Le Monde - 10.10.2019

(vip2019) #1
0123
JEUDI 10 OCTOBRE 2019 france| 7

Emmanuel
Macron, lors de
l’hommage aux
policiers tués,
à la Préfecture
de police, à Paris,
mardi 8 octobre.
JEAN-CLAUDE COUTAUSSE
POUR « LE MONDE »

La contre­attaque


du Sénat sur l’évaluation


de l’impôt sur la fortune


Désireux de peser dans le débat, des élus
de droite et de gauche ont commandé un
rapport à l’Institut des politiques publiques

C’


est un secret de Polichi­
nelle : sur l’impôt de
solidarité sur la fortune
(ISF), la bataille est politique avant
même d’être économique. Et le
Sénat a bien l’intention de peser à
son tour dans l’évaluation de
l’une des mesures­phares du
début du quinquennat Macron :
la suppression de cet impôt, rem­
placé par un impôt sur la fortune
immobilière (IFI) depuis le 1er jan­
vier 2018. Une semaine après que
le comité d’évaluation des réfor­
mes de la fiscalité du capital a
présenté, le 1er octobre, un rapport
sur la suppression de l’ISF et la
mise en œuvre d’une « flat tax »
(ou prélèvement forfaitaire
unique, PFU) sur les revenus du
capital, la deuxième Chambre
devait ainsi publier, mercredi
9 octobre, sa propre étude.
Rédigée sous l’égide de France
Stratégie, le think tank d’évalua­
tion et de prospective rattaché à
Matignon, le rapport du comité
d’évaluation, arguant de données
encore insuffisantes, se gardait de
conclure sur l’efficacité (ou non)
pour l’économie française des
réformes qui ont valu au chef de
l’Etat l’étiquette de « président des
riches » et popularisé la théorie
du « ruissellement ».
Cette fois, sous la houlette de
Vincent Eblé, le président (PS) de
la commission des finances du
Sénat, et d’Albéric de Montgolfier,
le rapporteur général (LR), le
document de 150 pages, dont Le
Monde a pu prendre connais­
sance, se veut nettement plus
politique – et ce, bien que les
deux auteurs appartiennent à
des partis opposés.

Contexte tendu
« Le gouvernement nous avait
proposé d’intégrer le comité d’éva­
luation. Mais le Sénat a considéré
qu’un seul parlementaire par
Chambre [la députée La Républi­
que en marche des Yvelines, Na­
dia Hai, en faisait partie pour l’As­
semblée] ne permettait pas d’assu­
rer la diversité des représentations
politiques. De plus, nous n’avions
pas à siéger aux côtés des experts,
nous voulions faire des préconisa­
tions politiques. Nous avons donc
décidé de lancer notre propre
évaluation », explique M. Eblé. « Il
est permis de douter de la totale
indépendance de France Stratégie,
organisme qui dépend de Mati­
gnon », assène M. de Montgolfier.
Dans ce contexte tendu, face à
un comité lui­même très jaloux
de sa communication, les auteurs
ont d’ailleurs refusé de partager
avec France Stratégie les résultats
de l’étude commandée pour le
Sénat à l’Institut des politiques
publiques (IPP), un organisme de
recherche indépendant.
Pourtant, le rapport publié
mercredi indique noir sur blanc,
lui aussi, qu’« il est trop tôt pour
porter un jugement définitif sur
l’efficacité économique de la
réforme » de l’ISF. Concernant la
« flat tax », « la réforme s’est déjà
traduite par une diminution des
fonds propres des entreprises
concernées, sans que l’effet sur l’in­
vestissement ne puisse à ce stade
être estimé ». On savait déjà que le
PFU, en taxant moins les revenus

du capital, avait engendré un
rebond de la distribution de divi­
dendes. De quoi faire baisser les
fonds propres des entreprises,
sans qu’il soit encore possible de
dire si cela a engendré, ou pas, une
réorientation de l’épargne non
taxée vers l’économie réelle,
estime l’IPP.

Fortune improductive
Mais pour les sénateurs, l’affaire
est entendue. « Dire comme l’a fait
France Stratégie que l’efficacité de
ces réformes est impossible à
évaluer pour le moment, c’était
une réponse idéologique. Je ne vois
rien dans les indices disponibles
qui aille dans ce sens, au contraire
même », assure M. Eblé. A court
terme, le gain fiscal lié à la
réforme s’élève en moyenne à
8 338 euros par foyer. Il atteint
1,2 million d’euros pour les cent
premiers contribuables à l’ISF.
A droite, M. de Montgolfier dé­
veloppe une analyse différente,
mais des conclusions tout aussi
critiques. « Le prélèvement forfai­
taire unique a rapporté davantage
de recettes [car il a gonflé la base
taxable, les dividendes]. La sup­
pression de l’ISF était nécessaire.
Mais l’IFI n’est pas un bon impôt. Il
prétendait taxer la fortune impro­
ductive mais taxe ceux qui ont des
appartements ou font de l’investis­
sement locatif, alors que les
actions chinoises, les bitcoins, les
voitures de course ou autres place­
ments exotiques ne le sont pas! »
Et le sénateur LR de plaider pour
transformer l’IFI en impôt sur la
fortune improductive, qui taxe
ces derniers placements plutôt
que l’immobilier. A gauche,
M. Eblé pousse pour un ISF
modernisé, avec un relèvement
du seuil d’assujettissement, afin
d’exonérer toutes les « petites for­
tunes » immobilières, les fameux
« petits riches » – 10 % des redeva­
bles de l’IFI font état d’un revenu
fiscal de référence inférieur à
38 000 euros et 20 % d’un revenu
fiscal de référence inférieur à
62 000 euros. M. Eblé est aussi fa­
vorable à un retour du « plafonne­
ment du plafonnement » (limiter
les abus liés au mécanisme selon
lequel la somme des prélève­
ments, tous impôts confondus,
ne pouvait excéder 75 % des reve­
nus des contribuables).
Les deux rapporteurs sont aussi
d’accord pour indexer le seuil
d’assujettissement à l’IFI (actuel­
lement 1,3 million d’euros) sur
l’inflation annuelle, afin d’éviter
l’entrée dans l’impôt de person­
nes dont le patrimoine se serait
apprécié en raison de la flambée
des prix de l’immobilier, sans
« enrichissement réel ». Ils suggè­
rent de renforcer la réduction
d’impôt « IFI­dons » et de mieux
flécher l’assurance vie vers l’éco­
nomie réelle, en en réservant
l’avantage fiscal à l’investisse­
ment dans les PME­ETI. Autant de
pistes qui devraient être traduites
en amendements dans le projet
de loi de finances 2020. Ce dernier
sera débattu au Sénat à partir du
21 novembre.
audrey tonnelier

Christophe Castaner sommé de s’expliquer


Le ministre de l’intérieur a fait face aux députés de la commission des lois, mardi


M


ardi 8 octobre, la journée du
ministre de l’intérieur, Christo­
phe Castaner, s’est terminée
comme elle avait débuté : par une audition
devant des parlementaires. Depuis l’atten­
tat survenu à la direction du renseigne­
ment de la Préfecture de police de Paris
(DRPP), jeudi 3 octobre, dans lequel quatre
fonctionnaires de police ont perdu la vie, le
« premier flic de France » doit autant répon­
dre des défaillances de l’Etat que des propos
qu’il a tenu dans la foulée de l’attaque. Il
disculpait alors l’assaillant, Mickaël
Harpon, informaticien au sein de la DRPP,
de toutes « difficultés comportementales ».
D’abord auditionné, mardi matin, à huis
clos, par la délégation parlementaire
au renseignement (DPR), le ministre de l’in­
térieur a ensuite affronté les interrogations
véhémentes des députés lors de la séance
de questions au gouvernement. Puis, il a
finalement été interrogé, en fin d’après­
midi, avec son secrétaire d’Etat, Laurent
Nunez, par la commission des lois de
l’Assemblée nationale.
Pendant plus de deux heures, les élus
d’opposition, dont certains réclament
depuis plusieurs jours la démission de
M. Castaner, n’ont pas manqué de le chahu­
ter. Le député (Les Républicains, LR) des
Alpes­Maritimes Eric Ciotti a sonné la
charge, sommant le ministre de s’expli­
quer : « Vos propos hâtifs ont altéré la crédi­
bilité de votre fonction. Ils ont altéré la
parole du ministre de l’intérieur. Ils posent le
problème du lien de confiance avec les Fran­
çais. Pourquoi avez­vous parlé si vite? »

Quarante agents radicalisés
A plusieurs reprises, Christophe Castaner a
dit « assumer » ses propos à chaud, tout en
se justifiant : « J’ai dit la vérité sur les élé­
ments qui étaient connus au moment où je
m’exprimais (...). L’important pour moi, c’est
surtout de comprendre comment l’auteur de
l’attentat est passé entre les mailles du filet. »
Comment un informaticien, dont plu­
sieurs éléments attestent de la radicalisa­
tion, pouvait­il être habilité secret­défense

et ainsi avoir accès à des documents rele­
vant de la sécurité nationale? Comment
pouvait­il, même, travailler pour les services
de renseignements? Ces questions ont été,
en substance, posées par plusieurs députés.
M. Castaner n’a pas manqué de rappeler
que son périmètre de réponse était limité à
la fois par le secret­défense et par le secret
judiciaire lié à l’enquête en cours. « Les
missions d’information lancées par [le pre­
mier ministre] Edouard Philippe devront
faire toute la lumière sur les failles qui ont
permis à cet individu de ne pas être écarté de
ce service de renseignement », a détaillé le
ministre de l’intérieur.
Il a par ailleurs souligné qu’à ce jour,
quarante individus étaient identifiés
comme radicalisés au sein de la police et
suivis par une cellule spéciale au sein de
l’inspection générale de la police nationale
(IGPN) : « Pour tous les cas où le risque de
radicalisation a été caractérisé de façon suf­
fisante, ces agents ont été écartés. La moitié
sont partis. Il reste dix­neuf ou vingt cas qui
sont suivis attentivement. »
M. Castaner a aussi admis, mardi, des
« dysfonctionnements » dans l’évaluation de
la radicalisation de Mickaël Harpon. No­
tamment concernant son mariage, en 2014.
Celui­ci aurait normalement dû provoquer
un nouveau contrôle dans le cadre de son
habilitation secret­défense. « Quand on fait

une habilitation [pour accéder au secret­dé­
fense], on fait l’environnement, donc on fait
la famille, donc on fait le conjoint. [Mickaël
Harpon] s’est marié en 2014, et cela n’a pas
déclenché de nouveau contrôle », a déclaré le
ministre. « Est­ce que ça aurait changé quel­
que chose? Je ne sais pas, mais c’est un dys­
fonctionnement parmi ceux qu’on peut noter
au moment où je vous parle », a­t­il ajouté.

Complexe équilibre
Comment, pour autant, identifier et
évaluer les cas de radicalisation? C’est, en
somme, la question qu’a posée le député (La
France insoumise) du Nord Ugo Bernalicis.
Le ministre de l’intérieur a expliqué qu’il y
avait pour cela des indications plutôt préci­
ses, pouvant constituer des faisceaux d’in­
dices. Et de citer ces exemples : « Une prati­
que religieuse rigoriste exacerbée en période
de ramadan, un changement de comporte­
ment constaté par l’entourage, une pratique
régulière et ostentatoire de la prière rituelle,
ou encore porter le voile intégral sur la voie
publique en ce qui concerne les femmes. »
Ces propos ont poussé le député (groupe
Libertés et territoires) des Français de
l’étranger M’jid El Guerrab à réagir : « Dans
la religion musulmane, pendant le rama­
dan, il y a une pratique un peu plus forte de la
religion. (...) Le port de la barbe, là aussi, peut
être un critère problématique », pour
évaluer la radicalisation d’un fonction­
naire, a­t­il contesté.
Ce jeu de questions­réponses entre le mi­
nistre de l’intérieur, son secrétaire d’Etat et
les députés n’a fait qu’illustrer deux heures
durant le complexe équilibre que tente de
trouver Christophe Castaner pour se défen­
dre autant sur le fond que sur la forme. Le
marathon des auditions devant les parle­
mentaires est loin d’être terminé. Jeudi
matin, le ministre de l’intérieur devait être
auditionné par la commission des lois du
Sénat. A partir de la semaine prochaine, il
devra aussi faire face à la commission d’en­
quête, dont la formation a été actée à
l’Assemblée nationale.
juliette bénézit

« VOS PROPOS HÂTIFS ONT 


ALTÉRÉ LA CRÉDIBILITÉ


DE VOTRE FONCTION.


ILS POSENT LE PROBLÈME 


DU LIEN DE CONFIANCE AVEC 


LES FRANÇAIS. POURQUOI 


AVEZ­VOUS PARLÉ SI VITE ? »
ÉRIC CIOTTI
député Les Républicains
des Alpes-Maritimes

« La mise en
œuvre de la “flat
tax” s’est déjà
traduite par
une diminution
des fonds propres
des entreprises
concernées »,
indique le rapport
des sénateurs

A court terme,
le gain fiscal lié
à la réforme
de l’ISF atteint
1,2 million d’euros
pour les cent
premiers
contribuables
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