Libération - 05.10.2019 - 06.10.2019

(Steven Felgate) #1
«cuisinier traditionnel indo-
pakistanais» dans des éta-
blissements de la région,
avant de décider de se mettre
à son compte. Va pour le bu-
siness de la broche. Ehsan a
opté pour de la viande de
poulet, «moins grasse», mais
il sert aussi des burgers ou
des keftas. «En fait, remar-
que-t-il, c’est surtout les
­clients français (sic) qui veu-
lent des kebabs. Les autres,
les Maghrébins, les Turcs, ils
en ont trop mangé quand ils
étaient gamins et ils récla-
ment autre chose.» Sa clien-
tèle reste jeune, populaire
(«Les fonctionnaires et les
banquiers, ils ne veulent pas
toucher la nourriture avec
leurs mains») et noctambule.
C’est pour ces derniers que le
patron reste ouvert tous les
soirs de la semaine jusqu’à
23 heures, au moins. «Même
si c’est pas toujours facile de
comprendre les commandes
de ceux qui ont trop bu»,
­rigole-t-il.

«Vocation sociale»
L’horaire n’a rien d’inhabi-
tuel. Tenir un kebab, c’est
l’assurance de terminer ses
journées à des heures bien
avancées de la soirée. «Un in-
convénient majeur, notam-
ment pour la vie de famille»,
reconnaît Gulten, la pa-
tronne de l’Istanbul Grill. Le
boulot nécessite une adapta-
tion permanente, précise
un autre patron du centre-
ville, préférant garder l’ano-
nymat, qui s’est lancé «dans
l’activité kebab» après avoir
vu sa boîte de toujours, le
­fabricant de chaussures Mo-
che, fermer au début des an-
nées 2000. «Une longue his-
toire, qui avait plus d’un
siècle», soupire-t-il, nostal­-
gique. L’homme, un Turc
«humaniste, athée» et intaris-
sable sur «Constantinople,
cette Rome d’Orient», défend
sa «vocation sociale» : «Le ke-
kab, ça permet à une famille
de faire une sortie et de man-
ger pour 30 euros s’ils n’ont
pas les moyens d’aller au res-
taurant.»
Les temps sont rudes, entre
la concurrence en centre-
ville et celle des zones com-
merciales de périphérie.
«On s’est mis aux tacos, car si
tu ne te diversifies pas, tu dis-
parais», raconte notre patron
anonyme. Bientôt, il envi-
sage de proposer des assiet-
tes végétariennes. Avant,
pourquoi pas, d’imiter son
cousin, lui aussi kebabier du
côté de Brême, en Allema-
gne, et qui rencontre un
grand succès avec sa dernière
nouveauté à la carte : un ke-
bab végan.
Sylvain Mouillard
Envoyé spécial
à Flers (Orne)

(1) Le prénom a été modifié pour
d’évidentes raisons de protection.

L


e kebab, en politique, il y a ceux qui
adorent en parler (façon «j’en mange
régulièrement car je suis un Fran-
çais normal») et ceux qui adorent détester
(genre «c’est la culture française qu’on as-
sassine !»). Que la nourriture soit un objet
de communication politique, ça n’est pas
nouveau. Même si Guillaume Gomez, cui-
sinier de l’Elysée, a révélé n’avoir en réalité
cuisiné que deux fois de la tête de veau à
Jacques Chirac, qui n’associe pas ce plat
du terroir à l’ancien président?
Depuis une dizaine d’années, c’est le ke-
bab qui revient avec constance dans la
bouche des politiques français. La der-
nière fois, c’était dans celle de la porte-pa-
role du gouvernement, Sibeth Ndiaye, à
l’occasion de l’affaire François de Rugy :
«Nous avons bien conscience que nos conci-
toyens ne mangent pas du homard tous les
jours, bien souvent c’est plutôt des kebabs.»
Traduction : voyez comme nous compre-
nons bien la vie des gens ordi­naires...
Et tant pis si la réalité est un peu ­
différente : le kebab restant largement
moins ­consommé que les burgers, les

­pizzas et les sandwichs jambon-beurre,
il eût été plus indiqué d’opter pour l’un
de ces trois mets plutôt que de brandir
le sandwich turc.
Dans le camp des pro-kebab, on retrouve
le Parti socialiste qui, en 2009, a eu l’idée
d’organiser des «kebab débats», une initia-
tive un brin condescendante dans le but
pourtant respectable d’aller à la rencontre
des habitants des quartiers défavorisés.
Benoît Hamon a ensuite, à deux reprises,
fait le coup du kebab. Une première fois
lors de la campagne présidentielle de 2017,
à laquelle il était candidat, lorsqu’il a
tweeté une photo d’une barquette grec-fri-
tes, avec la mention «J’ai craqué.» Com-
prendre : je suis si normal que mon péché
mignon est un sandwich à 5 balles. La deu-
xième fois (en mai dernier lors de la cam-
pagne des élections européennes) est plus
directement politique. Le socialiste s’est
filmé à une terrasse de kebab à Béziers,

Du gras à moudre


pour les politiques


Les représentants de tous
bords n’hésitent pas à
utiliser le kebab comme
symbole, de leur proximité
avec les Français pour
certains, de leurs combats
xénophobes pour d’autres.

Olgun Jardel Ergezer, patron de l’Unik Kebab à Lille, et un de ses employés (à droite).

«Nous avons bien


conscience que nos


concitoyens ne


mangent pas du
homard tous les jours,

bien souvent, c’est


plutôt des kebabs.»
Sibeth Ndiaye porte-parole du
gouvernement lors de l’affaire Rugy

dre». Les boutiques sont as-
sez nombreuses – des frin-
gues à la décoration d’inté-
rieur –, sans oublier le cinéma
les 4 Vikings ou le marché
couvert. Le jour de notre ve-
nue, l’Orne combattante l’an-
nonce en «une» : «Charal re-
crute 30 personnes en CDI.»
Reste que la ville est passée
de plus de 20 000 habitants à
la fin des années 70 à 14 766
au dernier recensement,
en 2016... Dans le même
temps, le nombre de kebabs
est allé crescendo.
Forcément, tous rivalisent de
superlatifs pour attirer le
chaland. Rue de la Gare, le
Majestic table sur son tarif
étudiant (4,50 euros pour un
grec-frites), tandis qu’à quel-
ques pas de là le One Minute
Kebab vante son sandwich
«artisanal». Un peu plus loin,
le Chicken Chips promet le
remboursement à celui qui
viendra à bout de son «su-
prême kebab», facturé 11 eu-
ros. A Flers, la rumeur court
que seul un rugbyman local
serait parvenu à l’engloutir
intégralement. Rue de Dom-
front, le Baba kebab se dis-
tingue par sa devanture en
bois et son logo atypique, un
monsieur rigolard avec des
moustaches qui remontent
en V. A l’intérieur, une ti-
reuse à Heineken fait de l’œil
aux soiffards.
Ehsan est né à Gujrat, au Pa-
kistan, il y a cinquante-qua-
tre ans. Naturalisé français,
il est le taulier du Méditerra-
néen. Le local, d’abord oc-
cupé par une charcuterie, a
ensuite été récupéré par un
kebabier turc, avant que lui
ne s’y installe il y a quelques
années. «Depuis 2017, mon
chiffre d’affaires baisse un
peu, remarque Ehsan. Il faut
dire qu’auparavant il n’y
avait que trois kebabs en cen-
tre-ville. Maintenant, on est
huit, sans compter les sand-
wicheries. C’est un peu trop
pour une ville comme Flers.»
Il a longtemps bossé comme

Souvent, le


kebab fait office
d’amortisseur

de crise et de


reconversion


potentielle : un


commerce qui
demande une

mise de départ


modeste, vend


un produit qui


reste abordable
malgré un

pouvoir d’achat


mollasson.


Marou-
ane, élève de quatrième et au-
toproclamé «pro du kebab»,
lui qui soutient les avoir tous
testés à Flers, sauf un. «L’hy-
giène, c’est important. Après,
c’est une affaire de goûts. Moi,
je ne prends pas de salade et je
mets de la sauce algérienne.»
Son seul mauvais souvenir,
c’est la fois où il a retrouvé
«un bout de moustache» dans
son pain garni. Pas le genre
de la maison au Istanbul
Grill... D’abord parce que le
cuistot a les bacchantes invi-
sibles, et parce que Gulten,
son épouse, veille au grain.
«On fait hyper attention,
parce qu’on y mange souvent
avec nos enfants», explique la
patronne, comptable dans un
cabinet médical le jour et
«PDG» du resto le reste du
temps. Ce midi, elle est venue
filer un coup de main, ac-
compagnée de ses trois filles
et du petit dernier, un garçon
d’1 an et des poussières.
Gulten, 38 ans, ne se plaint
pas. «On travaille bien,
mieux que lorsqu’on était ins-
tallés rue de la Gare. Mainte-
nant, on est situé à un carre-
four, on nous voit de loin»,
explique cette Flérienne de
naissance, dont l’histoire
personnelle incarne celle de
bien des kebabs en France.
Elle voit le jour en 1981, un
an après l’arrivée de ses pa-
rents en provenance de Tur-
quie, venus pour travailler
dans la fonderie Sonofoque
(ex-Quéruel), qui fabriquait
des plaques d’égout visibles
dans tout l’Hexagone.
L’usine finit par fermer
en 2002, à l’image de beau-
coup d’industries du coin.
Comme souvent, le kebab
fait office d’amortisseur de
crise et de reconversion po-
tentielle : un commerce qui
demande une mise de départ
modeste, résistant aux coups
durs, vendant un produit
qui reste abordable malgré
un pouvoir d’achat mollas-
son. Gulten confirme : «Le
kebab, c’est pas cher, consis-
tant, complet, avec de la
viande et des légumes. Ici, ça
rassemble toutes les généra-
tions. Des jeunes, bien sûr,
mais aussi des travailleurs
ou des gens plus âgés, comme
ce grand-père qui avait em-
mené en sortie tous ses petits-
enfants. L’an dernier, au
­moment de la Coupe du
monde de foot, on était com-
plet tous les soirs! Et quand
les gens ont un peu de mal
pour payer, mon mari s’ar-
range avec eux...»


Devanture en bois
Rénové il y a quelques an-
nées, le centre-ville de Flers
n’offre pas l’image de ces
bourgades de taille moyenne
quasi abandonnées, aux
­vitrines commerciales pein-
turlurées de blanc et surmon-
tées d’un panneau «A ven-


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18 u France
Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Octobre 2019

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