Le Monde - 03.10.2019

(Michael S) #1

34 |idées JEUDI 3 OCTOBRE 2019


0123


HISTOIRE D’UNE NOTION


J


ean­Luc Mélenchon serait­il entré en
guerre? Dans une tribune cosignée par
plus de 200 personnalités, parue dans
Le Journal du dimanche, le 7 septembre,
quelques jours avant de comparaître
dans l’affaire des perquisitions au siège de La
France insoumise (LFI), le chef des « insou­
mis » dénonce « les procès politiques » inten­
tés par un pouvoir qui utilise, selon lui, le
« lawfare » pour « éliminer les concurrents ».
Le lawfare serait, selon les signataires, une
« tactique d’instrumentalisation de la justice »
qui « enferme les débats politiques dans les
cours de justice ».
Ce concept qui relève du vocabulaire mili­
taire est en réalité bien plus compliqué. Né de
la contraction de law (droit, loi) et warfare
(guerre, combat), ce néologisme désigne, se­
lon le politiste Adrien Estève, « un usage stra­
tégique du droit par un acteur du système inter­
national, dans le but de faire avancer une cause

ou de bénéficier d’un avantage sur ses adversai­
res ». Ce doctorant, l’un des rares spécialistes
du concept en France, est l’auteur d’une riche
contribution sur ce thème dans l’ouvrage
Guerres et conflits armés au XXIe siècle (sous la
direction de Benoît Pelopidas et Frédéric Ra­
mel, Les Presses de Sciences Po, 2018).
Les origines de ce concept remontent au
XVIIe siècle. Considéré comme l’un des pères
fondateurs du droit international, le juris­
consulte Hugo Grotius (1583­1645) inaugure,
en 1609, cette tactique, que l’on n’appelle pas
encore le lawfare : au nom de la Compagnie
néerlandaise des Indes orientales, il rédige,
en réponse au Portugal qui bloque l’accès à
l’océan Indien, un traité intitulé Mare Libe­
rum (1609), dans lequel il établit que, en
vertu du droit des gens, la mer est commune
à tous. Et il l’emporte : la Compagnie néerlan­
daise obtient par le droit ce qu’elle n’a pas ob­
tenu par les armes.
Il faut toutefois attendre 1975 et les travaux
de John Carlson et Nevilles Yeomans sur

l’histoire des systèmes de médiation juridi­
que pour découvrir, pour la première fois, le
terme lawfare dans une publication. Vingt­
six ans plus tard, en 2001, le major général de
l’US Air Force Charles Dunlap, inspiré par
leur recherche, définit ce concept lors d’une
conférence organisée à la Kennedy School :
selon lui, le lawfare désigne, de manière neu­
tre, l’art de « gérer la guerre et le droit ensem­
ble », précise Adrien Estève, chercheur au
Centre de recherches internationales (CERI­
Sciences Po).

Double acception
En 1999, la guerre du Kosovo est le premier
conflit qui illustre de manière éclatante la
puissance du lawfare. Le spécialiste des
guerres Richard K. Betts rappelle en effet que
si l’opération de l’OTAN dans les Balkans a
duré si longtemps – quatre­vingt­dix­neuf
jours –, c’est parce que le droit a joué un rôle
important dans cette campagne qui n’avait
pas obtenu l’aval du Conseil de sécurité des
Nations unies. Pour entrer en action, les hé­
licoptères d’attaque Apache américains de­
vaient attendre, pour bénéficier d’une assise
légale, que les ordres soient validés par la
hiérarchie de l’Alliance.
Tiré du lexique militaire, le lawfare est une
notion compliquée à cerner, parce qu’il jouit
aujourd’hui d’une double acception, souli­
gne Adrien Estève. Il désigne parfois le fait
que le droit constitue une « arme de guerre »
aux côtés des autres instruments qui sont à
la disposition des Etats (forces armées, sanc­
tions économiques, communications straté­
giques). Mais il évoque aussi une « guerre lé­
gale », à savoir que le droit devient non plus
une arme parmi d’autres, mais l’unique

arme du conflit, relevant ainsi de la doctrine
stratégique des Etats.
Avec la judiciarisation croissante des rela­
tions internationales, le lawfare est de plus
en plus utilisé par les gouvernements et les
organisations non gouvernementales
(ONG) : le monde arabe s’en empare ainsi
systématiquement dans la guerre juridique
contre Israël. Cette arme, qui peut être utili­
sée par le fort comme par le faible, est en
outre un moyen de pression qui peut être
consensuel : aux Etats­Unis, le principe du
lawfare fédère démocrates et républicains,
qui veulent isoler l’Iran par le droit en invo­
quant l’extraterritorialité des sanctions
américaines pour toute entreprise qui en­
tend commercer avec Téhéran. Cette union
n’a pas toujours été la règle : Barack Obama,
le président du désengagement, raffolait du
lawfare, alors que le républicain George W.
Bush s’en méfiait.
Parce qu’il est à la portée de tous les acteurs
institutionnels et non étatiques, le lawfare
risque cependant de devenir une « sorte
d’auberge espagnole », avertit Julian Fernan­
dez, professeur de droit à l’université Pan­
théon­Assas. Cette notion, « attachée histori­
quement aux relations internationales », ne
doit pas devenir une expression fourre­tout,
renchérit Adrien Estève, qui regrette que
Jean­Luc Mélenchon l’ait « adaptée à une si­
tuation domestique ». Si le lawfare est promis
à un bel avenir, conclut­il, il doit cependant
s’émanciper de ses connotations péjorati­
ves : les Etats qui utilisent le lawfare sont en
effet accusés de vouloir détourner la neutra­
lité des normes juridiques afin de servir leur
agenda politique.
gaïdz minassian

CETTE ARME, QUI 


PEUT ÊTRE UTILISÉE 


PAR LE FORT COMME 


PAR LE FAIBLE, 


EST EN OUTRE 


UN MOYEN DE 


PRESSION QUI PEUT 


ÊTRE CONSENSUEL


« L AW FA R E »


Apparu au XVIIe siècle, le terme n’est employé qu’en 1975. Cette tactique,
qui vise à instrumentaliser politiquement la justice, est de plus
en plus utilisée comme moyen de pression par les gouvernements
et les organisations non gouvernementales

LES  CIVILISATIONS 
MÉSOPOTAMIENNES
Collection « Histoire
& civilisations »,
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Inquiétude à Rouen | par serguei


LA MÉSOPOTAMIE, UN HÉRITAGE UNIVERSEL


« HISTOIRE & CIVILISATIONS »


Q


ui arpente une ville,
écrit une lettre, pousse
la porte d’une bibliothè­
que ou compte les heu­
res... ravive, sans le savoir, des ges­
tes vieux de plus de 5 000 ans, nés
des premières sociétés mésopota­
miennes. C’est au cœur du pays de
Sumer, dont les peuples ont mo­
delé les cultures du Moyen­Orient
et de l’Occident, que s’aventure le
quatrième volume de la collection
du Monde « Histoire & Civilisa­
tions ». Un pèlerinage au bord du
golfe Persique où les Sumériens
ont inventé les premiers temples,
les premières cités urbanisées
ainsi qu’une écriture cunéiforme,
vers 3200 av. J.­C., imprimée dans
l’argile de tablettes comptables.
Les Akkadiens emmenés par
Sargon, les commerçants et guer­
riers assyriens, les nomades
amorrites qui ont fondé la pre­
mière Babylone, les Hittites issus
de peuples indo­européens... tous
doivent aux Sumériens le calcul
numérique, l’invention de la
roue, de la voile, du tour de potier,
des alliages de métaux, de l’astro­

logie... De même, à près de
2 000 ans de distance, les textes
bibliques reprendront l’épisode
du déluge décrit dans l’épopée du
roi Gilgamesh, le plus ancien
poème de l’humanité, composé
dans la cité d’Uruk vers 2650 av.
J.­C. Ainsi, de migrations en cités­
Etats, d’empires en dynasties, les
frontières s’étirent de l’Anatolie à
l’Egypte, dans le sourd fracas des
conquêtes, des défaites, mais éga­
lement dans l’élan des échanges
et la transmission des savoirs et
des arts.

Babylone à son apogée
Au cours de sa longue histoire, la
Mésopotamie aura connu plu­
sieurs monarques capables
d’unifier son territoire, tels Lu­
gal­Zagesi roi d’Umma (2340­
2316 av. J.­C.) et Sargon d’Akkad
(2340­2284 av. J.­C.). Mais ce sont
surtout Hammourabi II (1792­
1750 av. J.­C.) et Nabuchodono­
sor II (605­562 av. J.­C.) qui, à mille
ans d’intervalle, auront mené Ba­
bylone à son apogée. Ici le temps,
dont les Sumériens ont inventé
la mesure, s’écoule entre mythe
et traditions, guerres et progrès,

scellant dans l’or la gloire de ses
rois, et dans l’argile ou la pierre
son esthétique, son architecture
et sa pensée. Ainsi, les 282 précep­
tes et sentences d’Hammourabi,
gravés sur les deux faces d’une
monumentale roche de basalte,
composent le code juridique le
plus complet de toute l’Antiquité.
Distribué dans toutes les grandes
cités de son empire, le « code
d’Hammourabi » unifia le terri­
toire en y faisant régner les mê­
mes lois pour tous.
Cette société babylonienne
d’une modernité millénaire et
d’un raffinement sans égal im­
pressionnera ses ennemis et ses
conquérants. Si elle leur survit en­
core plusieurs siècles, elle devra se
fondre dans les empires qui l’ont
conquise. Mais, que ses nouveaux
souverains soient perses, aché­
ménides, grecs, romains, parthes
ou sassanides, ils en restent mal­
gré eux les héritiers. Au VIIe siècle,
la conquête musulmane n’y
échappera pas. Y aurait­il un peu
des mythiques jardins suspendus
de Babylone dans les allées anda­
louses de l’Alhambra ?
christophe averty

L


e 18 septembre, la porte­parole
du gouvernement, Sibeth
Ndiaye, déclarait « savoir que,
dans le futur, l’évolution du monde, (...)
le réchauffement climatique condui­
ront à ce que de nouvelles vagues mi­
gratoires aient lieu ». Conclusion, face
à ce futur menaçant : « Nous devons
armer notre pays. »
La prescience de Sibeth Ndiaye est
assez extraordinaire. Car les démo­
graphes ont, quant à eux, beaucoup
de mal à estimer les conséquences
d’un monde à + 3 °C ou + 4 °C sur les
migrations internationales. Tout
d’abord, il est très difficile d’isoler le
facteur climatique dans les causes des
migrations. Ensuite, l’essentiel des
déplacements est interne aux pays, et
donc difficile à recenser. Enfin, mi­
grer coûtant cher, l’appauvrissement
consécutif au réchauffement pour­
rait tout aussi bien réduire les flux
migratoires internationaux. Comme
l’a montré le démographe François
Héran, les flux migratoires impor­
tants concernent des pays moyenne­
ment riches, alors que les pays les
plus pauvres ont à l’inverse très peu
de migrants dans les pays développés
(« L’Europe et le spectre des migra­
tions subsahariennes », Population et
sociétés n° 558, 2018).

Influence anglo-saxonne
Le spécialiste des migrations François
Gemenne a aussi montré combien les
chiffres discordants sur les « réfugiés
climatiques » n’ont guère de fonde­
ments scientifiques et ont surtout
servi à appeler l’attention médiatique
sur le sujet (« Why the numbers don’t
add up : a review of estimates and pre­
dictions of people displaced by envi­
ronmental changes », Global Environ­
mental Change n° 21/1, 2011). Pour les
spécialistes, la notion de « réfugié cli­
matique » est tout simplement une
mauvaise notion, qui naturalise les
causes sociopolitiques des migra­
tions. Par exemple, en cas de catastro­
phe, les personnes migrent ou non en
fonction de leurs conditions socio­

économiques, de leur vulnérabilité et
des réponses institutionnelles à la
catastrophe.
Comment alors expliquer son ex­
traordinaire succès? Le personnage
clé de cette affaire s’appelle Norman
Myers. Au milieu des années 1990,
c’est sous sa plume et avec ses chiffra­
ges fantasques (50 millions de réfu­
giés climatiques en 2010, 250 millions
en 2050) que la hantise des migrants
climatiques commence à infuser
dans l’espace médiatique et politique.
Ancien administrateur colonial bri­
tannique au Kenya, devenu écologue
sur le tard, Norman Myers est consul­
tant indépendant auprès d’institu­
tions allant de l’armée américaine à la
Banque mondiale en passant par le
pétrolier Shell. Et il murmure à
l’oreille de Bill Clinton, d’Al Gore ou de
Tony Blair. En 1991, il dirige un think
tank néomalthusien, Optimum Po­
pulation Trust (rebaptisé depuis « Po­
pulation Matters »), selon lequel,
pour freiner la croissance démogra­
phique des pays riches, il faut pro­
mouvoir « l’immigration zéro », ce
qui incitera les pays pauvres privés
d’exutoire à restreindre leur propre
fertilité...
Parmi les patrons du think tank
figure aussi James Lovelock. Célèbre
pour avoir inventé la « théorie Gaïa »


  • la Terre comme être vivant –, il est
    aussi le promoteur de l’idée, nette­
    ment moins sympathique, d’« oasis
    climatiques », qu’il faudrait protéger
    à tout prix, et même militairement,
    du chaos climatique à venir et de ses
    migrants (The Vanishing Face of
    Gaia, Allen Lane, 2009). Evidem­
    ment, la Grande­Bretagne serait une
    de ces oasis. Ce genre de réflexions a
    aussi cours aux Etats­Unis où,
    depuis les années 1990, tout un éco­
    système de think tanks financé par le
    Pentagone prospère autour du chan­
    gement climatique, de la surpopula­
    tion, des migrations et des enjeux de
    sécurité nationale.
    Si la déclaration de Sibeth Ndiaye
    reflète l’influence de ces néomalthu­
    siens anglo­saxons, elle est aussi un
    prétexte bien commode pour bracon­
    ner sur les terres du Rassemblement
    national, tout en donnant l’impres­
    sion d’une certaine hauteur de vue.


Jean­Baptiste Fressoz est chargé
de recherche CNRS au centre
de recherches historiques de l’Ecole
des hautes études en sciences
sociales (EHESS)

CHRONIQUE |PAR JEAN­BAPTISTE FRESSOZ 


Les réfugiés climatiques


ont bon dos


LES DÉMOGRAPHES ONT 


BEAUCOUP DE MAL À 


ESTIMER LES CONSÉQUENCES 


D’UN MONDE À + 3°C OU 


+ 4 °C SUR LES MIGRATIONS

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