y compris avec la droite?
YJ : On veut rassembler et mo­
biliser les Français autour d’une
grande alternative écologique et
sociale. C’est peu dire que la
droite LR n’entend pas la société
sur ces sujets!

En Allemagne, beaucoup de
Verts sont prêts à une coalition
avec la CDU...
RH : On veut gouverner. On ne
dit non à aucune coalition, ex­
cepté avec l’AfD, l’extrême droite,
qui devient de plus en plus fas­
ciste. Nous participons déjà aux
gouvernements de neuf Länder.
Nous sommes habitués à faire
partie des exécutifs. Et nous avons
toujours des négociations très du­
res pour former des coalitions.
Nous participons à un gouverne­
ment seulement si la réalisation
de suffisamment de nos contenus
verts est assurée. Mais le système
est instable, on ne sait pas ce qui va
se passer d’ici aux élections fédé­
rales de 2021. Les conservateurs
n’ont plus de leadership.

Yannick Jadot, les Verts sont­ils
encore un parti d’opposition
en France?
YJ : Clairement, nous ne som­
mes pas dans la majorité mais je
n’ai jamais considéré qu’on était
un parti d’opposition. Nous de­
vons être un parti de propositions
et de solutions. J’ai travaillé avec
Nicolas Sarkozy sur le Grenelle de
l’environnement, avec François
Hollande sur la COP21... Malheu­
reusement, comme avec ce gou­
vernement, les ambitions s’arrê­
tent où commence l’intérêt des
lobbys. Il y a pourtant une telle ur­
gence que nous soutiendrons,
nous contribuerons à tout ce qui
peut aller dans le bon sens.
propos recueillis
par abel mestre
et philippe ricard

« On a sauvé
les banques.
Nous avons
les moyens de
sauver le climat »
YANNICK JADOT
eurodéputé écologiste

Robert Habeck, coprésident des Verts allemands, et Yannick Jadot, chef de file d’Europe
Ecologie­Les Verts, à Paris, le 2 octobre. JULIEN DANIEL/MYOP POUR « LE MONDE »
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