Le Monde - 03.10.2019

(Michael S) #1

8 |france JEUDI 3 OCTOBRE 2019


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E X T R Ê M E D R O I T E


Marion Maréchal,


les mots de l’extrémisme


Lors d’une convention organisée par ses proches, samedi 28 septembre, Marion Maréchal,


officiellement en retrait de la vie politique, a prononcé un discours quasiment


programmatique, dont « Le Monde » a fait analyser de larges extraits par quatre chercheurs


Je ne crois pas du tout, contrairement à ce que certains ont dé­
claré aujourd’hui, que tout soit écrit par avance. Je ne crois pas,
d’ailleurs, au sens de l’histoire de manière générale. Bien au con­
traire, je crois que le grand basculement politique auquel nous
aspirons ici ensemble s’opérera précisément par ce type d’initia­
tive, par la multiplication des îlots de résistance au sein de la so­
ciété civile. On a régulièrement parlé d’Antonio Gramsci
aujourd’hui, parce qu’il faisait référence à l’hégémonie cultu­
relle.
Antonio Gramsci a écrit un texte magnifique qui s’appelle Je
hais les indifférents. Je crois que nous devrions relire ce texte. Il
n’y a pas d’un côté ceux qui parlent et ceux qui font de la politi­
que. Ici, nous sommes des actifs, nous venons précisément combattre les indifférents
et les passifs. N’attendons pas une future victoire institutionnelle pour prendre nos res­
ponsabilités et nous engager. Elle viendra, bien sûr, cette victoire, mais uniquement si
nous l’avons préparé, et cela demande beaucoup de temps et beaucoup de méthode.
N’attendons pas que l’Etat nous sauve. Aujourd’hui, il est phagocyté par une idéologie
et des intérêts contraires à l’intérêt national. N’attendons pas non plus l’homme provi­
dentiel. L’homme et la femme providentiels, c’est chacun et c’est chacune d’entre vous.
(...) Je crois qu’il ne faut pas attendre notre rédemption des seuls partis politiques.
Créons des associations, montons des écoles, entreprenons français, consommons
français, apprenons notre histoire, défendons notre langue (...), sauvons tout ce que
nous pouvons sauver. Qui peut sincèrement imaginer que nos idées arriveront au
pouvoir sans avoir préalablement brisé les barrières partisanes d’hier? Ce que nous
commençons aujourd’hui à faire, avec la présence assez inédite dans un même événe­
ment public, et je les remercie, d’élus venant des Républicains et d’élus venant du Ras­
semblement national, entre autres choses.
Avons­nous véritablement d’autres solutions que de reconstruire et de réunir par
une vision de l’homme et de la société? Certains disaient que la métapolitique n’avait
aucun intérêt, mais d’où partons­nous? Cela fait trente ans, objectivement, que la
droite ne réfléchit plus, ne raisonne plus et n’a plus grand­chose à proposer. Je suis con­
vaincue que ce travail des idées est un préalable indispensable à la victoire politique. (...)
Nous devons bâtir sur le roc, pas sur des coups médiatiques, par les idées, par les
loyautés, par les réseaux, par des élus locaux, par des soutiens financiers, culturels, in­
tellectuels, et il y en avait beaucoup aujourd’hui, par la confiance des entreprises, par
l’appui des hauts fonctionnaires qui auront la capacité de réformer l’Etat et, bien sûr,
par des alliances en Europe.
Pour y parvenir, la première étape, c’est celle que nous avons conduite ensemble
aujourd’hui, c’est de rompre définitivement avec la droite des experts­comptables, ce
champ de ruines idéologiques qui n’a comme seule obsession que d’apparaître
moderne. Je ne comprends pas, parce que je finis par me dire qu’ils ont totalement
oublié les penseurs dont ils sont pourtant censés être les héritiers (...), et je pense
notamment à cette phrase célèbre de Gustave Thibon qui disait : « Etre dans le vent,
voilà l’ambition d’une feuille morte. » Ici, nous avons de bien plus grandes ambitions.
Ce ne sont pas seulement des ambitions de droite, ce sont des ambitions françaises. La
première, pour pouvoir avancer, étant déjà de ne pas se laisser intimider, au pays de la
raison, par tous les délires politico­médiatiques du temps. Il n’est pas simple, disons­le,
de faire preuve simplement de bon sens face à une actualité qui est devenue un vérita­
ble Gorafi géant. J’exagère à peine. Je pense que chacun d’entre vous a en tête des exem­
ples pour illustrer le propos que je viens de tenir. (...) Nous avons une grande responsa­
bilité devant l’histoire, puisque face à tous ces délires du camp progressiste, le camp
des réalistes que nous sommes a le devoir de se concentrer sur les choses importantes,
et précisément sur les grands défis du siècle qui vont déterminer l’avenir et le bien­être
de notre peuple.
J’ai arrêté cinq grands défis sur lesquels, selon moi, se jouera la place de la France au
XXIe siècle : le grand remplacement, le grand déclassement, le grand épuisement écolo­
gique, le grand basculement anthropologique et le grand affrontement des puissances.
Le premier grand défi, le plus vital, est le grand remplacement. Ce compte à rebours
démographique qui nous fait déjà entrevoir la possibilité de devenir minoritaire sur la
terre de nos ancêtres, avec pour corollaire le grand ensauvagement d’une société multi­
culturelle qui se veut fracturée et violente. Face aux droits des minorités, nous avons et
nous devons opposer fermement notre droit à la continuité historique, notre droit à
avoir le primat de notre culture française, avec tout ce que cela implique. (...)
J’adhère assez à ce que disait Gilles­William Goldnadel [avocat franco­israélien connu
pour ses positions conservatrices], qui exprimait l’idée que, finalement, nous avions
gagné cette bataille culturelle puisque dorénavant, même Emmanuel Macron qui, je le
rappelle, à l’époque avait défendu la politique migratoire d’Angela Merkel qui avait
accueilli près de 1 million d’étrangers sur son sol en quelques semaines, même lui
aujourd’hui se sent obligé d’envoyer des signaux pour expliquer qu’il comprend la
souffrance des Français sur ce sujet, et qu’il souhaite y remédier. Je vous demande
d’être attentifs parce que derrière ces mots fermes, il n’y aura aucune rupture véritable
s’il n’y a pas de réforme de la Constitution, s’il n’y a pas une refonte totale du code de la
nationalité [ française], s’il n’y a pas de réforme de la politique sociale et de dénoncia­
tion d’un certain nombre de traités internationaux, le tout en parallèle, et je vais dire
un gros mot, de la mise en place d’une politique nataliste, car je ne crois pas, et je ne

Les références
Marion Maréchal cite deux références en
début de son discours : d’abord Antonio
Gramsci (1891-1937), un penseur marxiste
italien, selon qui toute victoire politique
passe d’abord par une conquête des
esprits, qu’elle a déjà cité à de nombreuses
reprises pour expliquer son retrait de la
politique électorale. Plus loin, elle évoque
aussi Gustave Thibon (1903-2001), un intel-
lectuel catholique traditionaliste. Pour
l’historien spécialiste de l’extrême droite
Nicolas Lebourg, « le nom du philosophe
marxiste n’est, à l’extrême droite, qu’une
coquetterie permanente depuis les an-
nées 1970, mais il lui permet de prendre les
marqueurs de la nouvelle droite, en même
temps que le second nom a vocation à l’en-
raciner du côté de la droite légitimiste. Ici,
elle fait le pont entre les deux tendances ».

Grand remplacement
Marion Maréchal se réfère désormais sans complexe à
l’expression inventée par l’écrivain d’extrême droite Re-
naud Camus. « Renaud Camus était à la fête à cette “con-
vention de la droite” comme il l’est depuis plusieurs an-
nées au sein du clan Le Pen. Père, fille et petite-fille
accréditent plus ou moins ouvertement sa thématique du
grand remplacement », analyse l’historienne spécialiste
de l’extrême droite et du complotisme Valérie Igounet. Si
Marine Le Pen évite soigneusement d’utiliser l’expres-
sion et s’en est officiellement détachée, elle n’a jamais
exclu ses cadres qui la propagent, comme le sénateur
des Bouches-du-Rhône Stéphane Ravier.
Une étude de Valérie Igounet publiée en septembre 2018
montrait par ailleurs que les électeurs de Marine Le Pen
à la présidentielle de 2017 étaient les plus enclins à
croire en ce concept. « Que Marion Maréchal l’emploie
sans ambages comme premier défi en dit long sur l’état
“décomplexé” de la parole publique aujourd’hui. C’est un
symptôme de l’évolution de la société française qu’elle
pense évoquer avec ce
sujet, alors que sa tante pensait que ce serait un repous-
soir. C’est le “combat culturel” en acte : ressasser les slo-
gans et les théories, mêmes les plus complotistes, pour
qu’elles imbibent la société entière », précise la cher-
cheuse en sciences politiques Cécile Alduy. Quant à son
« corollaire » du « grand ensauvagement », comme le qua-
lifie Marion Maréchal, il est aussi très utilisé par la prési-
dente du RN. « Les grands responsables de cette situa-
tion, tout comme les dénonciations, ne changent guère :
l’immigration et l’insécurité. Un binôme mis en avant très
tôt par le Front national. Sur ces thématiques chères à
l’extrême droite, Marion Maréchal ne fait donc pas vrai-
ment dans la nouveauté. La sémantique, elle, par contre
évolue », conclut Mme Igounet.

« Métapolitique »
Marion Maréchal consacre une grande partie de
son introduction à défendre l’utilité de mener la
« bataille culturelle » hors du cadre partisan. De-
puis son départ de l’ex-FN après la présidentielle
perdue par son camp en 2017, elle explique que
ses intentions ne sont plus électorales mais « mé-
tapolitiques », c’est-à-dire orientées vers un af-
frontement des idées et non plus des urnes. De-
puis, elle a lancé une « école » de sciences
politiques à Lyon et cite très souvent Antonio
Gramsci. Mais son pseudo-retrait énerve de plus
en plus au sein de l’ex-FN, même chez les plus
sensibles à sa ligne. Le maire de Béziers, élu avec
les voix frontistes en 2014, Robert Ménard, s’en
est agacé lors de la convention. Aux débuts du
Groupement de recherche et d’études pour la ci-
vilisation européenne (Grece), pensé à la fin des
années 1960 comme une « nouvelle droite » iden-
titaire et nationaliste, rappelle l’historien Nicolas
Lebourg, « Dominique Venner [théoricien d’ex-
trême droite], dans un passage d’ailleurs repris
par Ordre nouveau [mouvement politique d’ex-
trême droite nationaliste, actif au début des an-
nées 1970], avait expliqué l’importance du com-
bat culturel par l’idée que le “pays légal” avait
absorbé “le pays réel” et qu’il fallait donc, pour
permettre un retour du nationalisme en politique,
casser l’hégémonie culturelle ». Pour M. Lebourg,
c’est moins le Grece qui a « réussi » dans cette
voie que Jean-Marie Le Pen, les livres d’Eric Zem-
mour et la « fachosphère ».

Union des droites
C’est sur cette stratégie que s’opposent Marine Le
Pen et Marion Maréchal. Contrairement à la prési-
dente du RN, qui a forgé son image politique et la
plupart de ses victoires électorales sur le « ni
droite ni gauche », Marion Maréchal défend l’union
des droites. Une stratégie très loin d’être inédite...
et qui n’a jamais fonctionné électoralement, rap-
pelle le directeur de l’observatoire des radicalités
politiques de l’Institut Jean-Jaurès, Jean-Yves Ca-
mus : « En 1983 paraît même un Guide de l’opposi-
tion édité par Patrick Buisson [ex-conseiller de
Nicolas Sarkozy], qui donne des milliers d’adresses
et de noms, une sorte d’annuaire de la droite, de
Chirac au FN en passant par les royalistes. Ça s’est
bien vendu à l’époque, c’est dire s’il y avait déjà des
gens qui essayaient de penser cette union des droi-
tes et même de la pousser à la victoire électorale.
Mais ça ne s’est jamais fait. Il y a bien eu Dreux
[en 1983, municipale lors de laquelle FN et RPR-
UDF s’allient au second tour et remportent la mai-
rie], mais c’était une élection partielle. Et, en 1986,
lors de l’entrée des 35 députés frontistes, cela n’a
jamais débouché sur rien tant ils étaient isolés. » Le
fameux cordon sanitaire. Lors de cette « conven-
tion de la droite » sont bien montés à la tribune le
député LR de l’Ain, Xavier Breton, et l’électron libre
Gilbert Collard côté RN. Jean-Yves Camus s’inter-
roge après de tels discours radicaux sur le « grand
remplacement » : « Qui, chez ceux qui ont une in-
fluence, sont élus LR ou ont des a priori sur l’assimi-
lation, sera prêt à plonger là-dedans? Peu iront jus-
que-là, du moins dans cette formulation. »

M


arion Maréchal mène un
combat incontestable­
ment politique. Peu im­
porte que son retour sur
la scène électorale soit fantasmé ou
non, sa parole est écoutée et commen­
tée, espérée autant qu’attaquée par
droite extrême et extrême droite. « Je
n’ai pas l’intention d’être candidate à la
présidentielle de 2022 », jurait­elle mardi
1 er octobre, tout en assumant dans le
même Tweet un objectif éminemment
politique : « Casser les digues partisanes. »

Et briser le cordon sanitaire qui entoure
encore fragilement le parti cofondé par
son grand­père Jean­Marie Le Pen et di­
rigé par sa tante Marine Le Pen.
Celle qui fut élue députée Front national
à 22 ans et se proclame aujourd’hui « re­
traitée » à 29 ans promet le silence à cha­
cun de ses retours médiatisés, masque
« Le Pen » de son patronyme... Elle sème
pourtant, depuis son départ de l’appareil
frontiste au lendemain de la présiden­
tielle perdue par sa tante en 2017, autant
de cailloux sur le chemin du retour. Sa­

medi 28 septembre, lors de la « conven­
tion » organisée par ses proches, Marion
Maréchal est ainsi remontée à la tribune
pour un discours programmatique.
Un discours prononcé, précision loin
d’être neutre, après celui du polémiste
Eric Zemmour, décliniste et obsédé par
l’islam, et celui du maire de Béziers Ro­
bert Ménard la pressant de se dévoiler en
affirmant que sa famille politique avait
« besoin » d’un « chef ». « Etre la vedette
d’une conférence qui consacre une vision
d’extrême droite islamophobe et xéno­

phobe, c’est valider leur vision du monde et
lancer un signal de connivence, tout en
s’épargnant d’en porter le coût médiatique.
Les discours qui l’ont précédée donnaient
la base commune de pensée qui sous­tend
sa propre idéologie », analyse Cécile Alduy,
professeure de littérature française à
Stanford (Etats­Unis) et chercheuse asso­
ciée au Centre de recherches politiques
(Cevipof) de Sciences Po.
Cette allocution d’une trentaine de mi­
nutes offre l’occasion de décrypter la ligne
radicale de Marion Maréchal, « ex­Le

Pen », à travers sa sémantique très identi­
taire, son idéologie sociétalement ultra­
conservatrice et économiquement libé­
rale et sa référence décomplexée à la théo­
rie d’extrême droite complotiste du
« grand remplacement » (selon laquelle la
population française serait progressive­
ment remplacée par une population non
européenne). Un véritable acte politique.
D’où l’importance de décrypter les mots
de celle qui revendique mener une « ba­
taille culturelle ».
lucie soullier
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