Libération - 05.10.2019 - 06.10.2019

(Steven Felgate) #1

A Flers, «ça permet à


une famille de faire une


sortie pour 30 euros»


La cité normande
rassemble la plus
grande
concentration
de kebabs
de France. «Libé»
y est allé discuter
le bout de gras.

O


n n’aurait jamais dû
rencontrer Bilal (1).
Ce midi-là, l’ado­-
lescent était collé, attrapé
par la patrouille, alors qu’il
exerçait son talent de chan-
teur et de moonwalker en
cours d’arts plastiques
(sur Remember the Time
de Michael Jackson). Le
voilà pourtant qui s’atta-
que à un taco tri-
ple viande long
comme son
avant-bras.
P o u r l u i ,
pas question
de transiger
avec le ke-
bab du mer-
credi midi.
«C’est la vie»,

tranche l’adolescent, douze
années au compteur. Les
avertissements de ses pa-
rents, qui lui disent qu’il va
devenir une «boule», Bilal
n’en a cure. Après tout, il fait
du sport. Attablée en face
de lui, Kiara s’est laissé ten-
ter par une combinaison
nuggets-frites. Pas fan du
kebab, le sandwich, mais
adepte du restaurant, pas
de doute : «C’est trop bien,
c’est là où tous les potes se
­retrouvent après avoir ter-
miné les cours.»
A Flers, dans l’Orne, les élè-
ves ne manquent pas de
choix. La ville normande
aux 15 000 habitants affiche
en effet la plus belle densité
de «grecs» en France :
6,1 pour 10 000 ha-
bitants, neuf au
total dans la
c o m m u n e.
A p a r t l e
B o s p h o r e ,
posé en péri-
phérie non
loin du super-
marché Leclerc,
10 km de la mosquée et

ORNE
Alençon

CALVADOS
EURE

SARTHE

MAYENNE

Argentan L’Aigle
Mortagne-
au-Perche
Bellême

Domfront

Flers

sely, le sondeur Jérôme Fourquet et le carto-
graphe Sylvain Manternach soulignent
d’emblée le sérieux du sujet puisque, en
France, «où la cuisine est érigée au rang d’art
de vivre et de pilier de la culture nationale,
l’alimentation revêt une forte dimension poli-
tique et identitaire». En témoignent
d’ailleurs les régulières polémiques alimen-
tées par l’extrême droite contre ce repas jugé
trop peu français (lire page 4). «Mais on vou-
lait aller au-delà de ce prisme par lequel le
kebab est arrivé dans le débat public», note
Jean-Laurent Cassely. «On l’a analysé comme
un symptôme social et économique», abonde
Jérôme Fourquet.
L’histoire française du kebab commence
dans les années 80, en Alsace. C’est là, tout
près de l’Allemagne voisine où le kebab ger-
mano-turc a été inventé lors de la décennie
précédente, que les premières échoppes
voient le jour. A la manœuvre, des immigrés
turcs. La sauce prend rapidement et le sand-
wich part à la conquête de la France, s’adap-
tant à son nouveau terrain de jeu. En région
parisienne, on le nomme plus souvent
«grec», référence aux restaurateurs hellènes
du Quartier latin qui vendent le même type
de viande à la broche. Dans l’Est, on parle
plus volontiers de «doner». Exception fran-
çaise, on le sert avec des frites, alors que les
Allemands le garnissent de divers légumes,
aubergines, poivrons, courgettes. Cas parti-
culier en Alsace, encore, où la salade est
souvent remplacée par du chou rouge.
Dans leur étude, les auteurs s’intéressent
aux terres d’élection privilégiées des broches
à viande. Ils en listent plusieurs. Les «quar-
tiers populaires de grands ensembles» où le
kebab joue désormais le rôle de «café tradi-
tionnel», resto tout autant que lieu de socia-
lisation. Les artères commerçantes des
grandes villes étudiantes, où le fast-food oc-
cupe la fonction de «cantine peu onéreuse
pour les repas de midi et les fins de soirée». Et
enfin, les cœurs des petites et moyennes vil-


les, souvent en situation de dévitalisation.
C’est à cette dernière catégorie – celle du
sandwich des «assignés à la ville» – que les
auteurs se sont intéressés. Pour eux, le res-
taurant turc est «un indice, un révélateur de
crise urbaine». Le mouvement est souvent
double. D’une part, «quand l’industrie locale
a disparu ou réduit de manière importante
ses besoins en main-d’œuvre, des membres de
la communauté turque se sont lancés dans
l’entrepreneuriat en privilégiant le BTP, le
petit commerce et la restauration» et c’est
«naturellement que certains ont opté pour les
kebabs» (lire ci-contre). D’autre part, «grâce
à son ergonomie (cuisine intégrée à la salle,
très peu franchisé, restauration peu oné-
reuse)», le kebab est un parfait «commerce
de sortie de crise», abordable et résistant.

Ringardisation
Contrairement au McDo, qui est monté en
gamme et affiche un prix de départ proche
des 9 euros (contre 5 pour un grec-frites-
boisson), voire au burger gentrifié qui a ga-
gné les brasseries, le kebab s’affiche comme
le plat bon marché et roboratif. Comme le
disait Booba, «salade, tomates, oignons à vie,
c’est de plus en plus sûr». Pour Jean-Laurent
Cassely, «c’est le sandwich de l’ouvrier, qui
doit se caler, pas jouer au bilan calorique».
Le journaliste va plus loin : «C’est le repas des
immigrés, des pauvres, jeunes, chômeurs, des
gens laissés à la marge du grand festin culi-
naire actuel.»
Le kebab saura-t-il éviter la ringardisation?
Marqueur générationnel (78 % des 18-24 ans
s’y rendent de temps en temps, contre 46 %
pour l’ensemble de la population), il a vu ap-
paraître il y a quelques années un nouveau
concurrent, le taco, que 57 % des moins de
25 ans ont déjà fréquenté. La recette? Prix
modique et bilan calorique XXL. Comme un
air de déjà-vu...•
(1) Selon le cabinet de conseil Gira.
(2) Etude de l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès.

du local de l’Amicale franco-
turque, tous ont élu domi-
cile dans le centre-ville, à
l’intérieur d’un périmètre
de 200 mètres. C’est à l’Is-
tanbul Grill que Bilal et ses
potes ont décidé de se re-
trouver pour déjeuner. Une
valeur sûre, qu’ils placent
dans leur panthéon avec le
Bosphore, justement, et le
Chicken Chips, l’étoile mon-
tante flérienne.

Banquettes
en nubuck
Derrière le néon rouge et
son «Hoşgeldiniz» («bienve-
nue» en turc), on retrouve
au comptoir Sakin, le maî-
tre kebabier, paré à trancher
des bandelettes de viande.
A l’arrière, une vaste salle
avec des banquettes en
nubuck permet de s’asseoir
et de déguster son sand-
wich, le regard planté sur
C S t a r e t s e s c l i p s e n
­continu.
«Un bon kebab, ça se repère
d’abord au fait que le cui­-
sinier porte des gants ou
non», pose Suite page 18

Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Octobre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 17

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