Le Monde - 03.10.2019

(Michael S) #1

2 |


INTERNATIONAL


JEUDI 3 OCTOBRE 2019

0123


RENCONTRE
strasbourg ­ envoyée spéciale

M


algré ses quatre an­
nées et demie pas­
sées dans le camp
pénitencier de la
région arctique, en Russie – un
centre de détention qui a, dit­il,
toutes les allures d’un « Goulag
moderne » –, Oleg Sentsov n’a
perdu ni la rage de combattre, ni
la détermination de sauver ses
compagnons. « Je n’ai pas peur. Je
me battrai encore et je me bats
déjà pour eux », affirme­t­il, nous
tendant la missive remise quel­
ques heures plus tôt au président
français, Emmanuel Macron,
pour réclamer la libération de
86 citoyens ukrainiens empri­
sonnés en Russie « pour des rai­
sons politiques » ainsi que celle de
227 otages retenus dans les terri­
toires occupés du Donbass, dans
l’est de l’Ukraine.
Ce mardi 1er octobre, le cinéaste
ukrainien de 43 ans est à Stras­
bourg, où se déroulent, en pré­
sence du chef de l’Etat français, les
célébrations des 70 ans du Con­
seil de l’Europe. Après cinq ans
d’absence, la Fédération de Rus­
sie, bannie depuis l’annexion de
la Crimée, en 2014, a fait son re­
tour dans cette instance chargée

de défendre les droits de
l’homme, la démocratie et l’Etat
de droit dans une Europe au sens
large (48 pays en sont membres).
Salué par Paris, ce retour russe
sans contreparties a provoqué
l’ire des pays baltes, de l’Ukraine
et de la Géorgie. Ulcérés, ils ont
décidé de boycotter la session
d’automne ainsi que les cérémo­
nies, refusant d’entendre Emma­
nuel Macron assurer, mardi, que
ce retour « n’était pas un geste de
complaisance mais d’exigence »,
visant à « offrir aux citoyens russes
la protection à laquelle ils aspi­
rent ». « Les doutes et les critiques
sont audibles, légitimes. Mais que
se serait­il passé si nous n’avions
rien fait? N’oublions jamais tout ce
que l’entrée de la Russie dans notre
organisation a pu apporter de ma­
nière tangible, concrète, à tous les
citoyens russes », a insisté le prési­
dent français.

« Pire qu’un crime »
« Macron ne peut pas oublier que la
Russie a annexé la Crimée et conti­
nue d’entretenir un conflit dans le
Donbass. Nous ne fermerons pas
les yeux », lui répond Lisa Yasko, re­
présentante de la délégation
ukrainienne. « La loi russe permet
de nier les décisions de la Cour euro­
péenne. Le Conseil de l’Europe fi­

nira totalement décrédibilisé. Cette
approche de la Russie est pire qu’un
crime, c’est une faute », abonde
Giorgi Kandelaki, parlementaire
géorgien, citant Talleyrand.
Oleg Sentsov, lui, est moins inci­
sif mais tout aussi dubitatif. « Je
crois en Macron, sinon je ne
l’aurais pas rencontré », assure­
t­il. Mais l’Ukrainien n’imagine
pas que l’audacieuse stratégie de
réchauffement diplomatique de
la France avec la Russie parvienne
à faire bouger les lignes. « Poutine
ne peut pas être attendri. Un dra­
gon ne se transforme jamais en
agneau », résume­t­il. « Macron
n’est pas naïf, il a un objectif pour
la France, il pense d’abord à ses
propres intérêts », pense­t­il.
Libéré depuis le 7 septembre
dans le cadre de l’échange de
70 prisonniers entre l’Ukraine et
la Russie, l’artiste et activiste sait
qu’il doit, en partie, sa liberté aux
dirigeants européens et notam­
ment au président français qui, à
plusieurs reprises, comme lors de
son déplacement à Saint­Péters­
bourg en mai 2018, a évoqué le
sort du cinéaste avec Vladimir
Poutine. Mais M. Sentsov n’est
pas dupe. « Poutine se fiche des
gens. Il avait trop de pressions, on
ne cessait de lui parler de moi. Il
fallait qu’il fasse quelque chose
pour évacuer le sujet », dit­il.
Le réalisateur originaire de Cri­
mée a été arrêté en 2014 après
avoir rejoint les rangs des activis­
tes de la révolution de Maïdan
avec lesquels il partage, dit­il, la
soif de « démocratie » et « les va­
leurs européennes ». A l’issue d’un
procès qualifié par Amnesty Inter­
national de « parodie de justice »
rappelant « l’ère stalinienne », il a
été condamné, le 25 août 2015, à
vingt ans de colonie pénitentiaire
pour « participation » à une entre­
prise « terroriste ». Oleg Sentsov
aurait envoyé, avec son coaccusé,
Aleksandr Koltchenko, également
libéré le 7 septembre, deux cock­
tails Molotov contre les locaux
d’une organisation criméenne

prorusse. Pendant ces presque
cinq ans de détention, l’homme
assure n’avoir jamais perdu es­
poir. Et de la grève de la faim de
cent quarante­cinq jours qui lui fit
friser la mort en 2018, le quadra­
génaire semble aujourd’hui sorti
indemne. Il n’a aucune séquelle,
selon les médecins, en dépit de la
privation de nourriture, ou de la
torture – « des coups, des simula­
tions d’étranglement, des menaces
de viol et de mort », énumère­t­il


  • infligée par des agents du FSB,
    les services russes de sécurité peu
    avant son incarcération.
    Grand gaillard aux yeux clairs,
    rien dans son physique robuste
    ne laisse penser que ce père de
    deux enfants a vécu l’enfer. « Par­
    fois, la torture psychologique fait
    plus de mal que les coups », lâche­
    t­il toutefois.
    Désormais libre, Oleg Sentsov,
    auteur d’un premier long­mé­
    trage, Gamer, contant l’errance
    d’un adolescent muré dans la pas­
    sion des jeux vidéo, pourrait re­
    prendre ses activités artistiques,
    mais n’entend pas y mêler de con­
    tenu politique. « L’art et l’acti­
    visme sont deux choses distinc­
    tes », estime­t­il.
    Pour l’heure, la priorité semble
    aller à l’activisme, afin d’obtenir
    la libération de ses camarades.
    « J’ai l’obligation morale de me
    battre pour eux comme on s’est
    battu pour moi », dit­il. « Oleg
    Sentsov est de ceux qui pensent,


comme jadis Bernanos, que la li­
berté des autres nous est aussi
essentielle que la nôtre, a souli­
gné Emmanuel Macron, mardi.
De ceux qui pensent qu’il ne sert à
rien d’avoir des idéaux si l’on
n’est pas capable de se battre pour
eux (...). Cela fait de lui un grand
Européen. »
Oleg Sentsov se bat pour ses
concitoyens, oui, mais semble
n’avoir guère d’illusions. Lui qui
avait obtenu le soutien de grands
noms du cinéma comme Pedro
Almodovar, Jacques Audiard,
Wim Wenders ou Ken Loach sait
que « les prisonniers actuels sont
moins célèbres » et gêneront sans
doute moins les relations diplo­
matiques de Vladimir Poutine.

« Poutine est resté soviétique »
D’une façon plus générale,
l’Ukrainien doute fort que son
pays obtienne à court terme la
moindre avancée face à la Russie.
Emmanuel Macron évoque la te­
nue « dans les semaines à venir »
d’un sommet dit en « format Nor­
mandie » (Russie, Ukraine, France
et Allemagne) pour aboutir à la
paix dans le Donbass? Oleg Sent­
sov assure que « rien ne bougera
tant que Poutine sera au pouvoir ».
« Je suis né en URSS. Petit, je pen­
sais que mon pays était entouré
d’ennemis comme tout le monde
en Union soviétique. Et puis j’ai
grandi et j’ai compris qu’ailleurs il
y avait d’autres pays, des démocra­
ties, où l’on pouvait contester, criti­
quer le pouvoir et l’Etat. L’URSS
s’est effondrée mais Poutine est
resté un Soviétique. Il rêve de cons­
truire une URSS 2.0 », assure­t­il.
« Quand on parle de la Russie
aujourd’hui, on parle d’un seul
homme, Poutine, qu’aucune insti­
tution, qu’aucun pouvoir législatif
ou judiciaire, n’est en mesure de
contester, ajoute­t­il. Poutine ne
voit que des adversaires autour de
lui et entend conserver son in­
fluence dans les pays voisins. En
Ukraine mais aussi en Géorgie et
ailleurs. Si demain une révolution

Emmanuel
Macron
et Oleg Sentsov,
lors d’une
rencontre
au Conseil
de l’Europe,
à Strasbourg,
le 1er octobre.
FREDERICK FLORIN/AP

« Poutine ne peut
pas être attendri.
Macron n’est pas
naïf, il a un
objectif pour la
France, il pense
d’abord à ses
propres intérêts »
OLEG SENTSOV

surgit en Biélorussie, et je le sou­
haite, Poutine interviendra par les
armes pour garder le pays dans sa
sphère. Les pays baltes, s’ils
n’étaient pas membres de l’Union
européenne, connaîtraient le
même sort que la Crimée. »
A l’en croire, ni Emmanuel
Macron ni le nouveau président
ukrainien, Volodymyr Zelensky,
ne sauront amadouer le locataire
du Kremlin. M. Sentsov semble
même se méfier de l’empresse­
ment de Kiev à obtenir des résul­
tats dans le dossier du Donbass,
redoutant que trop de conces­
sions ne soient faites à Moscou
pour obtenir la paix. « Je ne fais
confiance à personne. Seulement
à moi », lâche­t­il. Oleg Sentsov
n’a, dit­il, « aucune ambition
politique ».
claire gatinois

Sentsov : « Rien ne bougera avec Poutine »


Pour le cinéaste ukrainien, libéré par Moscou, ni Macron ni Zelensky ne sauront amadouer le président russe


LE  PROFIL


Oleg Sentsov
Né à Simferopol, en Crimée,
le cinéaste Oleg Sentsov, 43 ans,
s’est d’abord distingué par son
film Gamer, avant de devenir
l’un des plus célèbres prisonniers
ukrainiens détenus en Russie.
Il est arrêté en 2014 après avoir
rejoint les rangs des activistes
pro-européens lors de la révolu-
tion de Maïdan, en Ukraine.
A l’issue d’un procès qualifié
par Amnesty International de
« parodie de justice » rappelant
« l’ère stalinienne », il est con-
damné, le 25 août 2015, à
vingt ans de colonie pénitentiaire
pour « participation » à une entre-
prise « terroriste », provoquant
une mobilisation internationale.
En 2018, il mène une grève de la
faim de cent quarante-cinq jours,
qu’il interrompt de peur d’être
nourri de force. Il est libéré le
7 septembre 2019, dans le cadre
de l’échange de 70 prisonniers
entre la Russie et l’Ukraine.

Vers des élections dans le Donbass?


Les membres du groupe de contact représentant l’Ukraine,
la Russie et l’Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe seraient convenus, mardi 1er octobre, d’un calendrier
prévoyant la tenue d’élections dans les régions séparatistes et la
promulgation d’une nouvelle loi leur accordant un statut spécial.
Le groupe de contact était réuni à Minsk, capitale de la Biélorussie,
pour faire progresser un processus de paix dans les territoires
occupés du Donbass. Le plan, proposé par le président fédéral
d’Allemagne, Frank-Walter Steinmeier, en 2015, alors qu’il était
ministre des affaires étrangères, est connu sous le nom de « for-
mule de Steinmeier ». La Russie a salué cet accord comme une
avancée majeure. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a,
lui, tenté de dissiper les craintes de concessions excessives
accordées aux séparatistes, affirmant que les élections
n’auraient lieu que lorsque l’Ukraine reprendrait le contrôle
de toutes ses frontières avec la Russie.
Free download pdf