Libération - 05.10.2019 - 06.10.2019

(Steven Felgate) #1

C


ancres : Olgun Jardel Ergezer fustige
les mauvais élèves du kebab et parmi
toutes les profanations qu’il recense,
s’est glissée une histoire d’incontinence.
L’un des secrets du mets tiendrait dans sa ca-
pacité à se retenir : si l’huile tache la feuille
sur laquelle le kebab est posé ou bien si cel-
le-ci coule sur les doigts, c’est qu’il manque
une gamme ou plusieurs de finesse. Son cas-
se-croûte est un bébé propre, qui ne pisse
pas une goutte dans son emballage et reste
sec jusqu’au dernier croc. Olgun Jardel Erge-
zer situe le savoir-faire dans sa lignée. Son
père était propriétaire d’un kebab à Roubaix
dans les années 90 et baignait dans le milieu
de l’élevage en Turquie. Il aurait toujours ac-
cordé le même respect à la bête vivante qu’à
sa carcasse en broche. Ergezer fils, l’héritier,
dit : «Un kebab est d’abord une boucherie.»

Tout sur la mystique. Il gère trois restau-
rants à Lille, lesquels consomment dix tonnes
de viande par mois. Il ramène le kebab parfait
à peu de choses. 120 grammes de barbaque
suffisent dans un pain frais pour nourrir un
homme. Au-delà, le palais se lasse et l’intestin
se débat. Le goût, rien que le goût, postulat
qui met à la retraite le temps des sandwichs

L’Unik à Lille, fine


lame de la broche


Un ancien pilier de «grecs»,
vadrouilleur du gras à Paris,
raconte sa descente dans le
restaurant lillois d’Olgun
Jardel Ergezer, réputé
meilleur kebab de France.

où le maire Robert Ménard tente de limiter
le nombre de fast-foods proposant le sand-
wich, et a posté la vidéo agrémentée d’un
message vantant la «diversité culinaire» :
selon lui, l’édile ferait «la guerre à la popu-
lation qu’il n’aime pas».
Dans le camp des anti-kebab, on trouve
des personnalités de droite et d’extrême
droite. En 2013, lors d’un meeting de Ma-
rine Le Pen, on pouvait à la buvette voir le
panneau : «Ni kebab ni burger, vive le jam-
bon-beurre.» A partir des années 2010,
plusieurs maires tentent de limiter le
nombre de restaurants de kebabs dans
leur ville, en prenant par exemple des ar-
rêtés municipaux leur permettant de pré-
empter les fonds de commerce vacants ou
de limiter la vente à emporter sur certai-
nes plages horaires, comme à Marseille
en 2017, à Pau ou à Amiens en 2019 (même
si ce dernier a été retoqué par la justice).
L’argument invoqué est souvent celui des
nuisances sonores.
Mais d’autres maires n’y vont pas par qua-
tre chemins, arguant, à l’instar de Robert
Ménard dans un texte publié sur son site
Boulevard Voltaire, que là où s’installent
de tels établissements apparaîtraient auto-
matiquement des tas de musulmans. Can-
didat aux municipales à Beaucaire, Julien
Sanchez (FN) avait promis en 2014 de s’at-
taquer à ces échoppes, selon lui trop nom-
breuses dans le centre-ville, tout comme
Michel Chassier, secrétaire départemental
du FN qui expliquait alors au New York Ti-
mes : «Ces commerces sont incompatibles
avec l’image de Blois, joyau de l’histoire de
France.» L’argument identitaire est clair
et assumé. A Béziers, Robert Ménard a
d’ailleurs été plus loin, en prenant au prin-
temps un arrêté interdisant l’usage de chi-
chas (mais pas de cigarettes ni de cigares)
dans l’espace public, entre début mai et fin
septembre, prétendument au nom du «vé-
ritable vivre ensemble».
Kim Hullot-Guiot


fourrés jusqu’à la mie, assaisonnés par le poi-
gnet du cholestérol en personne.
Unik, son enseigne, a été élue meilleure de
France quatre fois consécutivement (et sym-
boliquement) par le site Kebab-Frites. Pain
avec ­graines de sésame (comme des taches
de rousseur), frites belges (à saler soi-même),
viande parfumée aux épices (la recette com-
prend du poivron), prix abordable (autour
de 7 euros le menu) : il a tout d’un grand. On
a mordu dedans et ce
fut la confirmation
d’une théorie dont nous
avions longtemps
douté : il peut y avoir
une vie immédiatement
après avoir enquillé un
kebab, les contractions
et les paupières qui titu-
bent n’étant pas une fa-
talité.
Souvenirs : nous fûmes
jadis des vadrouilleurs
du gras et des piliers de
kebabs, dits «grecs»
dans Paris et sa périphérie. Certains soi-
gnaient l’œuvre, quand d’autres misaient
tout sur la mystique. Vous leur demandez ce
que contient la viande? Le patron esquive en
levant les yeux au ciel – «Inch’Allah». Vous je-
tez la barbaque contre le mur? Elle colle – sur
un mur orange. Il vous manque 14 centimes
pour la cannette? Le boss se tourne vers son
portrait alpagué au-dessus de la porte, en te-
nue militaire dans une forêt de pins – et vous
trouvez bon gré mal gré les 14 centimes. Au

vrai, le kebab menait une vie paisible dans les
territoires populaires jusqu’à sa surmédiati-
sation au XXIe. Le voilà aux prises avec les cli-
chés définitifs. Il est connoté festin bon mar-
ché pour citoyens ric-rac et un peu ploucs.
Chemin le plus court vers un fessier mou et
un pectoral flasque. Plaisir coupable de
l’Homme sain, qui prononce «j’ai mangé un
kebab» comme s’il avait vendu du crack à une
nonne. Bras armé huileux du grand rempla-
cement mahométan. Viande bâtarde de père
et mère inconnus. Etc, etc, etc.
Il a pourtant transcendé les classes sociales,
séduit les bourgeois au point de la jouer car-
rément «gastro» et ambassadeur dans cer-
tains arrondissements parisiens, épousé la
France d’amour et servi de bouc émissaire.
S’il sert régulièrement d’illustration pour la
bectance la plus crade, d’autres fast-foods et
restaurants rivalisent pourtant de crasse
avec les pires grecs. O.J. Ergezer, l’entrepre-
neur lillois, sourit : «On peut concevoir des
pizzas hors de prix, des burgers aussi, mais
pour le kebab, impossible. Si tu montes en
gamme et que tu fais monter un tout petit
prix, les clients ne comprennent pas.»

L’estomac en érection. Au XXe siècle, les
adresses des kebabs les plus doux, ceux qui
caressaient les narines et fessaient tendre-
ment le bide, se transmettaient par le bouche-
à-oreille. Des petits gars, estomac en érection,
faisaient des voyages insensés pour leur faire
honneur. Des argots de tous les coins de la ré-
gion s’entremêlaient au comptoir des tauliers
les plus doués. Le grec-frites entre nos pognes
avait des allures de boules de feu. Cette
­époque sacralisait encore la double compé-
tence. Sans quantité, il ne pouvait y avoir de
qualité. Dit autrement : le bon grec était celui
qui ne considérait pas «ras-le-bord», «rajoute,
tranquille», «mets encore», «ah ouais, y’a
rien-là...» comme des gros mots. Les livreurs
à vélo d’aujourd’hui n’auraient pas pu appor-
ter ça à domicile sur leur bécane. Trop lourd.
Ils seraient devenus bossus.
Révolution : au XXIe siècle, la ruée vers l’or
a ancré la déviance. D’abord, le kebab serait
le business à la fois le plus simple et le plus
lucratif. Des bras cassés de la bouffe ont ou-
vert des commerces qui faisaient fi du res-
pect, innocemment ou pas. Pain à moitié dé-
congelé, oignons coupants texture ongles,
barbaque velue, frites sorties d’une huile
bleu nuit. Et puis, les mêmes à-peu-pristes
ont élargi leur palette. A la longue, des ensei-
gnes affichent des dizaines de plats, qui vont
du grec-frites aux pâtes bolognaise, en pas-
sant par les tacos. On tasse trois, quatre vian-
des dans un même pain sans doigté aucun,
et deux, trois sauces
pour les noyer. Hérésie
totale, bras d’honneur
définitif au goût, crachat
au visage des puristes du
kebab. O.J Ergezer en
appelle à la logique la
plus sommaire : on ne
peut assurer partout,
c’est impossible.
Son restaurant du cen-
tre-ville a une devanture
d’opticien : «On ne vou-
lait pas de nom connoté,
pas de drapeau. Ça ap-
partient à tout le monde.» Deux broches tour-
nent du matin au soir. Schisme des viandes :
le poulet d’un côté, le bœuf de l’autre. Il parle
du boulanger qui le livre le matin, de la future
recette vegan, des contrôles d’hygiène qu’il
sollicite lui-même. La page Facebook d’Unik
se veut la preuve ultime de transparence. Il
dit : «Tu sais le kebab, c’est un métier.»
Ramsès Kefi
Envoyé spécial à Lille
Photos Adrien SELBERT

de VilleHôtel
ParcJ.-B.
Lebas

Citadelle

Champde
Mars

VaubanJardin

Gare TGVLille-
Flandres

Cimetièrede l’Est

Foirede
Lille
MaréchalPlace du
Leclerc

BourseVieille

ND de laTreille

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la Bassée

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Unik Kebab

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