Libération - 05.10.2019 - 06.10.2019

(Steven Felgate) #1
Par
sylvain Mouillard
Photos
Iorgis Matyassy

Billet


Par
Laurent Joffrin

Les croisés du cornichon


Vade retro kebab... Pour avoir
cité au détour d’une phrase
ce plat diabolique, Sibeth
Ndiaye, porte-parole du gou-
vernement, s’est attiré les fou-
dres des gardiens de la gastro-
nomie populaire bien
française. Auparavant, quel-
ques croisés de l’Occident
chrétien, l’inénarrable Robert
Ménard en tête, avaient tiré
l’épée contre le mets satani-
que, agitant le spectre d’un
grand remplacement culi-
naire, cherchant à repousser
l’envahisseur de quelques rues
piétonnes, brandissant le jam-
bon-beurre comme une ori-
flamme contre les Sarrasins
(même si le kebab est d’origine
turco-allemande : allez com-
prendre...). Voici que la Fon-
dation Jean-Jaurès, attentive
aux évolutions de la société,
publie une mise au point sa-
vante sur «l’invasion kebab»,
appuyée sur de ­patientes re-
cherches dans les échoppes
du doner de l’horreur. Comme
on pouvait s’y attendre,
l’étude montre que le tocsin
gastronomico-xénophobe
sonné par les croisés du corni-


chon, une nouvelle fois,
­atteint les sommets du grotes-
que. Le kebab n’est qu’un des
nombreux ajouts à la cuisine
bon marché nés de la tradi-
tionnelle ouverture culinaire
française. Il y eut le couscous,
la pizza, le McDo, le rouleau
de printemps, le sashimi et
bien d’autres. Le kebab prend
son tour, bientôt suivi par
le taco. Pas plus de grand rem-
placement dans cette affaire
que de mayonnaise dans les
sushis ou de nuoc-mâm dans
les crêpes bretonnes : une op-
tion supplémentaire quand
on veut manger vite pour pas
cher, un ingrédient nouveau
dans le creuset français, qui
ne remplace rien mais s’ajoute
simplement à la panoplie de
la cuisine «ethnique». Le jam-
bon-beurre a même survécu
sans encombre. Au fond, c’est
une métaphore de l’identité
française : celle-ci ne procède
pas par soustraction mais par
addition, elle est mélange
et non intégrité. La France,
­depuis toujours, mange à tous
les râteliers : sa cuisine ne s’en
porte que mieux.•

France


S


alade, tomates, oignons : trois mots qui
claquent comme une évidence, celle
d’un tête-à-tête à venir avec un kebab.
Le sandwich d’origine turque s’est fait une
place dans le patrimoine culinaire et culturel
français. Chaque année, il s’en écoule
360 millions dans l’Hexagone (1), alors que
près d’un Français sur deux irait occasionnel-
lement «se faire un grec» (2).

révélateur de crise urbaine
Tout à la fois produit hybride et métissé, sujet
d’instrumentalisation politique pour les flip-
pés du grand remplacement gastronomique,
madeleine de Proust pour une génération de
trentenaires, casse-croûte populaire, le kebab
a eu les honneurs de la Fondation Jean-Jau-
rès, qui lui consacre une note de 25 pages sur
sa «dimension idéologique, socioculturelle et
urbanistique», dont Libé a eu la primeur. Les
trois auteurs, le journaliste Jean-Laurent Cas-

Haie doner


pour le kebab


Une étude de la Fondation


Jean-Jaurès montre


comment, depuis les


années 80, le sandwich turc


est devenu un marqueur


générationnel et économique


qui dit beaucoup de la France.


Tournée des kebabs à Flers (Orne).


16 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Octobre 2019

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