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JEUDI 3 OCTOBRE 2019 idées| 33
Isabelle Renaudet
L’histoire sans fin
de l’exhumation
de Franco
La bataille autour de la dépouille du dictateur s’est terminée,
le 24 septembre, par l’autorisation d’exhumation
prononcée par le Tribunal suprême espagnol.
Pour autant, par ses enjeux sensibles de mémoire,
le débat est loin d’être achevé, estime l’historienne
D
epuis le 13 septem
bre 2018, l’Espagne vit au
rythme des péripéties ja
lonnant l’annonce de
l’exhumation des restes de
Franco, enterré le 23 novem
bre 1975 dans la basilique du
Valle de los Caidos (nordouest
de Madrid). Cette promesse re
monte au début du mois de juin,
lorsque le premier gouverne
ment socialiste de Pedro San
chez a déclaré vouloir faire de
cette exhumation un point
central de son programme.
Conforté par le vote favorable
obtenu au Parlement le 13 sep
tembre, le décret pris par M. San
chez en ce sens s’est cepen
dant heurté à une série d’obsta
cles alimentant un véritable
feuilleton, largement nourri par
les médias.
Comme dans tout bon feuille
ton, le récit des faits a ménagé
son lot de suspense (opposés à
l’initiative de M. Sanchez, les des
cendants du dictateur en ont ap
pelé à la justice) jusqu’à la répli
que finale qui est revenue au Tri
bunal suprême. Le 4 juin, cette
instance a suspendu en effet
l’exhumation prévue le 10 juin.
Anticipant les conséquences des
élections générales du 28 avril et
autonomiques du 26 mai, Pedro
Sanchez avait fait le pari en choi
sissant cette date que, quels que
soient les résultats sortis des ur
nes, il serait alors toujours à la
tête de l’exécutif pour mener à
bien l’opération. Son projet a
donc échoué.
L’autorisation d’exhumation
que son second gouvernement
vient d’obtenir auprès du Tribu
nal suprême, le 24 septembre,
constitue en ce sens un indénia
ble motif de satisfaction. Il a su
l’exploiter d’ailleurs, alors que la
nouvelle est tombée au mo
ment même où il devait pro
noncer son discours annuel de
vant l’Assemblée générale de
l’ONU. Hasard du calendrier?
Pedro Sanchez s’est saisi en tout
cas de cette aubaine, faisant de
cette décision une date histori
que pour l’Espagne, qui peut
ainsi boucler symboliquement
la boucle de la démocratie dans
laquelle elle s’est engagée à par
tir de 1976.
Présence encombrante
La décision récente du Tribunal
suprême ouvre donc la porte à
la seconde vie des restes mortels
de Franco, brusquement rame
nés sur le devant de la scène pu
blique plus de quatre décennies
après la mort biologique du
Caudillo, le 20 novembre 1975.
Cette seconde vie illustre les
usages que les sociétés font de
leurs morts. A la lumière du sort
réservé au corps du dictateur,
quarantequatre années d’his
toire de l’Espagne se donnent à
lire. Cette histoire commence
quelques mois après l’inhuma
tion en grande pompe de
Franco, lorsque est initié le pro
cessus de la transition démocra
tique. En quelques années, le
pays démontre que sous la dalle
de 1 500 kg scellée sur la tombe
du dirigeant repose aussi la dic
tature. La société s’accommode
alors de cette présence en
combrante du Caudillo, enterré
à quelques kilomètres seule
ment de Madrid, dans son im
posant mausolée qui semble
déjà appartenir à une époque ré
volue, en tant que dispositif mé
moriel du régime franquiste.
La façon dont cette société
s’arrange avec son passé est
connue. La transition s’est édi
fiée sur le pacte de l’oubli qui
trouve dans la loi d’amnistie
d’octobre 1977 sa clé de voûte.
Rares sont les voix qui rappel
lent alors que la dépouille de
Franco gît dans un lieu de sinis
tre mémoire construit avec le
sang des prisonniers républi
cains, morts à la tâche, et que
les restes de nombreux com
battants de ce camp y ont
trouvé leur ultime demeure,
dans le but supposé de
réconcilier les deux Espagne.
Symbole ou manœuvre?
Franco a donc reposé du som
meil éternel des morts aussi
longtemps que les descendants
des vaincus n’ont pas demandé
réparation des préjudices qu’ils
ont subis au temps de la guerre
civile, puis sous la dictature, et
de l’injustice qui leur a été faite
entre 1975 et le début des an
nées 2000 du fait de l’amnésie
collective qui s’est saisie du
pays. Le retour de la mémoire
des vaincus sert de toile de fond
à ce qui est considéré désormais
dans les discours de Pedro San
chez comme une « anomalie »
dans un pays démocratique.
La bataille de l’exhumation li
vrée par M. Sanchez se joue sur
deux fronts : le devenir de ce
lieu de mémoire conflictuel
qu’est le Valle de los Caidos qu’il
s’agirait de neutraliser, de paci
fier en en retirant les cendres de
Franco, et ce alors même que la
montée du parti d’extrême
droite Vox favorise de nouvelles
appropriations de ce complexe
monumental ; les restes mor
tels de l’homme, qui, dans leur
matérialité, constituent un des
vestiges de la dictature, investis
d’imaginaires divers, reliques
pour les uns, métaphore d’un
passé auquel il est temps de de
mander des comptes pour
d’autres.
Ces divisions expliquent les
lectures multiples auxquelles se
prête l’exhumation des restes
de Franco : tour à tour symbole
politique fort ou simple
manœuvre politicienne. Visant
à achever l’œuvre que José Luis
Rodriguez Zapatero a initiée
en 2007 à travers l’adoption de
la loi dite de la « mémoire histo
rique », qui a offert un cadre ju
ridique aux revendications mé
morielles des vaincus, le pro
gramme de M. Sanchez est
critiqué par ses adversaires, no
tamment par le leader du Parti
populaire, Pablo Casado. Il mas
querait notamment l’incapacité
de l’exécutif, privé de majorité
aux élections, à affronter la crise
ouverte par les revendications à
l’indépendance des catalanistes.
Ces querelles n’aident pas à
démêler les fils d’une affaire
sensible non seulement par les
enjeux mémoriels qu’elle re
cèle, mais aussi parce qu’elle
touche au fait mortuaire, à la sa
cralité des restes, argument que
la famille brandit pour dénon
cer l’usage que le gouverne
ment veut faire des cendres de
l’être cher, en les déplaçant
comme un vulgaire meuble.
Cette réification, dont les pro
ches s’offusquent, estelle le
prix à payer pour que Franco re
devienne un homme ordinaire,
si le transfert de ses restes se fait
comme prévu vers le cimetière
municipal de Mingorrubio, si
tué sur la commune d’El Pardo,
à 15 kilomètres de Madrid, où re
pose le corps de sa femme, Car
men Polo? Cette réinhumation
viendrait clore l’acte II du
feuilleton. Quant à savoir si elle
constituerait la fin de la se
conde vie des restes mortels de
Franco, le débat reste ouvert.
Isabelle Renaudet est profes-
seure d’histoire contemporaine
à l’université d’Aix-Marseille
S
i certaines femmes arrivent à sé
parer les deux sphères et font de
leur travail un lieu préservé, pour
nombre d’entre elles, subir des
violences dans son couple signifie être
épuisées physiquement et émotionnelle
ment au travail. Elles ont par exemple du
mal à gérer leur charge de travail, s’ab
sentent, peuvent être empêchées d’aller
au travail ou être retardées, être suivies
sur le chemin ou être attendues à la sor
tie ; elles sont aussi harcelées au travail
par leur conjoint ou exconjoint. Ces fem
mes peuvent par ailleurs être dans l’im
possibilité de faire varier leurs horaires et
de se déplacer dans le cadre profession
nel, ce qui limite alors les possibilités de
formation ou de promotion.
« C’était quelqu’un de compétent et bien
vu dans son métier mais ça s’est dégradé
rapidement. On s’est rendu compte d’er
reurs, de dossiers mal traités, des oublis car
elle n’était pas concentrée sur le dossier. Le
boulot, pour elle, c’était la bouée pour sor
tir de son contexte, mais, à un moment
donné, c’était tellement violent qu’elle n’en
pouvait plus » – propos d’un interlocuteur
ressources humaines (RH), ancien mana
geur. « Sa collègue nous disait qu’elle pleu
rait à son poste de travail, qu’elle n’était pas
en situation de gérer son travail » – propos
d’une infirmière du travail. « Elle est arri
vée en pleurs au travail et avait peur de l’ar
rivée de son conjoint, qu’il vienne la frap
per » – propos d’un interlocuteur RH, an
cien manageur. « Au travail, il lui envoyait
tout le temps des messages et appelait son
portable, quand on était en entretien pen
dant une heure et demie, elle recevait trois
quatre SMS pour savoir où elle était, pour
quoi, à quelle heure elle partait, il program
mait son temps » – propos d’une interlo
cutrice RH, ancienne manageuse.
Audelà de ces témoignages [recueillis
par l’auteure dans le cadre d’une étude
menée au sein d’EDF depuis 2018], les en
quêtes statistiques le confirment. Pour
57 % des victimes, les violences sexuelles
ou physiques dans le couple ont entraîné
des perturbations dans leurs études ou
leur travail (enquête « Cadre de vie et sé
curité », 20122017). Les femmes ayant
subi des violences physiques ou sexuel
les sont plus nombreuses à avoir un arrêt
de travail (Conseil économique, social et
environnemental, 2014). Tout en restant
dans leur rôle, certaines entreprises com
mencent à s’engager et intègrent ce sujet
dans leur accord collectif en matière
d’égalité professionnelle (PSA, La Poste
ou EDF, par exemple).
Il n’est bien entendu pas question de
remplacer le rôle et l’expertise des asso
ciations et des professionnels mais l’en
treprise peut devenir un lieu « conscien
tisé », peut apprendre à mieux repérer les
signes d’alerte, à réagir et orienter les
femmes victimes vers des structures et
ressources internes ou externes spéciali
sées. L’expérimentation innovante me
née avec EDF montre que nombre d’assis
tantes sociales, de médecins et d’infir
mières du travail, d’interlocuteurs RH et
de représentants du personnel ont déjà
eu à gérer ou ont eu connaissance en en
treprise d’une situation de violences con
jugales et/ou familiales. A l’instar de ce
qui peut être fait dans d’autres pays, l’en
treprise peut alors proposer des leviers
utiles aux victimes : aménagement du
temps de travail, congés spécifiques, faci
lité de mobilité, dispositifs d’héberge
ment et de logement, aides sociales, etc.
Certains leviers pourraient aussi béné
ficier de l’action gouvernementale : im
pulser l’engagement des entreprises
mais aussi de la fonction publique (en
tant qu’Etat employeur), intégrer dans
l’affichage obligatoire en entreprise les
numéros d’écoute et les associations lo
cales d’aide aux femmes victimes de vio
lences, faciliter le recours aux dispositifs
d’Action logement pour les victimes, in
tégrer les violences conjugales comme
motif de déblocage de l’épargne salariale,
créer des congés spécifiques, etc.
En juin, la conférence internationale du
travail a adopté une convention concer
nant l’élimination de la violence et du
harcèlement dans le monde du travail.
Elle précise l’importance de « reconnaître
les effets de la violence domestique et,
dans la mesure où cela est raisonnable et
pratiquement réalisable, atténuer son im
pact dans le monde du travail ». Bien sûr,
de nombreuses questions se posent :
l’entreprise estelle légitime? Jusqu’où sa
responsabilité peutelle être engagée?
Les salariées victimes souhaitentelles
trouver des ressources au sein de l’entre
prise ou craignentelles la confusion et le
jugement?
De nouvelles politiques publiques
« Il est très difficile de rentrer dans le cercle
de confiance des victimes car elles ont très
peur d’être jugées par le monde de l’entre
prise. Audelà des difficultés personnelles,
la crainte d’un impact sur la reconnais
sance professionnelle et l’évolution profes
sionnelle est perceptible », témoigne une
interlocutrice RH. Mais rappelons que
c’est moins d’une victime de violences
physiques et/ou sexuelles au sein du cou
ple sur cinq qui dépose plainte, et plus de
la moitié ne font aucune démarche
auprès d’un professionnel ou d’une asso
ciation (enquête « Cadre de vie et sécu
rité », 20122017). Sans confondre le rôle
de l’entreprise avec celui des associa
tions, le lieu de travail peut alors être un
lieu ressource.
La lutte contre les violences faites aux
femmes demande de poser le sujet de
manière transversale, systémique, et par
l’ensemble des acteurs et actrices de la so
ciété. C’est aussi l’enjeu du Grenelle des
violences conjugales amorcé en septem
bre par le gouvernement, peutêtre l’oc
casion d’impulser de nouvelles politi
ques publiques pour limiter les consé
quences de ces violences sur l’emploi des
femmes.
Séverine Lemière est maîtresse
de conférences à l’IUT Paris-Descartes
et membre du réseau Marché
du travail et genre (MAGE).
Elle est présidente de l’association
Une femme, un toit (FIT)
L’AFFAIRE EST
SENSIBLE NON
SEULEMENT PAR LES
ENJEUX MÉMORIELS
QU’ELLE RECÈLE,
MAIS AUSSI PARCE
QU’ELLE TOUCHE
AU FAIT MORTUAIRE,
À LA SACRALITÉ
DES RESTES
POUR 57 %
DES VICTIMES,
LES VIOLENCES
SEXUELLES
ET/OU PHYSIQUES
DANS LE COUPLE
ONT ENTRAÎNÉ
DES PERTURBATIONS
SUR LEURS ÉTUDES
OU LEUR TRAVAIL
Séverine Lemière La lutte
contre les violences
conjugales passe aussi
par le monde du travail
Les entreprises peuvent activer différents leviers
pour atténuer l’impact dans la vie professionnelle
des violences faites aux femmes, explique l’économiste