Libération - 05.10.2019 - 06.10.2019

(Steven Felgate) #1

éditorial


Par
Laurent Joffrin


Retenue


La prudence observée
jeudi par les grands mé-
dias, dont Libération, était
parfaitement justifiée. Il
était hors de question de
battre la campagne dans
les commentaires sur les
événements dramatiques
survenus à la préfecture de
police de Paris à partir de
faits qui restaient à établir.
Seules des bribes d’infor-
mations – non confir-
mées – étaient parvenues
aux ­rédactions. C’est avec
la même rigueur qu’il faut
juger la situation créée par
les premiers éléments
­d’enquête fiables divulgués
vendredi par les autorités.
S’ils sont confirmés et
complétés par la suite
des investigations, le sort
cruel de quatre fonction-
naires de police tués dans
l’exercice de leurs fonc-
tions ­ressortit bien de
la terreur islamiste. C’est
en tout cas le sens de la
­saisine du ­Parquet anti­-
terroriste, qui ouvre une
enquête sur un assassinat
commis «en ­liaison
avec une entreprise
­terroriste». Dans cette
­hypothèse, qu’il s’agisse
de la soudaine radicalisa-
tion d’un individu à l’équi-
libre mental précaire ou
d’un acte mûri de longue
main – l’enquête devra
le dire – le cauchemar de
la violence islamiste se
prolonge. Qui plus est,
cette violence insensée
a frappé de l’intérieur le
cœur du dispositif de sécu-
rité. Selon les dires d’un
syndicaliste de la police,
c’est «un séisme dans le sé-
isme». Comment le tueur
a-t-il pu passer inaperçu?
Sa détection était-elle pos-
sible quand on a en tête
l’exemple d’autres crimes
commis par des assassins
soudainement passés à
l’acte, sans que rien ne le
laisse prévoir? Ces ques-
tions taraudent dès au-
jourd’hui les responsables
policiers. Certains
­démagogues instruisent
bruyamment le procès
de l’Etat, alors même que
­l’enquête n’en est qu’à
son début. La décence
commande plutôt la rete-
nue. Avant de savoir si
les policiers sont coupables
de quoi que ce soit, ils
sont aujourd’hui des
­victimes.•


I


ls étaient loin d’imaginer l’horreur qui allait
survenir à la mi-journée, lorsque Mickaël
Harpon s’est saisi de son couteau pour tuer
quatre personnes, et en blesser grièvement une
cinquième. Mais dès jeudi matin, les collègues
les plus immédiats de l’informaticien de 45 ans
ont tiqué devant son attitude «confuse» et «agi-
tée». Il ne ressemblait alors plus à l’homme
«calme» et «affable» que la Direction du rensei-
gnement de la préfecture de police de Paris
(DRPP) a longtemps connu.

Paroles incohérentes
Vendredi soir, après de longs échanges avec son
homologue parisien, le Parquet national antiter-
roriste (Pnat) a décidé de se saisir de la suite des
investigations, offrant ainsi une coloration au
dossier. Plusieurs éléments ont pesé en ce sens.
D’abord, l’achat par Mickaël Harpon, le matin de
la tuerie, d’une lame en céramique de 33 centimè-
tres, scellant la préméditation de son acte. En ou-
tre, le natif de Fort-de-France (Martinique) a
adressé un dernier SMS à sa femme, auquel cette
dernière a répondu par une allusion à Dieu. Enfin,
Harpon se serait converti à l’islam il y a bien plus
que dix-huit mois, dans une relative discrétion,
car ce choix était inconnu de certains de ses supé-
rieurs, qui assurent n’avoir jamais décelé chez lui
une quelconque radicalité. «Il est absolument ver-
tigineux de découvrir aujourd’hui l’ensemble de

ces éléments. Mais s’il s’avère que Mickaël Harpon
a élaboré son acte au contact de réseaux terroris-
tes, et que la DRPP, en son sein, n’a rien vu venir,
on est face à un très, très gros problème...» euphé-
misait, vendredi soir, une source sécuritaire haut
placée. Autrement dit, il va planer au-dessus de
l’enquête, qui ne fait que commencer, un climat
de très haute tension.
Malgré tout, de nombreuses sources mainte-
naient leurs appels à «la plus grande prudence»
vendredi. «Notre lucidité de policier nous amène
à n’exclure strictement aucune hypothèse», a no-
tamment déclaré, devant les médias, le préfet de
police de Paris, Didier Lallement. «Les investiga-
tions sont extrêmement difficiles à mener, car le
profil de Mickaël Harpon demeure insaisissable,
avertit un policier spécialisé. Nous recueillons
d’une heure à l’autre des témoignages parfaite-
ment contradictoires. L’imbrication entre les
troubles psychiatriques et la propagande jiha-
diste est parfois spectaculaire. Qui travaille sé-
rieusement sur ces sujets se rappelle évidemment
de la personnalité également très volatile du tueur
de la promenade des Anglais, Mohamed La-
houaiej-Bouhlel [86 morts et 458 blessés
le 14 juillet 2016, ndlr].»
Placée en garde à vue, la femme de Mickaël Har-
pon a en effet relaté «le comportement inhabi-
tuel» de son compagnon la nuit précédant la tue-
rie. En proie semble-t-il à des accès délirants, le

Martiniquais aurait proféré une longue litanie
de paroles incohérentes entre 3 heures et 4 heu-
res du matin. Avec, parfois, selon au moins un
témoin, des références explicites à Dieu. Ces der-
niers mois, Mickaël Harpon pratiquait sa foi à la
mosquée de Gonesse (Val-d’Oise). Il s’y rendait
régulièrement le matin, habillé d’un vêtement
religieux, avant de gagner son bureau sur l’île de
la Cité. Mais là encore, rien ne trahissait dans son
attitude un endoctrinement jihadiste.

«Criblage» de sa vie privée
Dès jeudi, les policiers se sont lancés dans l’ana-
lyse de son répertoire téléphonique. Selon nos in-
formations, plusieurs numéros s’y trouvant con-
duiraient à des personnes impliquées dans la
mouvance salafiste. En sus, les enquêteurs dé-
cryptaient ses appareils numériques, l’informati-
cien ayant pu masquer ou chiffrer de la documen-
tation jihadiste. En revanche, la perquisition
menée au domicile du couple n’a révélé ni arme
ni serment d’allégeance. A la préfecture de police,
où il travaillait depuis 2003, il était adjoint admi-
nistratif de catégorie C. Pour obtenir ce poste «ha-
bilité secret-défense», il avait dû se soumettre à
un «criblage» de sa vie privée, censé garantir la
probité requise pour avoir accès à des données
sensibles. Selon le préfet de police, Didier Lalle-
ment, «il était en règle avec les obligations inhé-
rentes à ce type d’habilitation».•

Par Willy Le Devin Photo Albert Facelly

Événementfrance


Préfecture


de Paris


La piste


terroriste


Au lendemain de l’attaque à l’arme


blanche qui a fait quatre morts, jeudi,


le Parquet national antiterroriste


s’est finalement saisi du dossier.


Les enquêteurs décryptent l’ensemble


des contacts téléphoniques de l’assassin,


afin de détecter un potentiel réseau.


2 u Libération Samedi 5 et Dimanche 6 Octobre 2019

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