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FRANCE
JEUDI 10 OCTOBRE 2019
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C
hristophe Castaner a le regard
bas, à même le goudron, au
milieu de la cour de la Préfec
ture de police de Paris, dans un
silence glacé par le crachin pé
nétrant. Installés en enfilade,
derrière lui, la mine accablée, les membres
du gouvernement regardent le ministre de
l’intérieur épingler la médaille de la Légion
d’honneur sur quatre coussins couleur de
lin, disposés sur quatre cercueils recouverts
du drapeau tricolore.
Aurélia Trifiro, Brice Le Mescam, Anthony
Lancelot, Damien Ernest. Tous sont morts
poignardés, le 3 octobre, par leur collègue de
la Préfecture de police, Mickaël Harpon, qui
présentait des signes de radicalisation isla
miste. Toute la République est là, ce mardi
8 octobre, pour leur rendre hommage : les
anciens présidents François Hollande et
Nicolas Sarkozy, les expremiers ministres
Bernard Cazeneuve et Edith Cresson, les pré
sidents de l’Assemblée nationale et du Sénat,
Richard Ferrand (La République en marche)
et Gérard Larcher (Les Républicains, LR).
« Quatre Français sont tombés, (...), quatre
policiers sont tombés », soupire au micro Em
manuel Macron, visage marqué, le costume
bleu nuit perlé de gouttes de pluie, une im
mense figure de Marianne représentée dans
le dos. Le pouvoir est sonné. Le pays s’in
quiète. « Un terroriste a agi au sein d’un ser
vice antiterroriste », a rappelé, comme sidéré,
le sénateur (LR) de Vendée Bruno Retailleau.
Le chef de l’Etat se sait attendu au tournant, à
un moment décisif de son quinquennat.
En arrivant à l’Elysée, en 2017, Emmanuel
Macron avait anticipé l’importance des su
jets régaliens. Lors de sa campagne, il s’était
interrogé sur la radicalisation, le fait de « naî
tre en France, être français », et en même
temps d’« haïr la France, détester ce qu’elle in
carne, détester les personnes qui nous entou
rent et avec qui on a grandi, au point de vou
loir les détruire ». « Le cœur du débat qui est
posé à notre société, il faut le regarder en face,
c’est l’islam », avaitil déclaré lors d’un mee
ting à Montpellier, en octobre 2016.
UN DISCOURS DE SURVIE
Mais l’exministre de l’économie n’a pas été
élu sur une promesse d’ordre. Plutôt de bien
veillance et de renouveau. Il a prôné « l’esprit
de conquête » davantage qu’une promesse de
protection. La France « que j’aime est
ouverte », avaitil vanté. « Macron a été élu
sans avoir réfléchi à certaines questions. Il
avait des réflexes, mais pas de réflexion »,
cingle un familier du pouvoir. « Depuis deux
ans, nous sommes quelquesuns à se bagarrer
pour que le communautarisme ne soit pas un
angle mort de la Macronie, ajoute un député
de la majorité. J’aurais préféré qu’on ne donne
pas le sentiment d’être en réaction à un événe
ment tragique. »
Au lendemain de la mort du gendarme
Arnaud Beltrame, qui s’était substitué à
l’otage d’un terroriste islamiste à Trèbes
(Aude), en mars 2018, Emmanuel Macron
pouvait célébrer une figure positive, celle
du « héros ». Mais après l’attaque de la
Préfecture de police, il ne lui reste que les
« dysfonctionnements » à déplorer, comme
l’a reconnu M. Castaner. Mardi, le président
de la République a donc prononcé un dis
cours de survie. Pour la France, bien sûr, me
nacée par le « terrorisme islamiste », selon
une expression qu’il a répétée à plusieurs
reprises. Pour luimême, aussi, cherchant à
convaincre que sa mue serait définitive
ment opérée en matière de sécurité et de
lutte contre le terrorisme.
« CHAQUE MOT PESÉ AU TRÉBUCHET »
Face à un « islam dévoyé et porteur de mort,
qu’il nous revient d’éradiquer », M. Macron
promet un « combat sans relâche ». Et monte
en gamme dans son expression, emprun
tant à la droite son vocabulaire pour dési
gner « l’hydre islamiste » et les « idéologies
mortifères qui ne reconnaissent ni nos lois, ni
notre droit, ni notre façon de vivre », et qu’il
convient de « traquer partout, en prison,
dans nos services publics ». Il a également ap
pelé à « se réarmer moralement », reprenant
ici une expression souvent utilisée par la
présidente du Rassemblement national
(RN), Marine Le Pen. Les réponses, assure
til, se trouvent dans la fermeture d’écoles
religieuses, la dissolution d’associations, le
renforcement des moyens des forces de l’or
dre et de renseignement...
Le gouvernement, a promis mardi le pre
mier ministre, Edouard Philippe, à l’Assem
blée nationale, entend « resserrer les mailles
du filet, passer un tamis de plus en plus fin
pour identifier et déceler les menaces terroris
tes, pour identifier et déceler les signaux fai
bles, et de plus en plus faibles ». Mais le prési
dent de la République a aussi invité chacun à
prendre sa part pour établir une « société de
la vigilance », à « repérer à l’école, au travail,
dans les lieux de cultes, près de chez soi, les
relâchements, les déviations (...), ces petits
riens qui deviennent de grandes tragédies ».
« L’administration seule et tous les services de
l’Etat ne sauraient venir à bout [de l’isla
misme] c’est la nation tout entière qui doit
s’unir, se mobiliser, agir », atil encore expli
qué, dans une continuité revendiquée avec
Georges Clemenceau qui appelait dans un
discours, le 20 novembre 1917, les « silencieux
soldats de l’usine, (...), ces vieux paysans cour
bés sur leurs terres, ces robustes femmes au la
bour » à se transformer en « poilus » pour
vaincre l’Allemagne.
A l’Elysée, on assure que « chaque mot » du
discours du chef de l’Etat a été « pesé au tré
buchet » et qu’il ne faut pas y voir qu’une pa
role martiale. « Le président a cherché à avoir
une parole équilibrée, il n’a pas utilisé le mot
de guerre par exemple, comme avait pu le
faire François Hollande après le Bataclan »,
explique un conseiller.
De fait, s’il appelle à une « société de vigi
lance », M. Macron met aussi en garde contre
« le soupçon qui corrompt ». Et s’il faut « res
serrer chaque instant un peu plus les mailles
du filet » pour identifier les islamistes, « cette
traque, jamais, ne [doit] remettre en cause les
libertés de la République pour chaque ci
toyen », a rappelé l’hôte de l’Elysée.
« Il emploie un langage ferme, car la menace
terroriste est là, mais il ne désigne pas un en
nemi de l’intérieur et ne réclame pas une so
ciété de délation, assure un proche d’Emma
nuel Macron. L’idée n’est pas d’appeler les
Français à prendre des pioches et des four
ches! » La tonalité du discours du chef de
l’Etat a en tout cas trouvé une résonance à
droite et à l’extrême droite. « Le président de
la République a eu ce matin les mots justes.
Puissent enfin ses paroles se transformer en
actes », a déclaré Eric Ciotti, député (LR) des
AlpesMaritimes, lors des questions au gou
vernement. Un discours « pétri de vérité et de
lucidité », selon Bruno Bilde, député (RN) du
PasdeCalais.
Depuis plusieurs mois, certains ministres,
comme Gérald Darmanin, Bruno Le Maire
ou JeanMichel Blanquer, incitent le chef de
l’Etat à prendre à braslecorps cette ques
tion du « communautarisme ». « Le vrai défi,
c’est la montée de l’islam politique. On n’y ré
pond pas, l’islam est un nondit, mettait en
garde un ministre ces dernières semaines.
C’est une thématique que le président devra
reprendre, même s’il n’a pas été élu làdessus.
Le risque de dislocation de la société est ex
trêmement élevé. »
L’enjeu n’est pas sans importance d’un
point de vue politique, alors que la droite,
surveillée comme le lait sur le feu par
Emmanuel Macron, se montre très concer
née par ces questions. « Combien de temps
encore, combien de morts, faudratil pour
comprendre, dénoncer et réagir ?, a interrogé
l’expremier ministre François Fillon, sur
Twitter, lundi, dans une rare incursion dans
le débat public depuis sa défaite à la prési
dentielle de 2017. Nous ne sommes pas con
frontés à des fous isolés mais à une idéologie
radioactive qui attaque notre République. »
Son message semble avoir trouvé une
forme d’écho à l’Elysée.
olivier faye
et cédric pietralunga
LE CHEF DE L’ÉTAT
A APPELÉ CHACUN
À PRENDRE SA PART
POUR ÉTABLIR
UNE « SOCIÉTÉ DE
LA VIGILANCE », À
« REPÉRER À L’ÉCOLE,
AU TRAVAIL, DANS
LES LIEUX DE CULTE,
PRÈS DE CHEZ SOI,
LES RELÂCHEMENTS,
LES DÉVIATIONS »
Terrorisme : Macron promet
un « combat sans relâche »
En durcissant son discours contre le « terrorisme islamiste »,
mardi, lors de l’hommage aux quatre policiers tués,
le chef de l’Etat cherche à réaffirmer son pouvoir régalien
A T T A Q U E À L A P R É F E C T U R E D E P O L I C E
La question de l’organisation du renseignement intérieur est reposée
La direction du renseignement de la Préfecture de police (DRPP) cohabite avec la DGSI. Avec sa propre culture, pointée comme une faiblesse
S’
il prive les citoyens d’un
débat public, le huis clos
libère parfois la parole.
Celui imposé lors de l’audition,
mardi 8 octobre, du ministre de
l’intérieur, Christophe Castaner,
et du secrétaire d’Etat, Laurent
Nunez, par la Délégation parle
mentaire au renseignement
(DPR), après l’attaque qui a fait
quatre morts à la Préfecture de
police (PP), à Paris, jeudi 3 octobre,
est l’illustration de cette règle.
Selon les informations du
Monde, les huit membres de la
DPR ont abordé la question « ins
titutionnelle » posée par le drame
intervenu dans les locaux de la
direction du renseignement de la
Préfecture de police (DRPP). Ils
ont interrogé les représentants
du gouvernement sur d’éven
tuels dysfonctionnements liés à
la place singulière de ce service
au sein de la communauté du
renseignement et sur la nécessité
d’y remédier.
La DRPP est en effet le dernier
vestige d’une culture administra
tive très particulière, aujourd’hui
disparue au niveau national,
celle des Renseignements géné
raux (RG), dont la majeure partie
a été fusionnée, en 2008, avec la
direction de la surveillance du
territoire (DST) pour devenir l’ac
tuelle direction générale de la
sécurité intérieure (DGSI).
Petit service généraliste, où
tout le monde se connaît et où
l’individu prime sur l’application
stricte de normes réglementai
res, la DRPP traite aussi bien les
affaires relevant de l’ordre public,
des étrangers en situation irrégu
lière que du terrorisme. Fut un
temps, cette équipe suivait
même les partis politiques.
En 2008, le maître d’œuvre de la
fusion entre RG et DST, Bernard
Squarcini, avait souhaité intégrer
dans la nouvelle entité les effec
tifs antiterroristes de la DRPP.
Une demande refusée par le
préfet de police de l’époque,
Michel Gaudin, qui entendait
défendre le périmètre de son
administration.
Savoir-faire à l’ancienne
En 2016, alors que la France était
durement touchée par le terro
risme, la DRPP a reçu des renforts,
à l’instar des autres grands servi
ces de renseignement du pays.
Une centaine de personnes, pour
étoffer ses rangs antiterroristes.
Son patron d’alors, René Bailly,
défend une stratégie spécifique
au sein d’un monde du rensei
gnement focalisé sur les nouvel
les techniques : celle d’un savoir
faire à l’ancienne, fondé sur l’hu
main, les filatures et les écoutes.
Du même coup, la DRPP reste en
marge des réformes de procédure
interne en vigueur au sein de la sé
curité intérieure sur le reste du ter
ritoire ou à la direction générale de
la sécurité extérieure (DGSE). Là
où, par exemple, la DGSI effectue ré
gulièrement des « coups de sonde »
de surveillance sur ses propres em
ployés, voire les place à leur insu
sur écoute téléphonique pour tra
quer d’éventuelles dérives, la
DRPP continue à réévaluer tous les
sept ans les habilitations secret
défense de ses personnels. Il fau
dra attendre février 2019 pour que
l’actuelle chef de la DRPP, Fran
çoise Bilancini, mette en place, en
prenant exemple sur le protocole
existant à la DGSI, une nouvelle
procédure interne pour évaluer les
délivrances d’habilitations.
En posant la question institu
tionnelle, la DPR s’interroge de
fait sur les raisons de conserver
un service de renseignement
atypique n’œuvrant qu’à Paris et
en petite couronne, alors que le
reste du territoire est couvert par
les services de la DGSI. Sur le
terrain opérationnel, chacun de
ces deux services veille jalouse
ment sur ses propres sources de
renseignement et le fruit de ses
écoutes téléphoniques. Des riva
lités qui rappellent que la maî
trise de l’information est une ma
nière de défendre son existence,
ses budgets et ses personnels.
Face aux menaces, notamment
terroristes, la France peutelle se
permettre d’avoir deux services
de même nature, DGSI et DRPP?
Et audelà de la seule DRPP, ne
fautil pas poser la question de
l’utilité d’avoir une Préfecture de
police fonctionnant comme un
Etat dans l’Etat? La DPR n’est pas
la première à s’interroger sur
l’archaïsme administratif que
constitue la PP, qui est encore
régie par la loi du 28 pluviôse
an VIII, soit le 17 février 1800.
Nombre de voix arguent,
aujourd’hui, que son statut de
vrait être aligné sur les directions
régionales relevant du ministère
de l’intérieur aussi bien en ma
tière judiciaire, de renseigne
ment que de sécurité publique.
L’exministre de l’intérieur
Bernard Cazeneuve avait évoqué
publiquement cette idée. L’actuel
secrétaire d’Etat, M. Nunez, avait
luimême milité, lorsqu’il diri
geait la DGSI, avant d’être
nommé au gouvernement, pour
que la DRPP soit intégrée à son
service.
jacques follorou